Relation d’un voyage du Levant/21

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Relation d’un voyage du Levant, fait par ordre du Roy
Imprimerie Royale (Tome IIp. 420-479).

Lettre XXI.

À Monseigneur le Comte de Pontchartrain, Secretaire d’Etat et des Commandemens de Sa Majesté, etc.

Monseigneur,

Voyage de To­cat & d’AngoraNous commençames à tourner tout de bon le dos au Levant le 12 Septembre, et quoique nous fussions au fond de la Natolie, il nous sembloit que nous voyions les pointes des clochers de France, dés que nous eûmes pris le parti de nus approcher de la Mediterranée. Nous n’allâmes pourtant ce jour-là qu’à un mille d’Erzeron avec une partie de la Caravane qui s’assembloit pour Tocat, et nous partîmes le lendemain 13 Septembre pour les Bains d’Elija où le reste des Marchands s’étoient rendus. Ces eaux nous parurent plus chaudes que celles d’Assancalé, et que celles des environs du grand Monastere d’Erzeron.

Le 14 Septembre nous marchâmes depuis 5 heures du matin jusques à midi par des pays plats, mais si secs et si brûlez qu’on n’y trouvoit ni plantes ni graines. Nôtre Caravane n’étoit que d’environ 400 personnes, presque tous Armeniens qui conduisoient des soyes à Tocat, à Smyrne et à Constantinople. On partit le 15 à cinq heures et demi, et l’on campa vers le midi sur cette branche de l’Euphrate qui passe par la plaine d’Erzeron sous le pont d’Elija. Nous l’avions toujours côtoyée à gauche, mais la campagne nous parut bien plus rude que celle du jour précedent ; ce ne sont que rochers qui déterminent l’Euphrate à couler vers le couchant. Les bords de cette riviere sont couverts d’une belle espece d’Epine-vinette, plus haute que la nôtre, et que l’on distingue par son fruit. C’est une grappe à sept ou huit grains cilindriques, longs d’environ 4 lignes sur deux lignes d’épais, noirs, couverts d’une fleur semblable à celle des prunes fraîches, pleins d’un suc violet moins aigre et beaucoup plus agréable que celui de l’Epine-vinette. L’arbrisseau dont nous parlons a les feüilles longues d’environ deux pouces sur prés de 10 lignes de largeur, aigrelettes et dentées. Le bois en est jaune, garni d’épines dures, quelques-unes simples, et les autres à deux ou trois piquans. Cette plante a levé de graine dans le Jardin du Roy.

Le 16 Septembre on marcha depuis quatre heures et demi du matin jusques à une heure aprés midi, dans une vallée étroite, desagréable, inculte, où l’on ne trouve qu’un seul Caravanserai, et où l’Euphrate qui coule toujours vers l’Oüest fait plusieurs détours. Nous fûmes obligez de passer deux fois cette riviere, ayant appris par une Caravane composée de 24 Chameaux, qu’il y avoit beaucoup de voleurs sur le chemin de Tocat. A cette nouvelle nous nous rassemblâmes pour tenir Conseil, et il fut décidé qu’on tâcheroit de faire la meilleure contenance qu’il seroit possible. On ne manqua pas de mettre dans le centre de la marche tous les chevaux chargez de soye, et nous nous trouvions tantôt parmi eux, et tantôt à l’arriere garde. On arriva sur les 11 heures à l’entrée d’une vallée encore plus étroite, et tandis que nous nous retranchions sur la pente de la colline à la veüe de ce coupe-gorge, on détacha trois fusiliers pour aller reconnoître le passage ; heureusement ils rapportérent qu’ils n’avoient veû que trois ou quatre cavaliers armez qui se retiroient dans les montagnes, ainsi nous passâmes le défilé sans dire mot et le plus promptement que nous pûmes. C’est dans cet endroit-là que l’Euphrate fait un coude considérable vers le Midi pour s’approcher de l’autre de ses branches, laquelle passe à Mammacoutum. Nous continuâmes nôtre route vers le Sud-Oüest, et fûmes obligez de camper à demi heure du défilé, presque à mi-côte d’une montagne assez rude, dans une solitude affreuse où l’on ne voit ni village ni Caravanserai ; on eut même assez de peine à trouver des bouzes de vaches pour faire boüillir la marmite.

Le 17 Septembre nôtre route fut courte, mais fort incommode ; on passa sur une montagne toute pelée, au pied de laquelle on entre dans une vallée bien cultivée, où nous campâmes aprés 4 heures de marche, auprés de Caraboulac village assez joli. Nous fûmes joints ce jour-là par une Caravane de Marchans de soye, aussi forte que la nôtre ; elle étoit partie d’Erzeron deux jours aprés nous, mais elle avoit fait plus de diligence, sur le bruit qui couroit qu’un Pacha Mansoul s’étoit mis à la tête des voleurs. Cette recruë nous fit plaisir et nous partîmes tous ensemble de Caraboulac sur les 5 heures du matin pour venir à Acpounar autre village où nous arrivâmes à une heure aprés midi. La route seroit assez commode, n’étoit qu’il faut passer par une montagne fort élevée et toute découverte.

Le 18 Septembre on partit à 4 heures du matin pour n’aller pourtant pas bien loin, car nous campâmes sur les 8 heures et trois quarts auprés d’un ruisseau qui coule vers l’Oüest. Il est vrai que nous passâmes sur une montagne couverte de Pins, dont la descente est fort rude, et qui conduit dans une vallée étroite et tortuë, sur la gauche de laquelle on voit le reste d’un vieux Aqueduc à arcades arrondies qui paroît assez ancien. Nous passâmes ce même jour la riviere qui va se jetter dans la mer Noire à Vatiza ; cette riviere vient du Midi, au lieu que dans nos Cartes on la fait couler du côté de l’Est.

Le 19 Septembre on continua de marcher au Nord-Oüest, dans une autre vallée fort étroite, aprés quoi nous entrâmes dans une assez-belle plaine à l’Oüest, où coule un agréable ruisseau sur le bord duquel est le village de Sukmé. Un peu en deçà de ce village, à droite du grand chemin, se voyent deux morceaux de colonnes antiques, sur le plus petit desquels il y a des caracteres grecs fort anciens, que la peur des voleurs nous empécha d’examiner ; et d’ailleurs l’inscription nous en parut tres usée. Peut-être qu’elle fait mention du nom de quelque ancienne ville sur les ruines de laquelle Sukmé a eté bâti. Aprés une route de cinq heures et demi, on campa auprés d’un autre village appellé Kermeri.

La marche du 20 Septembre fut de 7 heures, et nous nous arrêtames à Sarvoular autre village bâti de même que Kermeri, c’est à dire fort pauvrement. A la descente de la montagne et à l’entrée d’un coupe-gorge, on découvrit cinq ou six voleurs à cheval, qui se retirérent, sur ce que nous les menacions de tirer sur eux. On mit pied à terre en tenant le fusil, les pistolets, le sabre ou la lance à la main ; car nous avions dans nôtre troupe des gens armez de toutes ces differentes pieces, mais il y en avoit peu qui fussent bien résolus de s’en servir ; pour moi j’avoüe franchement que je ne me sentois pas l’ame guerriere ce jour-là. Les balles de soye étoient au milieu de la marche, et les cavaliers les plus lestes s’étoient partagez à la tête et à la queuë. Quelques voleurs parurent à un quart de lieuë de là sur les hauteurs voisines ; cependant nous ne laissâmes pas d’entrer dans une petite plaine terminée par un vallon, à l’entrée duquel s’étoient postez 15 ou 20 de ces voleurs, qui nous voyans venir en bon ordre, jugerent à propos de se retirer. Ces malheureux sont des montagnards qui volent quand ils se trouvent les plus forts, et qui n’ont pas l’esprit de s’entendre ni de bien faire leurs parties. Il est certain que s’ils nous avoient attaquez avec fermeté, ils auroient enlevé la moitié des balles de soye. Quelques voleurs de nuit qui se mêlerent avec nous sur le matin, dans le temps qu’on chargeoit les balles, furent bien plus habiles, car ils détournérent deux mulets avec leur charge, et l’on n’en entendit plus parler. Les montagnes par où nous passâmes sont couvertes de taillis de charmes, parmi lesquels on voit des Pins, de la Sabine et du Geniévre. Les Melons d’eau sont excellens dans tous ces quartiers-là ; les meilleurs ont la chair rouge-pâle, et les graines rouge-brun tirant sur le noir ; les autres ont la chair jaunatre et la graine noire ; les moins sucrez ont la chair blanche.

Le 21 Septembre nous partîmes à 5 heures du matin, et passâmes sur la plus haute, la plus rude et la plus ennuyeuse montagne du pays, toujours sur nos gardes de peur des voleurs. La veûe d’une infinité de Plantes rares nous consoloit de nos allarmes ; ces Plantes naissent parmi le Chêne commun, le Saule musqué, l’Alisier, le Tamaris, les Pins, l’Epine-vinette à fruit noir.

Le 22 Septembre nous ne découvrîmes depuis 5 heures du matin jusques à midi, que des roches fort escarpées, toutes de marbre blanc, ou de jaspe rouge et [et] blanc, parmi lesquelles coule avec rapidité, du levant au couchant, la riviere de Carmili. Nous eûmes pour gîte un mauvais Caravanserai, ou plutôt une grange dans laquelle nous trouvâmes une banquette haute de trois pieds, sur quoi chacun êtendit son équipage. Les Turcs ne portent qu’un tapis pour tout meuble de nuit. Ce lieu n’étoit éclairé que par des ouvertures plus petites que les fenêtres des chambres des Capucins. Nous fûmes heureux de trouver cette retraite, car outre qu’il plût presque tout le jour, il tombe aussi de la grêle pendant toute la nuit. Nous observâmes ce jour-là des Amandiers sauvages qui sont beaucoup plus petits que l’Amandier commun, mais leurs branches ne sont pas terminées par un piquant comme celles de l’Amandier sauvage qui naît en Candie. Les feüilles de l’espece dont nous parlons, n’ont que quatre ou cinq lignes de large sur un pouce et demi de long, et sont de même couleur et de même tissure que celles de nos Amandiers. Le fruit du sauvage est à peine de 8 ou 9 lignes de long sur 7 ou 8 lignes de large, mais il est tres-dur. Le noyau est moins amer que celui de nos amandes ameres, et sent le noyau du fruit du Pescher. On voit aussi dans ces quartiers-là une espece de Micocoulier qui me parut fort remarquable.

Cet arbre ne vient guere plus haut qu’un Prunier, mais il est plus touffu ; ses branches ont le bois blanc avec l’écorce vert-brun ; ses feüilles sont plus roides et plus fermes que celles de nôtre Micocoulier, plus petites, plus épaisses, moins pointuës, longues ordinairement d’un pouce et demi, assez semblables à celles du Pommier, mais de la tissure de celle du Micocoulier ; elles sont vert-brun en dessus, vert-blanchatre en dessous, de saveur d’herbe, dentées sur les bords, et l’une des oreilles de leur base est plus petite et plus basse que l’autre. Les fruits naissent dans les aisselles de ses feüilles, longs de 4 lignes presque ovales, jaunes, tirans sur le brun quand ils sont bien meurs. Leur chair est jaunatre, douce mais stiptique, le noyau est verd et renferme une graine moëlleuse comme l’espece commune.

Le 23 Septembre nôtre marche fût de 8 heures et demi ; on trouva à la sortie du Caravanserai une montagne fort haute, fort rude et toute pelée ; mais nous entrâmes ensuite dans une grande et belle Plaine où nous campâmes auprés d’un village appellé Curtanos. Le 24 nous partîmes à 4 heures du matin de la plaine de Curtanos, et passâmes sur une montagne et dans des vallées fort rudes où coule, à droite du chemin, une riviere toute rouge par le grande quantité de Bol qu’elle détrempe. Elle serpente par des défilez fort dangereux où à peine des bêtes de somme peuvent passer les unes aprés les autres. Ces défilez nous conduisirent enfin au pied d’autres montagnes toutes herissées de pointes, sur la plus haute desquelles est bâtie la ville de Chonac ou Couleisar, petite Place disposée en amphitheatre, et terminée par un vieux château. La riviere, qui paroît toute sanglante, passe au bas de la montagne et rend le passage encore plus affreux. Les environs sont horriblement escarpez, mais on change tout d’un coup de situation, car passé Chonac on entre dans une des plus belles vallées d’Asie, remplie de vignobles et de vergers. Ce changement auquel on ne s’attend pas naturellement, fait un contraste fort agréable qui dure jusqu’à Agimbrat ou Agimourat petite ville à une heure et demi de Chonac. Agimbrat est sur une montagne semblable à un pâté écrasé, au pied duquel passe la même riviere. Un rocher s’éleve à côté de la ville, sur lequel est un ancien château ruiné qui gardoit anciennement ce passage de la vallée. Nous ne vîmes que des belles Plantes pendant toute cette journée ; les vignobles sont mêlez de Peschers, d’Abricotiers, et de Pruniers. Nôtre gîte fut tres-agréable, c’est un beau Caravanserai au pied de la riviere, à double nef comme la grande Sale du Palais à Paris, la voute est de pierre de taille, et les arcades sont bien cintrées ; mais ce bâtiment qui est d’une beauté surprenante pour le pays, n’est éclairé que par des lucarnes, et l’on y loge sur une banquette qui regne tout autour de chaque nef. Pour nous qui aimions le frais, nous allâmes coucher dans la cour où nous ne laissions pas de nous ressentir encore des grandes chaleurs de la journée ; mais nous fûmes obligez d’abandonner nôtre gîte une heure avant le jour, et de venir respirer l’air infecté du soufle de tous les chevaux et des mulets de la Caravane, car le froid nous avoit engourdis, et malheureusement nous n’avions pour toute boisson que de l’eau à la glace. Comme il n’y a que des Turcs dans le pays, ils vendent leur vin en gros aux Armeniens, et aprés que la vente est faite on y mourroit faute d’en trouver la valeur d’un demi septier ; nous nous en consolâmes en mangeant des raisins, quoiqu’ils fussent molasses et trop doux. On nous dit que ces vignes étoient de peu d’apparence et de peu de rapport.

Le 25 Septembre nous suivîmes la même vallée depuis 5 heures du matin jusqu’à 8, la riviere rouge couloit à nôtre droite, mais nous la quittâmes à un village qui occupe presque tout le fond de la vallée ; cette riviere tire vers le Nord et va se jetter, à ce qu’on nous dit, dans quelqu’une de celles qui se dégorgent dans la mer Noire. C’est dequoi nous ne nous embarrassions pas beaucoup, parceque les marchands des Caravanes ne donnent pas de grands éclaircissemens sur ces sortes de matieres ; mais nous étions fort inquiets de sçavoir quel chemin nous prendrions, parce qu’on ne voyoit, quelque part que l’on jettât la veüe, que l’ouverture par où la riviere s’échape. Nos Armeniens nous montrérent bientôt la route, et la tête de la Caravane commença à monter sur la plus haute montagne que nous eussions encore passée depuis Erzeron. On y voit beaucoup de Chênes et de Pins, mais la descente en est affreuse, et l’on campa dans une espece d’abîme au pied de quelques autres montagnes un peu moins élevées.

Ces montagnes produisent de belles especes d’Azarolier, il y en a qui sont aussi gros que des Chênes. Leurs tronc e l’écorce gersée et grisatre, les branches touffuës et étenduës sur les côtez. Les feüilles sont disposées par bouquets, longues de deux pouces et demi sur 15 lignes de large, vert-pâle, luisantes, légerement veluës des deux côtez, découpées ordinairement en trois parties jusque vers la côte, et ces parties sont dentées fort proprement sur les bords, assez semblables à celles de la Tanaisie ; la partie qui termine les feüilles est encore recoupée en trois parties. Les fruits naissent deux ou trois ensemble au bout des jeunes jets, et ressemblent à des petites Pommes d’un pouce de diametre, arrondies en cinq coins en côte de Melon, légerement velus, vert-pale tirant sur le jaune, avec un nombril relevé de 5 feüilles longues de 4 lignes, larges d’une ligne et demi, et dentées de même que les feüilles de l’arbre : on voit même quelquefois une ou deux de ces feüilles sortir de la chair du fruit ou de son pedicule. Ce fruit quoi qu’agréable, ne l’est pas autant que l’Azarole, mais je crois qu’il seroit excellent s’il étoit cultivé. Non seulement les Armeniens en mangérent tant qu’ils purent, mais ils en remplirent leurs besaces. Le centre de ce fruit est occupé par cinq osselets longs de quatre lignes, arrondis sur le dos, un peu aplatis sur les côtez, aigus du côté qui regarde le centre du fruit, tres-durs et remplis d’une moëlle blanche. Cet arbre n’a point de piquans, ses feüilles sont fades et d’un goût mucilagineux.

Les autres especes d’Azarolier ont le fruit rouge et ne different entre elles que par la grosseur de leurs fruits, dont quelques-uns ont un pouce de diametre, et les autres n’ont que 7 ou 8 lignes d’épaisseur. Ces sortes d’arbres qui ne sont pas plus hauts que nos Pruniers, ont le tronc gros comme la cuisse, couvert d’une écorce grisatre et comme gersée. Les branches en sont touffuës, terminées par des piquans fermes, noirâtres et luisans. Les feüilles naissent par bouquets, semblables à celles de l’Azarolier, longues d’un pouce et demi, vert-pâle, veluës, cotonneuses des deux côtez, découpées en trois parties, dont celle du milieu est refenduë en trois, et celle des côtez recoupée en deux. Les fruits naissent 4 ou 5 ensemble, relevez de cinq coins arrondis, rouges, velus, avec un nombril garni de cinq feüilles pointuës ; ils sont aigrelets et plus agréables que celui de l’espece précedente ; leur chair est jaunâtre et renferme cinq osselets fort durs remplis d’une moëlle blanche.

Le 26 Septembre nous partîmes sur les cinq heures, et nous ne nous arrêtames qu’à midi ; ce ne fut pas sans nous ennuyer car on marche toujours dans la même vallée qui, pour ainsi dire, est à ondes et de laquelle on croit sortir à tout moment, quoiqu’elle fasse tant de tours et de détours, que nous y campâmes encore ce jour-là sur le bord d’une riviere. On voit, sur ce chemin, des Tombeaux de pierre bâtis à la Turque sans mortier. On nous asseûra qu’on y avoit enterré des pauvres marchands assassinez, car cette route étoit autrefois une des plus dangereuses de l’Anatolie ; présentement les gens du pays qui de temps en temps dévalisent quelques petites Caravanes, tirent sur les voleurs étrangers et les ont presque tous dissipez ; ils ont pour maxime que chacun doit voler sur ses terres, ainsi l’on risqueroit beaucoup d’y passer sans bonne escorte ; d’ailleurs le pays est fort agréable, et j’ay oublié de dire que depuis Erzeron nous avions veû une infinité de perdrix sur les chemins.

Outre le Chêne commun et celui qui porte la Velanede, on en voit de plusieurs autre especes dans cette vallée, et sur tout de celle dont les feüilles ont 3 ou 4 pouces de long sur deux pouces de large, découpées presque jusqu’à la côte, d’une maniére qui approche assez des découpures de l’Acanthe. La côte est vert-pâle et commence par une queüe longue de 7 ou 8 lignes, mais les feüilles sont lisses et vert-brun en dessus, blanchatres en dessous ; leurs découpures sont quelquefois incisées en trois parties à la pointe. Les glands naissent ordinairement deux à deux par plusieurs paires, entassez les uns sur les autres et attachez sans pedicule contre les branches. Chaque gland est long de 15 lignes, sur 8 ou 9 lignes de diametre, et déborde de moitié hors de sa calotte, arrondi et terminé par un petit bec. La calotte a 15 ou 16 lignes de diametre, haute d’environ un pouce, garnie de filets en maniére de perruque, longs de demi pouce, sur tout vers les bords, recoquillez les uns en haut les autres en bas, comme frisez, épais de demi ligne à leur base, mais qui diminuent jusques au bout. On trouve sur les mêmes pieds quelques glands plus courts et presque ronds. Les feüilles de cete arbre sont d’un goût fade et mucilagineux.

Nôtre route du 28 Septembre fut de 8 à 9 heures, presque toujours dans la même vallée, laquelle aprés s’être élargie et retrécie en plusieurs endroits, s’ouvre enfin en une espece de plaine inculte où nous observâmes les mêmes especes de Chênes. La riviere jusques-là couloit toujours à nôtre gauche, nous la passâmes à gué à une heure du gîte, et la laissâmes à droite dans la même plaine. Une partie de la Caravane alla coucher ce jour-là à Tocat. On nous fit camper auprés d’un village appellé Almous au milieu des Chênes à grandes et à petites feüilles. Parmi plusieurs Plantes rares nous y observâmes la Sauge à faucilles larges et frisées, le Geniévre à fruit rouge, le Fusain, l’Aulne, le Cournoüillier, le Terebinthe commun, le Melilot, la Pimprenelle, la Chicorée sauvage, la Sarriette, l’Ambroisie, la Fougere femelle et je ne sçai combien de plantes fort communes ; mais rien ne nous fit plus de plaisir que cette belle espece de Thapsie dont Rauvolf a donné la figure sous le nom de Gingidium Dioscoridis. En voici la description.

Sa racins n’a qu’une ligne d’épais, blanchâtre, longue de trois ou quatre pouces, garnie de quelques fibres. La tige de la pluspart des pieds que nous trouvâmes dans les champs, n’avoit gueres plus d’un empan de haut, tortuë, épaisse d’une ligne, accompagnée de feüilles semblables à celles du Scandix Cretica minor C. B. longues de 2 ou 3 pouces, lesquelles enveloppement la tige par une espece de gaine de demi pouce de long. Les ombelles sont larges d’un pouce et demi, entourez à la base de cinq feüilles découpées de même que les autres, longues seulement de sept ou huit lignes, pliées en goutiere à leur naissance. Chaque rayon est encore terminé par deux feüilles semblables qui accompagnent les fleurs ; elles étoient passées aussi-bien que les graines que nous amassâmes à terre en quantité. Ces graines sont ovales et plattes.

Le 28 Septembre nous montâmes à cheval à une heure aprés minuit, et arrivâmes à Tocat sur les 10 heures. Aprés avoir passé par des vallées fort étroites et couvertes de Chênes, nous retrouvâmes nôtre riviere et la passâmes encore deux fois, elle s’appelle Tosanlu et se jette dans l’Iris des anciens, que les Turcs nomment Casalmac. Enfin on entre dans une vallée plus grande et plus belle que les autres, laquelle conduit à Tocat ; mais cette ville ne paroît que lors qu’on est arrivé aux portes, car elle est située dans un recoin au milieu de grandes montagnes de marbre. Ce recoin est bien cultivé et rempli de vignobles et de jardins qui produisent d’excellens fruits ; le vin en seroit merveilleux s’il étoit moins violent.

La ville de Tocat est beaucoup plus grande et plus agréable qu’Erzeron. Les maisons sont mieux bâties et la pluspart a deux étages ; elles occupent non seulement le terrein qui est entre des collines fort escarpées, mais encore la croupe de ces mêmes collines en maniére d’amphitheatre, en sorte qu’il n’y a pas de ville au monde dont la situation soit plus singuliere. On n’a pas même negligé deux roches de marbre qui sont affreuses, herissées, et taillées à plomb, car on voit un vieux château sur chacune. Les ruës de Tocat sont assez bien pavées, ce qui est rare dans le Levant. Je crois que c’est la necessité qui a obligé les bourgeois à les faire paver, de peur que les eaux des pluyes, dans le temps des orages, ne découvrissent les fondemens de leurs maisons et ne fissent des ravins dans les ruës. Les collines sur lesquelles la ville est bâtie, fournissent tant de sources que chaque maison a sa fontaine. Malgré cette grande quantité d’eau on ne pût pas éteindre le feu qui consuma, quelque temps avant nôtre arrivée, la plus belle partie de la ville et des fauxbourgs. Plusieurs marchands en furent ruinez, car leurs magasins étoient pleins dans ce temps-là ; mais on commençoit à la rebâtir, et l’on esperoit que les marques de l’incendie n’y paroîtroient bientôt plus. On trouve assez de bois et de materiaux autour de la ville.

Il y a dans Tocat un Cadi, un Vaivode, un Janissaire Aga, avec environ mille Janissaires et quelques Spahis. On y compte vingt mille familles Turques, quatre mille familles d’Armeniens, trois ou quatre cens familles de Grecs, douze Mosquées à minarets, et une infinité de chapelles Turques. Les Armeniens y ont sept Eglises, les Grecs n’ont qu’une méchante chapelle, quoiqu’ils se vantent qu’elle a eté batie par l’Empereur Justinien. Elle est gouvernée par un Metropolitain dépendant de l’Archevêque de Nicsara, ou pour mieux dire, de Neocæsarea anvienne ville presque ruinée, à deux journées de Tocat.

Nicsara est encore la Metropole de Cappadoce, et l’on n’oubliera jamais que dans le troisiéme siécle elle a eû pour Pasteur Saint Gregoire Thaumaturge, ou le faiseur de Miracles. Niger et quelques autres Geographes n’ont pas eû raison de confondre cette ville avec Tocat. L’Archevêque de Nicsara a la cinquiéme place parmi les Prelats qui sont sous le Patriarche de Constantinople.

Outre les soyes du pays qui sont assez considérables, on consomme à Tocat, tous les ans, 8 ou 10 charges de celles de Perse. Toutes ces soyes s’employent en petites etoffes, en soye à coudre, ou à faire des boutons. Ce commerce est assez bon ; mais le grand negoce de Tocat est en vaisselle de cuivre, comme Marmites, Tasses, Fanaux, Chandeliers, que l’on travaille fort proprement et que l’on envoye ensuite à Constantinople et en Égypte. Les ouvriers de Tocat tirent leur cuivre des mines de Gumiscana, qui sont à trois journées de Trebisonde et de celles de Castamboul qui sont encore plus abondantes, à dix journées de Tocat du côté d’Angora. On prepare encore à Tocat beaucoup de peaux de maroquin jaune, que l’on porte par terre à Samson sur la mer Noire, et de là à Calas port de Valachie. On y en porte aussi beaucoup de rouges, mais les marchands de Tocat les tirent du Diarbec et de la Caramanie. On nous assura qu’on teignoit les peaux jaunes avec le Fustet, et les rouges avec la Garance. Les toiles peintes de Tocat ne sont pas si belles que celles de Perse, mais les Moscovites et les Tartares de la Crimée s’en contentent. Il en passe même en France, et ce sont celles que nous appellons Toiles du Levant. Tocat et Amasia en fournissent plus que tout le reste du pays.

Il faut regarder Tocat comme le centre du commerce de l’Asie mineure. Les Caravanes de Diarbequir y viennent en dix-huit jours ; un homme à cheval fait le chemin en douze. Celles de Tocat à Synope mettent six jours ; les gens de pied y vont en quatre jours. De Tocat à Prusse les Caravanes employent vingt jours, les gens à cheval y arrivent en quinze. Celles qui vont en droiture de Tocat à Smyrne, sans passer par Angora ni par Pruse, sont vingt-sept jours en chemin avec des mulets, et quarante jours avec des chameaux, mais elles risquent d’être maltraitées par les voleurs. Une partie de nôtre Caravane partit pour Prusse, et l’autre pour Angora, dans le dessein d’aller à Smyrne et d’eviter les voleurs. Nos Armeniens nous asseûrérent qu’ils gagoient beaucoup plus à faire voiturer leur soye à Smyrne, car ils ne l’avoient achetée à Gangel sur la frontiere de Perse, qu’à raison de vingt écus de Batman ; en sorte que vendant le même poids à Smyrne, sur le pied de trente écus, ils gagnoient trois écus sur chaque Batman, déduction faite de tous les frais qu’ils sont obligez de faire pendant leur route. Ce gain est tres considérable, parce qu’un Batman ne pese que 6 Oques, c’est à dire 18 livres 12 onces ; et la charge d’un cheval étant du poids de 600 livres, et celle d’un chameau de 1000, il y a, tout bien supputé, 100 écus à gagner sur chaque charge de cheval, et 500 livres sur celle d’un chameau. Les marchands qui font conduire dix charges de soyes gagnent donc mille écus par cheval, et cinq mille livres par chameau, sans compter le profit qu’ils font sur les marchandises dont ils se chargent au retour.

Tocat dépend du gouvernement de Sivas où il y a un Pacha et un Janissaire-Aga. Les Grecs de cette Province payent quatre mille billets de Capitation. Sivas, suivant leur tradition, est l’ancienne ville de Sebaste, que Pline et Ptolomée placent dans la Cappadoce. Cette ville n’est qu’à deux journées de Tocat vers le Midi, et Amasia, autre ancienne ville, est à trois journées de Tocat vers le Nord-Oüest ; mais ces deux villes, quoi qu’anciennes, sont bien plus petites que Tocat. Sivas est peu de chose aujourd’hui, et ne seroit presque pas connuë si le Pacha n’y faisoit sa résidence. Ducas qui a écrit l’Histoire Byzantine depuis Jean Paleologue jusques à Mahomet II. asseûre que Bajazet pris Sivas en 1394. Tamerlan l’assiégea peu de temps aprés, et d’une maniere si singuliere, que nos Ingenieurs ne seront pas fâchez d’en apprendre le détail.

Tamerlan fit creuser les fondemens des murailles de la Place, et les soûtenir par des pieces de bois à mesure qu’on en tiroit les pierres. Les ouvriers passoient par des soûterreins dont l’ouverture étoit à plus d’un mille de la ville, sans que les habitans en eussent le soupçon. Lorsque l’ouvrage fut fini, il les fit sommer de se rendre. Ces pauvres assiegez qui ne sçavoient pas le risque qu’ils couroient, parce qu’ils ne voyoient pas leurs murailles endommagées, crurent qu’ils pouvoient se deffendre encore quelque temps, mais ils furent bien étonnez de les voir tomber tout d’un coup, aprés qu’on eût mis le feu aux pieces de bois qui les soûtenoient. On entra dans la ville, et le carnage fût épouventable ; ceux qui en échapérent, perirent par un suplice inconnu jusques à ce temps-là. On les garrota de telle sorte, que la tête se trouvant engagée entre les cuisses, le nez répondoit à leur fondement : dans cette attitude on les jettoit par douzaine dans des fosses qu’on couvroit de planches, et ensuite de terre pour les laisser mourir à petit feu. La ville fut razée, et l’on ne l’a pas rétablie depuis, quoiqu’elle ait conservé sa dignité.

Il y auroit de belles choses à dire sur Amasia, mais ce n’est pas ici l’endroit, j’ajoûte seulement que Strabon le plus fameux de tous les Geographes anciens, quoi-qu’originaire de Créte, étoit natif de cette ville. Je ne sçai pas s’il a parlé de Tocat, tous les Grecs de la ville à qui nous en demandâmes l’ancien nom, nous asseûrerent qu’elle s’appelloit autrefois Eudoxia ou Eutochia : ne seroit-elle point la ville d’Eudoxiane que Ptolomée marque dans la Galacie Pontique ? Paul Jove appelle Tocat Tabenda, apparemment qu’il a crû que c’étoit la ville que ce Geographe appelle Tebenda. On trouveroit peut-être le veritable nom de Tocat sur quelqu’unes des Inscriptions qui sont, à ce qu’on nous dit, dans le Château ; mais les Turcs nous en refusérent l’entrée. On venoit de taxer les Armeniens Catholiques de cette ville, ensuite d’une grande persécution qui s’étoit excitée contre eux à Constantinople ; ainsi l’on regardoit par tout l’Asie les Francs de bien plus mauvais œil qu’on n’a coutume de faire.

Aprés la sanglante bataille d’Angora où Bajazet fût fait prisonnier par Tamerlan, Sultan Mahomet qui aprés l’interregne et la mort de tous ses freres, regna paisiblement sous le nom de Mahomet I ; ce Sultan, disje, qui étoit un des fils de Bajazet, passa à l’âge de 15 ans, le sabre à la main, avec le peu de troupes qu’il pût ramasser, au travers des Tartares qui occupoient tout le pays, et vint se retirer à Tocat dont il joüissoit avant le malheur de son pere qui l’avoit prise quelque temps auparavant ; ainsi cette ville se trouva la capitale de l’Empire des Turcs ; et Mahomet I ayant défait son frere Musa ou Moyse, fit mettre dans la prison de Tocat, appellée la grosse Corde, Mahemet Bay et Jacob Bay qui étoient engagez dans le parti de son frere. Il paroît par là que cette ville ne tomba pas pour lors en la puissance de Tamerlan, mais que ce fut sous Mahomet II. Jusuf-Zes Begue, Géneral des troupes de Usum-Cassan Roy des Parthes, ravagea cette grande ville, dit Leunclaw, et vint fondre sur la Caramanie. Sultan Mustapha, fils de Mahomet le deffit en 1473. et l’envoya prisonnier à son pere qui étoit à Constantinople.

Nous cherchâmes inutilement compagnie pour aller à Cesarée de Cappadoce. Cette ville n’est qu’à six journées de Tocat et n’a pas changé de nom, puisque les Grecs l’appellent Kesaria depuis le temps de Tibere qui en fit changer les anciens noms d’Euzebia et de Mazaca. Cesarée eut l’avantage d’avoir pour Pasteur le Grand S. Basile, et son Archevêque occupe aujourd’hui le premier rang parmi les Prelats qui sont soumis au Patriarche de Constantinople. On nous asseûra qu’il y avoit des Inscriptions à Cesarée qui faisoient mention de S. Basile, mais nous ne pûmes pas nous écarter de la campagne de Tocat. Cette campagne produit de fort belles Plantes, et sur tout des végétations de pierres qui sont d’une beauté surprenante. On trouve des merveilles en cassant des cailloux, et des morceaux de roches creuses revêtuës de cristallisations tout a fait ravissantes. J’en ay dans mon Cabinet qui sont semblables à l’écorce de citron confite, quelques-unes ressemblent si fort à la nacre de perle, qu’on les prendroit pour ces mêmes coquilles petrifiées ; il y en a de couleur d’or, qui ne different que par leur dureté, de la confiture qu’on fait avec l’écorce d’orange coupée en filets.

La riviere qui passe par Tocat n’est pas l’Iris ou le Casalmac, comme les Geographes le supposent, c’est le Tosanlu qui passe aussi à Neocesarée, et c’est sans doute le Loup dont Pline a fait mention, et qui va se jetter dans l’Iris. Cette riviere fait de grands ravages dans le temps des pluyes, et lorsque les neiges fondent. On nous asseûra qu’il y avoit trois rivieres qui s’unissoient vers Amasia, le Couleisar-sou, ou la riviere de Chonac, le Tosanlu, ou celle de Tocat et le Casalmac ; cette derniere retient son nom jusques à la mer.

Nous partîmes de Tocat pour Angora le 10 Octobre 1701, avec une Caravane composée de nouveaux venus, et de celle que nous avions suivie jusques à Tocat. Ces nouveaux venus avoient mis 24 jours à venir de Gangel à Erzeron, et par conséquent allongé leur marche de 6 jours pour éviter la Douanne de Teflis où l’on fait payer des droits tres-considérables. Ils conduisoient 75 chevaux ou mulets chargez de 150 bales de soye, qui pesoient chacune 26 Batmans. Sortant de Tocat on entre dans une belle plaine où la riviere serpente ; c’est peut-être la plaine que Paul Jove appelle les Champs des Oyes, où se donna la bataille entre les troupes de Mahomet II, et celles d’Uzum-Cassan Roy de Perse.

Aprés quatre heures de marche on campa auprés du village d’Agara, dans le cimetiere duquel se voyent quelques morceaux de colomnes et de corniches anciennes de marbre blanc et d’un beau profil, mais sans inscriptions. Toutes les montagnes des environs sont de marbre comme celles de Tocat. Pour ce qui est du Bol, je ne doute pas qu’il n’y soit fort commun, car il y a des endroits escarpez et taillez à plomb qui sont d’un rouge vif, semblable à celui des roches, dont parle Paul Jove, dans les cavernes desquelles se retira Techellis fameux Mahometan, disciple d’Hardual grand Interprete de la Loi, pour y vaquer non seulement à la meditation et à la priere ; mais aussi pour éviter les persécutions de ceux qui s’opposoient à la doctrine de son Maître.

Le 11 Octobre nous continuâmes nôtre route dans la plaine de Tocat, laquelle se retrécit à six milles en deçà de Turcal, et s’élargit ensuite à mesure qu’on en approche. Turcal est une belle Bourgade à 15 milles d’Agara, située autour et sur la pente d’une colline escarpée, séparée des autres, terminées par un vieux château, et moüillée au pied par la riviere de Tocat. Tout ce quartier est plein de beaux vignobles ; les champs y sont bien cultivez, les villages frequens, et les bouts de colomnes antiques assez communs dans les cimetieres ; ce qui marque bien que le pays étoit autrefois peuplé par des gens aisez. Passé Tocat on n’entend plus parler de Curdes ; mais bien de Turcmans, c’est à dire d’une autre espece de voleurs encore plus dangereux, en ce que les Curdes dorment la nuit, et que les Turcmans volent jour et nuit. Nous campâmes pourtant sans crainte dans la plaine à une demi lieuë au-dessous de Turcal. On entra le lendemain dans une vallée assez étroite, bornée par une montagne considérable d’où l’on descend dans une autre vallée étranglée et tortuë où nôtre Caravane s’arrêta. Tout le pays est agréable et couvert de bois, mais les Pins et les Chênes y sont plus petits qu’ailleurs. La riviere de Tocat tire vers le Nord à Turcal, et va se jetter dans le Casalmac vers Amasia. Nous la laissâmes à droite pour suivre la route d’Angora, et ne trouvâmes rien de considérable pendant le reste du chemin jusques à la ville. On entendoit chanter les perdrix, et le gibier de toutes les especes y est tres abbondant, de même que dans tout le reste de la Natolie.

Le lendemain nous ne vîmes que des Chênes et des Pins pendant neuf heures de marche. Tantôt ce sont de petites vallées, et tantôt des montagnes d’une hauteur considérable. On n’y voit qu’une plaine assez jolie où est le village de Geder sur une petite riviere du même nom. Passé le village ce ne sont plus que rochers escarpez à droite et à gauche, garnis de quelques bouquets de bois.

Le 14 Novembre le paysage fut le même que celui du jour precedent, mais la marche ne fut que d’environ 5 heures. On campa dans une plaine assez agréable auprés du village d’Emar-Pacha. Tous les Tithymales étoient couverts d’une petite espece de Buccinum fort jolie, longue seulement d’un pouce, sur trois ou quatre lignes de diametre, presque cilindrique, grisatre, tournée en vis à neuf pas, et terminée par une pointe obtuse. La bouche de cette coquille est plus remarquable que tout le reste, car elle est tournée à droite, longue de deux lignes et demi, pointuë en bas, arrondie vers le haut et garnie de deux ou trois dens. Cette coquille est commune dans les Isles de l’Archipel, et Columna en a fait graver une qui ressemble fort à celle dont nous parlons. Quoiqu’il ne paroisse pas extraordinaire qu’une coquille ait la bouche tournée à droite ou à gauche, cependant il est certain que l’Auteur de la nature a fait si peu de coquilles avec la bouche et les pas du limaçon tournez à droite, que les curieux les recherchent avec soin. Parmi tant d’especes de Buccinum qui sont dans mon Cabinet, il n’y en a que trois ou quatre dont la bouche et les pas de la vis soient tournez dans ce sens-là ; sçavoir la petite dont nous parlons, une autre espece d’environ deux pouces de long sur un pouce d’épais, jaune-luisant, ou marbrée par bandes obliques fauves et jaunatres avec le tour de la bouche blanc. La plus considérable est toute fauve, haute de cinq pouces sur deux pouces d’épaisseur avec la bouche sans rebord, au lieu que les autres ont la bouche relevée d’un rebord, et que leur limaçon est à huit ou neuf pas.

Le 14 Octobre on marcha dans des défilez horribles qui aboutissent à une plaine assez belle. Aprés huit heures de marche on campa au dessous de Siké. Le lendemain nous fîmes dresser nos tentes auprés de Tekia autre village à 4 heures du premier et dans la même plaine. Tout le pays est riant et bien cultivé. Les Poiriers sauvages y sont couverts de Guy ; et j’observai sur leurs troncs, quelque dure qu’en fut l’écorce, la premiere germination de leurs graines, que je cherchois depuis long temps et que je n’avois pas eû occasion de voir en France où cette plante est si commune. Ces graines, qui ont la figure d’un cœur, étoient hors de leurs coëffes, et s’étoient attachées par leur glu sur les troncs et sur les branches de ces arbres, dans le temps que les vents ou quelqu’autre cause les faisoit tomber. Chaque graine étoit couchée sur le côté, de telle sorte que la pointe de la radicule commençoit à se planter dans l’écorce, tandis que les yeux de la même graine se développoient et germoient. Tout cela me confirma dans la pensée que j’ai proposée touchant la multiplication du Guy dans mon Histoire des Plantes qui naissent aux environs de Paris.

La marche du 17 Octobre fut d’environ douze heures. Nous ne passâmes ce jour-là que par de petites vallées couvertes de Chênes et de Pins. Le lendemain la décoration fut bien differente, car nous marchâmes pendant neuf heures dans un pays assez plat, peu cultivé, sans bois, ni brossailles, et relevé de quelques buttes remplies de sel fossile. Ce sel qui se cristallise dans les fonds où l’eau de la pluye croupit, assaisonne le suc de la terre, et lui fait produire des plantes qui aiment le bord de la mer, comme sont les especes de Soude et de Limonium. J’ai remarqué la même chose sur la montagne de Cardone, située sur les frontieres de Catalogne et d’Aragon, laquelle n’est qu’un effroyable bloc de sel.

Le 19 Octobre nous quittâmes le pays salé pour rentrer dans des vallées et des plaines couvertes de plusieurs sortes de Chênes. On campa tout prés du village de Beglaise aprés sept heures de marche. La route du lendemain fut de 12 heures dans des plaines entrecoupées de buttes garnies de bois de chênes, qui ont les feüilles semblables aux nôtres, quoiqu’ils ne montent guere plus haut que ceux de nos taillis. Nous passâmes ce jour-là à gué la riviere d’Halys ou le Casilrimac des Turcs, qu’une montagne toute opposée au grand chemin oblige de prendre son cours vers le Nord. Le Casilrimac n’est pas profond, mais il nous parut aussi large que la Seine à Paris, et l’on nous asseûra qu’il ne passoit qu’à une journée de Cesarée. Du haut de la montagne nous tombâmes, pour ainsi dire, dans un horrible fond, et nous nous arretâmes au village de Courbaga. De là jusques à deux lieües d’Angora le pays est rude et desagréable. Nous arrivâmes dans cette celebre ville le 22 Octobre, aprés quatre heures de marche, par une vallée assez-bien cultivée en quelques endroits.

Angora ou Angori, comme prononcent quelques-uns, et que les Turcs appellent Engour, nous réjoüit plus qu’aucune ville du Levant. Nous nous imaginions que le sang de ces braves Gaulois qui occupoient autrefois les environs de Toulouse et le pays qui est entre les Cevenes et les Pyrenées, couloit encore dans les veines des habitans de cette place. Ces génereux Gaulois trop resserrez dans leurs terres, par rapport à leur courage, partirent au nombre de trente mille hommes pour aller faire des conquêtes dans le Levant, sous la conduite de plusieurs Chefs dont Brennus étoit le principal. Tandis que ce Géneral ravageoit la Grece et qu’il pilloit le Temple de Delphes où il y avoit des richesses immenses, vingt mille hommes de cette armée passérent dans la Thrace avec Leonorius, qui s’appelloit sans doute Leonorix comme Gaulois, et que je nommerois volontiers Leonor pour m’accommoder à nôtre Langue. On en peut dire de même de l’autre Chef qui le suivit : les Auteurs Latins l’appellent Lutarius du mot Lutarix, lequel répond bien mieux à nos anciennes terminaisons gauloises.

Ces deux Chefs soumirent tout le pays jusques à Byzance, et descendirent sur l’Hellespont. Ravis de ne trouver l’Asie séparée de l’Europe que par un bras de mer, ils députérent à Antipater, qui commandoit sur la côte d’Asie, et qui pouvoit s’opposer à leur passage. Comme la chose traînoit, et qu’apparemment Antipater ne croyoit pas pouvoir s’accommoder de tels hostes, les deux Roys se séparérent. Leonorius retourna à Byzance. Lutarius receut quelque temps aprés une Ambassade de Macedoniens, députez par Antipater sur deux vaisseaux et trois chaloupes. Pendant qu’ils observoient les troupes Gauloises, Lutarius ne perdit pas de temps, et les fit passer jour et nuit en Asie sur ces bâtimens. Leonorius ne tarda pas d’entrer en Bithynie avec les siennes, invité par le Roy Nicomede, qui se servit fort utilement de ces deux corps de Gaulois pour combattre Zipœtes, qui occupoit une partie de ses États.

Les Gaulois jettérent la terreur par toute l’Asie, jusques vers le Mont Taurus, comme nous l’apprend Tite-Live que je suis pas à pas dans cette expedition. Des vingt mille Gaulois qui étoient partis de Grece, il n’en restoit pourtant gueres plus de la moitié, mais tout cedoit à leur valeur, et ils mirent tout le pays à contribution. Enfin comme il y avoit trois sortes de Gaulois parmi eux, ils partagérent leurs conquêtes de telle sorte, que les uns s’arrêterent sur les côtes de l’Hellespont ; les autres habitérent l’Eolide et l’Ionie ; et les plus fameux, qu’on appelloit les Tectosages, penétrant plus avant s’étendirent jusques au Fleuve Halys, à une journée d’Angora qui est l’ancienne ville d’Ancyre. Ce Fleuve est representé sur une Medaille de Geta, sous la forme d’un vieillard à demi couché, tenant un roseau de la main droite. Ainsi nos Toulousains occupérent la grande Phrygie jusques à la Cappadoce et à la Paphlagonie, et tout le pays où ils s’établirent fut nommé Galatie ou Gallo-Grece, comme qui diroit la Grece des Gaulois. Strabon asseûre qu’ils divisérent leurs conquêtes en quatre parties, que chacune avoit son Roy et ses Officiers de Justice et de Guerre ; et sur tout qu’ils n’avoient pas oublié de rendre la Justice au milieu des bois de Chênes, suivant la coûtume de leurs ancêtres : il ne manquoit pas de ces sortes d’arbres autour d’Ancyre. Pline fait mention de plusieurs peuples qui se trouvoient parmi les Gaulois, et qui peut-être portoient les noms de leurs Chefs ; il y a apparence que c’étoient plutôt de gros Regimens de la même nation.

Memnon rapporte que les Gaulois Trocmiens bâtirent la ville d’Ancyre, mais je crois que le passage de cet Auteur est corrompu dans l’extrait que Photius en a laissé ; car outre qu’ils s’étoient établis sur les côtes de la Phrygie, Pline dit précisément qu’Ancyre étoit l’ouvrage des Tectosages. L’Inscription suivante qui se lit sur une colomne enchassée dans la muraille de cette ville, entre la porte de Smyrne et celle de Constantinople, ne fait mention que des Tectosages, et leur fait beaucoup d’honneur.

Η ΒΟΥΛΗ ΚΑΙ Ο ΔΗ Senatus populusque
ΜΟΣ ΣΕΒΑΣΤΗ Sebastenorum
ΝΩΝ ΤΕΚΤΟΣΑ Tectosagum
ΓΩΝ ΕΤΙΜΗΣΕΝ honoravit
Μ. ΚΟΚΚΗΙΟΝ
ΑΛΕΞΑΝΔΡΟΝ ΤΟΝ
ΕΑΥΤΩΝ ΠΟΛΙΤΗΝ
ΑΝΔΡΑ ΣΕΜΝΟΝ ΚΑΙ
ΤΩΝ ΗΘΩΝ ΚΟΣΜΙΟ
ΤΗΤΙ ΔΟΚΙΜΩΤΑΤΟΝ
M. Cocceium
Alexandrum
Ciuem suum
uirum honorabilem
Et morum elegantia
Spectabilissimum.


D’ailleurs quand Manlius Consul Romain eut deffait une partie des Gaulois au Mont Olympe, il vint attaquer les Tectosages à Ancyre. Il y a apparence que ces Tectosages n’avoient fait que rétablir cette ville, puisque long-temps avant leur venuë en Asie, Alexandre le Grand y avoit donné audiance aux Députez de Paphlagonie. Il est surprenant que Strabon qui étoit d’Amasia, n’ait parlé d’Ancyre que comme d’un Château des Gaulois, lui qui vivoit sous Auguste, auquel on avoit consacré au milieu d’Ancyre ce bel édifice de marbre dont on parlera plus bas. Apparemment que Strabon n’étoit pas content des Gaulois, qui peut-être avoient maltraité les habitans d’Amasia. Tite-Live rend plus de justice à Ancyre, et l’appelle une Ville illustre.

De tous les Roys d’Asie, Attalus fut le seul qui s’opposa vigoureusement aux entreprises des Gaulois, et qui eut l’avantage de les battre, mais ils se soutinrent puissamment jusques à la deffaire d’Antiochus par Scipion. Les Gaulois composoient la meilleure partie des troupes de ce Prince, et se flattoient même que les Romains ne penétreroient pas jusques dans leurs terres ; mais le Consul Manlius, sous pretexte qu’ils avoient assisté Antiochus, leur déclara la guerre, et les deffit au Mont Olympe. Il penetra jusques à Ancyre qu’il prit, selon Zonare, et les obligea d’accepter la Paix aux conditions qu’il voulut. Les quatre Provinces de Galatie furent réduite à trois, comme dit Strabon, ensuite à deux, puis à un seul Royaume, dont Dejotarus fut pourveû par les Romains ; son fils Amyntas lui succeda. Enfin Lelius Marcus subjugua la Galatie sous Auguste ; elle fut réduite en Province et Pylemene fils d’Amyntas en fut dépoüillé. Le nom de Pylemene, étoit si commun aux Roys de Paphlagonie, que cette Province avoit eté appellée Pylemenie. Ainsi finit l’Empire des Galates qui avoient rendu tributaires jusques aux Roys de Syrie ; ces Galates sans lesquels les Roys d’Asie ne pouvoient pas faire la guerre, et qui conservoient la majesté des Roys, pour me servir des termes de Justin.

L’Empereur Auguste avoit sans doute embelli Ancyre, puisque Tzetzes l’en appelle le fondateur, et ce fut apparemment par reconnoissance que les habitans lui consacrérent le plus grand monument qui soit encore en Asie. Vous jugerez, Msgr, de la beauté de cet édifice par le dessein que vous m’avez ordonné d’en faire graver. Il étoit tout de marbre blanc à gros quartiers, et les encoigneures du Vestibule qui subsiste encore, sont alternativement d’une seule piece à angle rentrant en maniére d’équerre, dont les côtez ont trois ou quatre pieds de long. Ces pierres d’ailleurs sont attachées ensemble par des crampons de cuivre, comme il paroît par les trous où ils étoient enchassez ; les maîtresses murailles ont encore 30 ou 35 pieds de haut. Pour la façade elle est entierement détruite, il ne reste plus que la porte par où l’on entroit du Vestibule dans la maison. Cette porte qui est quarrée, a 24 pieds de haut sur 9 pieds 2 pouces de largeur, et ses montans qui sont chacun d’une seule piece, sont épais de 2 pieds 3 pouces. C’est à côté de cette porte, qui est tout chargée d’ornemens, que l’on grava il y a plus de dix-sept cens ans, la vie d’Auguste en beau latin, et en beaux caracteres. L’Inscription est à trois colomnes à droite et à gauche ; mais outre les lettres effacées, tout est plein de grands trous semblables à ceux qu’auroient pû faire des boulets de canon ; et ces trous que les paysans ont fait pour arracher les crampons, ont emporté la moitié des caracteres. Les paremens des pierres sont des quarrez barlongs fort propres, et d’un pouce de saillie. Sans compter le Vestibule, cet édifice est dans œuvre de 52 pieds de long, sur 36 pieds et demi de large. Il y reste encore trois fenêtres grillées, de marbre à grands carreaux semblables à ceux de nos fenêtres. Je ne sçai pas de quelle matiere ces carreaux étoient garnis, si c’étoit de pierre transparente ou de verre.

On voit dans l’enceinte de cet édifice les ruines d’une pauvre Eglise de Chrétiens, auprés de deux ou trois méchantes maisons, et de quelques escuries à vaches. Voilà à quoi se réduit le monument d’Ancyre, lequel n’étoit pas un Temple d’Auguste, mais une maison publique ou le Prytanée où se faisoient les repas lors des grands fêtes des jeux publics que l’on celebroit souvent dans cette ville, comme il paroît par les Médailles de Neron, de Caracalla, de Dece, de Valerien le vieux, de Gallien et de Salonine. Les legendes marquent les jeux auxquels on s’exerçoit.

On découvriroit peut-être quelque chose de plus particulier touchant cet edifice, si l’on pouvoit déchifrer plusieurs Inscriptions grecques que l’on avoit gravées sur les murailles en dehors, car ce bâtiment étoit sans doute isolé. On trouve présentement ces Inscriptions dans les cheminées de quelques maisons de particuliers, où elles sont couvertes de suye ; ces maisons sont adossées à la maîtresse muraille à droite.

L’Inscription dont nous avons parlé ci-devant, où la vie d’Auguste est décrite, se trouve dans le Monumentum Ancyranum Gronovii, on la peut voir aussi dans Gruter. Leunclaw la receut de Clusius, qui outre la grande connoissance qu’il avoit des Plantes, possedoit bien aussi l’Antiquité ; et Faustus Verantius qui communiqua ce precieux morceau à Clusius, l’avoit receû de son oncle Antoine Verantius Evêque d’Agria et Ambassadeur de Ferdinand II à la Porte. Ce Prelat la fit transcrire en passant par Angora. Busbeque la fit copier, et croit que la maison, dont on a parlé, étoit un Pretoire, plutost qu’une maison destinée pour les Festins pendant les jeux publics.

Tout ce que l’on vient de dire montre assez qu’Ancyre étoit une des plus illustres villes du Levant. Ses habitans étoient les principaux Galates que Saint Paul honora d’une de ses Lettres ; et les Conciles qu’on y a tenus ne la rendent pas moins recommendable parmi les Chrétiens, que les autres actions qui s’y sont passées. Il paroît par les Médailles d’Ancyre, qu’elle se soutint avec honneur sous les Empereurs Romains. Il y en a de frappées aux têtes de Neron, de Lucius Verus, de Commode, de Caracalla, de Geta, de Dece, de Valerien, de Gallien, de Salonine. Ancyre prit le nom d’Antoniniane en reconnoissance des bienfaits dont Antonin Caracalla l’avoit comblée. Elle fut déclarée Metropole, c’est à dire Capitale de Galatie sous Neron, et n’a jamais quitté ce titre. Il en est fait mention sur une Médaille d’Antinoüs, de Jules Saturnin l’un de ses Gouverneurs. Il est nommé dans l’Inscription suivante qui est sur un marbre enclavé dans les murailles de cette ville. Gruter la rapporte ainsi :

ΑΓΑΘΗΙ ΤΥΧΗΙ

Bonæ fortunæ

Η ΜΗΤΡΟΠΟΛΙΣ

Metropolis

ΙΟΥΛΙΟΝ

Julium

ΣΑΤΟΡΝΕΙΝΟΝ

Saturninum

ΤΟΝ ΗΓΕΜΟΝΑ.

Ducem.

Le nom de Metropole se trouve aussi sur un tombeau dans le Cimetiere des Chrétiens hors de la ville.

 Λ. ΦΟΥΛΟΥΙΟΝ ΡΟΥΣΤΙΚΟΝ ΑΙΜΙ­ΛΙΑΝΟΝ ΠΡΕΣΒ. ΣΕΒΑ. ΤΗΣ ΤΡΑΥΠΑΤΟΝ Η ΒΟΥΛΗ ΚΑΙ ΔΗ­ΜΟΣ ΤΗΣ ΜΗΤΡΟΠΟΛΕΩΣ ΑΓΚΥ­ΡΑΣ ΤΟΝ ΕΑΥΤΩΝ ΕΥΕΡΓΕΤΗΝ ΕΠΙΜΕΛΟΥΜΕΝΟΥ ΤΡΕΒΙΟΥ ΑΛΕΞ­ΑΝΔΡΟΥ.

  Lucium Fulvium Rusticum Æmilianum Legatione functum ter Proconsulem Senatus Populusque metropoleos Ancyræ Benefactorem suum ; Curante Trebio Alexandro.

La suivante est gravée sur un piédestal qui sert d’auge dans le Caravanserai où nous logions.

   ΔΙΙ ΗΛΙΩ ΜΕΓΑΛΩ ΣΑΡΑΠΙΔΙ ΚΑΙ ΤΟΙΣ ΣΥΝΝΑΙΟΙΣ ΘΕΟΙΣ ΤΟΥΣ ΣΩΤΗΡΑΣ ΔΙΟΣΚΟΥΡΟΥΣ ΥΠΕΡ ΤΗΣ ΤΩΝ ΑΤΤΟΚΡΑΤΟΡΩΝ ΣΩΤΗΡΙΑΣ ΚΑΙ ΝΕΙΚΗΣ ΚΑΙ ΑΙΩΝΙΟΥ ΔΙΑΜΟΝΗΣ Μ. ΑΥΡΗΛΙΟΥ ΑΝΤΩΝΕΙΝΟΥ ΚΑΙ Μ. ΑΥΡΗΛΙΟΥ ΚΟΜΜΟΔΟΥ ΚΑΙ ΤΟΥ ΣΥΜΠΑΝΤΟΣ ΑΥΤΩΝ ΟΙΚΟΥ ΚΑΙ ΥΠΕΡ ΒΟΥΛΗΣ ΚΑΙ ΔΗΜΟΥ ΤΗΣ ΜΗΤΡΟΠΟΛΕΩΣ ΑΓΚΥΡΑΣ. ΑΠΟΛΛΩΝΙΟΣ ΑΠΟΛΛΩΝΙΟΥ.

   Jovi Soli magno Sarapidi et ejusdem
Templi Diis ; servatores Dioscuros
Pro salute Imperatorum
Et victoria et perennitate

M. Aurelii Antonini et M. Aurelii Commodi et pro universa ipsorum domo et pro Senatu Populoque metropoleos Ancyræ, Apollonius Apollonii F.

On trouve celle-ci sur les murailles d’une Tour quarrée entre la porte des Jardins et la porte d’Esset.

Caracylæam Sacerdotum principem, ex regibus ortam, filiam Metropoleos, Uxorem Julii Severi Græcorum primi.

ΚΑΡΑΚΥΛΑΙΑΝ ΑΡΧΙΕΡΕΙΑΝ ΑΠΟΦΟΝΟΝ ΒΑΣΙΛΕΩΝ ΘΥΓΑΤΕΡΑ ΤΗΣ ΜΗΤΡΟΠΟΛΕΩΣ ΓΥΝΑΙΚΑ ΙΟΥΛΙΟΥ ΣΕΟΥΗΡΟΥ ΤΟΥ ΠΡΩΤΟΥ ΤΩΝ ΕΛΛΗΝΩΝ * ΥΠΕΡΡΑ.

Le legende d’une Médaille du vieux Valerien marque qu’Ancyre étoit deux fois Neocore. Elle receut cette dignité pour la première fois sous Caracalla, et pour la seconde fois sous Valerien le vieux. Le revers de cette Médaille répresente trois Urnes, de chacune desquelles sortent deux palmes.

On appelloit Neocores, chez les Grecs, ceux qui prenoient le soin des Temples communs à toute une Province et dans lesquels on s’assembloit à l’occasion des jeux publics. La Charge de Neocore répondoit à peu prés à celle de Marguillier ; mais comme dans la suite on s’avisa de déifier les Empereur, les villes qui demandérent qu’il leur fût permis de leur dresser des Temples, aquirent aussi le nom de Neocores.

La situation d’Ancyre, au milieu de l’Asie mineure, l’a souvent exposée à de grands ravages. Elle fut prise par les Perses en 611. du temps d’Heraclius, et ruinée en 1101. par cette effroyable armée de Normands ou de Lombards, comme veut Mr du Cange, commandée par Tzitas et par le Comte de S. Gilles, qui fut ensuite connu sous le nom de Raymond Comte de Toulouse et de Provence, du temps que Baudoüin frere de Godefroy de Boüillon fut élû Roy de Jerusalem. Cette armée, qui étoit de cent mille hommes d’infanterie et de cinquante mille hommes de cavalerie, aprés l’expedition d’Angora passa le fleuve Halys ; mais elle fut si bien battuë par les Mahometans, que les Géneraux eurent de la peine à se retirer à Constantinople auprés d’Alexis Comnene.

Les Tartares se rendirent les maîtres d’Ancyre en 1239. Elle fut ensuite le premier siege des Othomans, car Orthogul pere du fameux Othomans vint s’y établir, et non seulement ses successeurs s’emparérent de la Galatie, mais encore de la Cappadoce et de la Pamphilie. Angora fut funeste aux Othomans, et la bataille que Tamerlan y remporta sur Bajazet, faillit à détruire leur Empire. Bajazet le plus fier des hommes, trop plein de confiance pour lui-même, abbandonna son camp pour aller se divertir à la chasse. Tamerlan dont les troupes commençoient à manquer d’eau, profita de cette faute et s’étant rendu maître de la petite riviere qui couloit entre les deux armées, obligea trois jours aprés Bajazet d’en venir aux mains, pour ne pas laisser perir son armée de soif. Cette armée fut taillée en pieces, et le Sultan fait prisonnier le 7 Août 1401. Aprés la retraite de Tamerlan, les enfans de Bajazet se cantonnérent où ils pûrent. Mahomet s’asseûra de la Galatie que son frere Eses lui disputoit ; il se servit de Temirte, ancien Capitaine qui avoit servi sous Bajazet ; et Temirte battit Eses à Angora et lui fit couper la tête.

Angora présentement est une des meilleures villes d’Anatolie, et montre par tout des marques de son ancienne magnificence. On ne voit dans les ruës que colomnes et vieux marbres, parmi lesquels on distingue une espece de Porphyre rougeatre piqué de blanc, semblable à celui qui est aux Pennes proche de Marseille. On trouve aussi à Angora quelques morceaux de Jaspe rouge et blanc à grosses taches, approchant de celui de Languedoc. La pluspart des colomnes sont lisses et cilindriques, quelques-unes canelées en spire ; les plus singulieres sont ovales, ornées d’une plate-bande par devant et par derriere, laquelle regne aussi tout le long du piédestal et du chapiteau. Elles me parurent assez belles pour les faire graver ; il me semble qu’aucun Architecte n’a parlé de cet ordre. Il n’y a rien de si surprenant que le perron de la porte d’une Mosquée ; il est de 14 degrez composez uniquement de bases de colomnes de marbre, posées les unes sur les autres. Quoique les maisons presentement ne soient que de boüe, on ne laisse pas d’y voir de fort belles pieces de marbre.

Les murailles de la ville sont basses et terminées par de méchans crenaux ; mais on y a employé indifferemment, colomnes, architraves, chapiteaux, bases et autres morceaux antiques entremêlez avec de la maçonnerie, principalement aux tours et aux portes lesquelles, malgré cela, n’en sont pas plus belles ; car les tours sont quarrées et les portes toutes simples. Quoiqu’on ait engagé dans ces murailles beaucoup de morceaux de marbre du costé où sont les Inscriptions, on ne laisse pas d’en lire plusieurs qui sont la pluspart grecques, quelques-unes latines, arabes ou Turques. L’Inscription suivante est tout auprés de quelques Lions de marbre fort défigurez, à la porte de Kesaria.

ΚΑΙΡΕ ΠΑΡΟΔΕΙΤΑ Salve viator.

Au dessous de ces paroles il y a une tête en bas relief, où l’on ne connoît plus rien ; mais au dessous il y a les paroles suivantes.

ΜΑΡΚΕΛΛΟΣ Marcellus
ΣΤΡΑΤΟΝΕΙΚΗ Stratonice
ΓΛΥΚΥΤΑΤΗ Γ Dulcissimæ
ΥΝ… ΜΝΗΜΗΣ Conjugi memoriæ
ΧΑΡΙΝ causa

À la porte des Jardins on lit l’Inscription qui suit.

ΑΓΑΘΗΙ ΤΥΧΗΙ

   ΤΟΡΝΕΙΤΟΡΙΑΝΟΝ, ΕΠΙΤΡΟΠΟΝ ΤΩΝ ΚΥΡΙ-
ΩΝ ΗΜΩΝ ΕΠΙ ΑΘΥΛΩΝ
ΤΟΝ ΔΙΚΑΙΟΝ ΚΑΙ ΣΕΜΝΟΝ Κ ΑΙΛΙΟΣ
ΑΓΗΣΙΛΑΟΣ ΤΟΝ ΕΑΥΤΟΥ ΦΙΛΟΝ ΚΑΙ
ΕΥΕ
........

Bonæ fortunæ
Tornitorianum curatorem Domi-
norum nostrorum
........
justum et illustrem. C. Ælius
Agesilaus amicum suum et
    beneficum.

Nous leûmes au delà de la Tour, où l’on passe pour aller à la Porte d’Esset, sur une colomne enchassée dans la muraille, les mots suivans.

IMP. CÆS.
...........
ET IMPRO…
GALLIENO

Le reste est écrit sur la partie de la colomne qui est engagée dans la muraille.

Il nous reste trois Médailles frappées à la tête de cet Empereur, et à la legende d’Ancyre, où cette ville est traitée de Metropole. Le revers de la premiere represente trois Urnes avec des palmes. Celui de la seconde, une Louve que Romulus et Remus tetent. Sur la troisiéme, est la figure d’Apollon debout et tout nud, tenant de la main droite une couronne et appuyé du coude gauche sur une colomne qui soutient sa lyre. On en voit une quatriéme chez le Roy, au même revers que la premiere ; mais la legende exprime que la ville est Neocore pour la seconde fois.

Les trois Lions qui sont à la porte de Smyrne sont assez beaux. On lit sur un bout d’architrave cassée, laquelle sert de linteau à la porte, cette ligne imparfaite écrite en gros caracteres.

.... ΒΑΣΤΩ ΕΥΣΕΒΕΙ ΕΥΤΥ ....

Voici quelques autres Inscriptions qui sont sur les mêmes murailles entre la porte de Smyrne et celle de Constantinople.

Sur un piédestal.

ΘΕΟΙΣ ΚΑΤΑΧΘΟΝΙ-
ΟΙΣ ΚΑΙ ΚΑΠΙΤΟΝΙ
ΠΑΣΙΚΡΑΤΟΥΣ
ΑΝΔΡΙ ΓΕΝΝΑΙΩ
ΚΑΙ ΑΓΑΘΩ ΠΟΥ
ΒΛΙΟΣ ΑΔΕΛΦΟΣ
ΑΥΤΟΥ ΚΑΙ ΠΑΣΙ
ΚΡΑΤΗΣ ΚΑΙ ΜΗ-
ΝΟΔΩΡΟΣ ΥΙΟΙ
ΑΥΤΟΥ ΠΕΡΤΙΝΗ
ΜΝΗΜΗ ΕΙΧΑ.

Dis Manibus
Et Capitoni
Pasicratis F.
Viro generoso
Et probo Pu-
blius frater
ejus et Pasi-
crates et Me-
nodorus filii
ejus ....
Memoriae gratia.

Sur un autre piédestal orné d’un feston.

D. M.
VENTIDIA CAR
PILLA
VIXIT ANNIS
XXXIII M VIII
D VI
T LIVIVS CARPVS
PATER EI....
DIONYSIVS VXORI CARISSIMAE

Sur les mêmes murailles du côté de la ville.

ΔΙΟΤΕΙΜΟΣ ΔΙ- Diotimus Dio-
ΟΤΕΙΜΟ ΚΑΙ ΛΟ- timo et Lotatio
ΤΑΤΙΟ ΙΔΙΟΙΣ propriis
ΓΟΝΕΥΣΙ ΜΝΗ- parentibus
ΜΗΣ ΧΑΡΙΝ. memoriæ gratia.

Dans le même endroit sur une pierre enchassée.

EVTYCHYS
NEREI
CAESARIS
AUG
SER. VIC.
FILIO.

Le Château d’Angora est à triple enceinte, et ses murailles sont à gros quartiers de marbre blanc et d’une pierre qui approche du porphyre. On nous permit d’entrer par tout et l’on nous conduisit dans la premiere enceinte à une Eglise Armenienne bâtie, à ce que l’on prétend, sous le nom de la Croix depuis 1200 ans. Elle est fort petite et obscure, éclairée en partie par une fenêtre, qui ne reçoit le jour qu’au travers d’une piece quarrée de marbre semblable à de l’albastre poli et luisant comme du Talc, mais il est terne en dedans et la lumiere qui passe au travers est sensiblement rougeatre et tire sur la cornaline. Le soleil ne donnoit pas dessus quand nous l’observâmes ; c’est peut-être du marbre spengite de Pline. Toute cette premiere enceinte est pleine de piédestaux et d’Inscriptions ; où est-ce qu’il n’y en a pas dans Angora ? un habile Antiquaire y trouveroit à transcrire pendant un an. Voici celles que nous copiâmes.

L’Inscription qui fait mention de Julien l’Apostat est sur une pierre maçonnée et platrée, les caracteres en sont mal formez,

DOMINO TOTIVS ORBIS
JVLIANO AVGVSTO
EX OCEANO BRI
TANNICO VIS PER
BARBARAS GENTES
STRAGE RESISTENTI
VM PATEFACTIS....
. . . . . . . .
. . . . . . . .
. . . . . . . .
. . . . . . . .
. . . . . . . .

Apparemment qu’elle fut faite dans le temps que cet Empereur séjourna à Ancyre.

Sur un piédestal dans l’enceinte d’une Mosquée du même Château.

ΤΑΦΟΝ ΤΟΝ
ΕΝΘΑ ΠΛΗΣΙ-
ΟΝ ΒΩΜΟΝ ΑΘ-
ΜΑ ΕΤΕΥΞ ΚΑ-
ΤΑ ΓΗΣ ΚΛΑΥΔΙΑ Η
ΚΑΙ ΔΕΞΑΣ ΑΘΗ-
ΝΙΩΝ ΓΛΥΚΥΤΑΤΩ
ΚΑΙ ΦΙΛΤΑΤΩ ΑΓΝΩ
ΓΕΝΟΜΕΝΩ ΣΥΜ-
ΒΙΩ ΜΝΗΜΗΣ
ΧΑΡΙΝ.
Sepulchrum hoc
et aram simul
excitavit in terra
Claudia, Dexas
item vocata,
Athenioni dulcissimo
et amabilissimo
Castoque conjugi,
memoriæ causa.

Sur un piédestal dans l’enceinte du Château.

ΑΠΟΛΛΩΝΙΟΣ ΕΥΤΥ-
ΧΟΥ ΚΛΑΥΔΙΑ ΙΟΥ-
ΛΙΤΤΗ ΣΥΜΒΙΩ Α-
ΓΑΘΗ ΤΟΝ ΒΩΜΟΝ
ΚΑΙ ΤΗΝ ΟΣΤΟΘΗ-
ΚΗΝ ΜΝΗΜΗΣ ΧΑ-
ΡΙΝ ΑΝΕΣΤΗΣΕΝ.
Apollonius Euty-
chis F. Claudiæ Ju-
littæ conjugi opti-
mæ hanc aram
et hoc monumen-
tum memoriæ causa
posuit.

Sur un autre piédestal dans le même Château.

ΑΡΧΗΣΑΝΙΑ
ΚΑΙ ΑΣΤΥΝΟ-
ΜΗΣ ΑΝΤΑΚΑΙ
ΙΕΡΑΣΑΜΕΝΟΝ
ΔΙΣ ΘΕΑΣ ΔΗΜΗ-
ΤΡΟΣ ΤΙΜΗΘΕΝ
ΤΑ ΕΝ ΕΚΚΛΗΣΙ-
ΑΙΣ ΠΟΛΛΑΚ
ΘΥΛΗ ΕΝΑΤΗ

ΙΕΡΑ ΒΟΥΛΑΙΑ
ΤΟΝ ΕΛΥΤΗΣ
ΕΥΕΡΓΕΤΗΝ.

Sur une pierre d’un ancien batiment que les Turcs appellent Meseresail.

D. M.
Q. AQVILIO LVCIO
LEG II AUG
SEVERIA MAPTINV
LA CONIVNX. ET
AQVILIA SEVERINA
FILIA ET HERES
F. C.

Dans la chambre d’un particulier qui loge dans cette maison, sur une pierre derriere la porte ;

G. Longino Pau-
lino G. Longi-
nus Sagaris, et
G. Longinus
Claudianus,
Patri, me-
moriæ causa.
Γ. ΛΟΝΓΕΙΝΩ ΠΑΥΛΕΙΝΩ Γ. ΛΟΝΓΕΙΝΟΣ ΣΑΓΑΡΙΣ. ΚΑΙ Γ. ΛΟΝΓΕΙΝΟΣ ΚΛΑΥΔΙΑΝΟΣ ΠΑΤΡΙ ΜΝΗΜΗΣ ΧΑΡΙΝ.

Dans le même batiment sur une pierre de la muraille.

Flavio Sabi-
no genere Nico-
mediensi, Filia
Cippum (supple, posuit)
memoriæ causa.
ΦΛΑΟΥΙΩ ΣΑΒΕΙ-
ΝΩ ΓΕΝΕΙ ΝΕΙΚΟ-
ΜΗΔΕΙΗ ΘΥΓΑΤΗΡ
ΤΗΝ ΣΤΗΛΗΝ
ΜΝΕΙΑΣ ΧΑΡΙΝ.

ΟΣΑΝ Δ ΕΣΚΨΛΗΤΟ ΜΝΗΜΑ ΔΩΣΕΙ ΕΙΣ ΤΟΝ ΦΙΣΚΟΝ Β. Φ.

Qui expilaverit Sepulchrum dabit ad fiscum denaria bis mille quingenta.

Sur trois differentes pierres du même batiment.

D. M. C. JVL. CANDIDO P.P. LEG. XVII. GEM. HEREDES EX TES TAMENTO FECE RVNT.

ΛΟΥΚΙΟΣ ΣΕΡΗΝΙΑ ΣΥΝΒΙΩ ΑΝΕΣΤΗΣΑ ΜΝΗΜΗΣ ΧΑΡΙΝ ΔΙ ΕΥΤΥΧΙΤΕ

Lucius Sereniæ conjugi erexi, memoriæ gratia : prospere agite.

D. M. C. SECVNDI NIO IVLIANO EQVITI LEG XXII PR. P. P. AN N XXXV. STIP. VE CTIVS SECVNDVS HERES ET CONLEGA F. C.

Le Cimetiere des Chrétiens est inépuisable en Inscriptions grecques et latines ; mais la pluspart sont des Epitaphes de personnes pour lesquelles on ne s'interesse plus.
Sur un Tombeau.

D. M. ASTIO AVG LIB. TAR. VENNONIA AETETE CONIVGI PIENTISSIMO FECIT.

Sur un autre Tombeau.

Valens et Sanbatus propriæ matri hanc aram erexerunt memoriæ causa.

ΟΥΑΛΗΣ ΚΑΙ ΣΑΝΒΑΤΟΣ ΤΗΕ ΔΙΑ ΜΗΤΡΙ ΑΕΣΤΗΣΑΝ ΤΟΝ ΒΩΜΟΝ ΜΝΗΜΗΣ ΧΑΡΙΝ.

Sur un autre Tombeau.

C IVI' SENECIO NEM : VE PROC PROV : GA LAT. ITEM VICEPRAE SIDIS EIVSD. PROV ET PONTI ZENO AVC CVB TABVLAR PROV : EIVSD : PRÆPO SITO INCOMPARABILI.

Hors la ville autour du Couvent de S{{exp|te} Marie des Armeniens, parmi de beaux marbres antiques, des colonnes, architraves, bases, chapiteaux qui sont auprés de la petite riviere de Chibouboujou, se voyent plusieurs Inscription, dont la plus remarquable est celle de M. Aurele.

IMP. CAESARI M. AVRELLIO ANTONINO. IN VICTO AVGVSTO PIO FELICI AEL. LYCINVS. V. I. DEVOTISSIMVS NVMINI EIVS.

Peut-être même que le Buste qui est auprés, est celui de cet Empereur. C'est un Buste de front, de deux pieds de haut sur vingt pouces de largeur ; mais il est fort maltraité. Le marbre est gris veiné de blanc, de même que le piédestal qui le soutenoit.

Voici une Inscription qui se trouve sur un autre piédestal, couché sur un tombeau auprés du Couvent.

Γ. ΑΙΛ. ΦΛΑΟΥΙΑΝΟΝ ΣΟΥΛΠΙΚΙΟΝ ΔΙΣ. Γ.. ΛΑΤΑΡΧΗΝ ΤΟΝ ΑΓΝΟΤΑΤΟΝ ΚΑΙ ΔΙΚΑΙΟΤΑΤΟΝ ΦΛΑΟΥΙΑΝΟΣ ΕΥΤΥΧΗΣ ΤΟΝ ΓΛΥΚΥΤΑΤΟΝ ΠΑΤΡΩΝΑ ΔΙΕΥΤΥΧΙ

Gaium Ælium Flavianum Sulpicius bis Galatarchen castissimum et justissimum Flavianus Eutyches Dulcissimum patronum.

Ces deux Épitaphes modernes sont dans le même Cimetiere.

HIC IACET INTERRATVS

D. IOANNES ROOS
SCOTVS QVI OBIIT IN AN
GORA DIE 22. IVNII ANNO
DOMINI M. DC. LXVIII.
ÆTATIS SVÆ XXXV.
ANNORVM.

HODIE MIHI : CRAS TIBI.
HIC IACET

SAMVEL FARRINGTON
ANGLVS. ACIDWALLI
FARRINGTON MERCA
TORIS LONDINENSIS
FILIVS : OBDORMIVIT
IN CHRISTO, ANNO
ÆTATIS XXIII.

SALVTIS MDCLX.

Vous trouverez ici, Msgr, le dessein d’une colomne assez jolie qui est dressée prés du monument d’Auguste, dont j’ai eû l’honneur de vous entretenir. Cette colomne est à 15 ou 16 tambours de marbre blanc, hauts d’environ 20 pouces, la base et le chapiteau sont de même pierre. Ce chapiteau, qui est quarré, est orné à chaque coin d’une feüille d’Acanthe, et d’une espece d’écusson entre deux, dont les ornemens sont effacez. On n’y trouve aucune inscription. Les Turcs appellent cette colomne le Minaret des filles, parce qu’ils s’imaginent qu’elle soutenoit le Tombeau d’une fille.

Le Pacha d’Angora joüit de 30 ou 35 bourses de revenu. Les Janissaires y sont commandez par un Sardar ; mais il n’y en a qu’environ trois cens. On compte dans cette ville quarante mille ames parmi les Turcs, quatre ou cinq mille Armeniens, et six cens Grecs. Les Armeniens y ont sept Eglises, sans compter le Monastere de Ste Marie. Les Grecs n’ont qu’une Eglise dans la ville, et une dans le Château.

Angora est à quatre grandes journées de la mer Noire par le plus court chemin. La Caravane d’Angora à Smyrne met 20 jours, et l’ancienne ville de Cotyæum, à qui les Turcs ont conservé le nom de Cataye, est à moitié chemin. Les Caravanes vont d’Angora à Pruse dans dix jours ; d’Angora à Kesarie en huit ; d’Angora à Sinope en dix ; d’Angora à Ismith, ou l’ancienne Nicomedie en neuf jours : enfin d’Angora à Assamboul en douze ou treize jours.

On nourrit les plus belles Chevres du monde dans la campagne d’Angora. Elles ébloüissent par leur blancheur, et leur poil qui est aussi fin que la soye, frisé naturellement par tresses de huit ou neuf pouces de long, est la matiere de plusieurs belles étoffes, et sur tout du Camelot ; mais on ne permet gueres de transporter cette toison sans la filer, parce que les gens du pays y gagnent leur vie. Il semble que Strabon ait parlé de ces belles Chevres. Aux environs de la riviere Halys, dit-il, on nourrit des moutons dont la laine est fort épaisse et fort douce ; et de plus il y a des Chevre qui ne se trouvent pas ailleurs. Quoiqu’il en soit ces belles Chevres d’aujourd’hui ne se voyent qu’à quatre ou cinq journées d’Angora et de Beibasar ; leurs portées dégénerent quand on les transporte plus loin. Le fil de Chevre se vend depuis 4 livres jusques à 12 ou 15 livres l’Oque ; il y en a même de 20 ou 25 écus l’Oque, mais ce dernier est destiné uniquement pour le Camelot que l’on fait pour le Serrail du Grand Seigneur. Les ouvriers d’Angora employent le fil de Chevre tout pur dans leurs Camelots, au lieu qu’à Bruxelles, je ne sçai par quelle raison, on est obligé d’y mêler du fil de laine. En Angleterre on mêle cette toison dans les Perruques, mais il ne faut pas qu’elle soit filée : elle fait la richesse d’Angora, tous les bourgeois s’appliquent à ce commerce. On a raison de préferer le poil de Chevre d’Angora, à celui de Cougna, qui est l’ancienne ville d’Iconium où Ciceron fit assembler l’armée Romaine ; car les Chevres de Cougna sont toutes ou brunes ou noires.

Le 2 Novembre nous partîmes d’Angora pour Pruse ou Brousse, comme disent les Francs, accompagnez seulement d’un voiturier Turc et d’un valet Grec qui n’entendoit pas le Franc, ainsi nous fûmes obligez de nous servir nous-mêmes. On ne marcha ce jour-là que pendant quatre heures, dans un beau pays plat et bien cultivé. Nous couchâmes à Sousous méchant village où nous joignîmes quelques personnes de Kesarie qui alloient à Pruse. Le 3 Novembre on marcha pendant sept heures, dans de belles plaines relevées d’une seule colline, en deçà d’Aias ville assez jolie, dans un fond dont les Jardins sont agréables et où il ne manque pas de vieux marbres. Le lendemain nous arrivâmes à Beibazar aprés neuf heures de marche.

Beibazar est une petite ville bâtie sur trois collines à peu prés égales, dans une vallée assez reserrée. Les maisons sont à deux étages, couvertes assez proprement avec des planches ; mais il faut toujours monter ou descendre. Le ruisseau de Beibazar se jette dans l’Aiala aprés avoir fait moudre quelques moulins et porté la fertilité dans plusieurs campagnes partagées en fruitiers et en potagers. C’est de là que viennent ces excellentes poires que l’on vend à Constantinople, sous le nom de Poires d’Angora ; mais elles sont fort tardives et nous n’eûmes par le plaisir d’en gouter. Tout ce quartier est sec et pelé, excepté les fruitiers. Les Chevres n’y broutent que des brins d’herbes, et c’est peut-être, comme remarque Busbeque, ce qui contribuë à conserver la beauté de leur toison, qui se perd quand elles changent de climat et de pâturage. Les Bergers de Beibazar et d’Angora les peignent souvent, et les lavent dans les ruisseaux. Ce pays me fait souvenir de la Terre sans bois, dont parle Tite-Live, laquelle ne devoit pas être éloignée de Beibazar, puisque le fleuve Sangaris y rouloit ses eaux ; on n’y brûloit que de la bouze de vache, comme l’on fait en plusieurs endroits de l’Asie.

Nous partîmes de Beibazar le 6 Novembre sur les neuf heures du matin, et nous retirâmes vers les quatre heures du soir dans un vieux bâtiment abbandonné et sans couvert ; cependant la campagne est belle et bien cultivée, quoique relevée de buttes assez escarpées. On y passe la riviere d’Aiala dans un gué profond, ses eaux inondent les terres quand on veut, mais c’est pour y élever de tres-bon ris. Elle va se jetter dans la mer Noire, et nous avions déja campé à son emboucheûre en allant à Trebisonde.

On monta à cheval sur les six heures du matin pour arriver le 7 Novembre à une heure et demi, proche le village de Kahé, dans un Kan sans banquette, ou pour mieux dire, dans une grande escuirie. La campagne commence à s’élever en montagnes couvertes de Pins et de Chênes que l’on ne coupe jamais, et qui neanmoins ne sont gueres plus hauts que nos taillis, tant le terres y sont maigres et ingrates. Le 8 nous couchâmes à Caragamous aprés une traite de dix heures, au travers d’une des plus belles plaines d’Asie, inculte pourtant, sans arbres, assez seche, quoique marécageuse en quelques endroits, et entrecoupée de collines assez basses. Les vieux marbres, qui sont dans les cimetieres, marquent bien qu’il y avoit là anciennement quelque fameuse ville ; mais comment en découvrir le nom, supposé qu’il se puisse trouver encore dans quelque Inscription ? On ne s’y repose nulle part, et les voituriers ne songent qu’à eviter les voleurs.

Le 9 Novembre nous poursuivîmes nôtre route pendant sept heures dans la même plaine. On y découvre plusieurs villages, dont les champs sont arrosez par une petite riviere qui serpente agréablement. On s’arrêta à Mounptalat dans un mauvais Kan au lieu d’aller, comme nous le souhaitions, à Eskissar qui est à une lieüe de là. Tous les lieux que les Turcs appellent Eskissar sont remarquables par leur antiquité, de même que ceux que les Grecs nomment Paleocastron, car ces deux mots signifient un vieux Château. On nous asseûra qu’Eskissar étoit une assez bonne ville remplie de vieux marbres : elle est à gauche du grand chemin de Pruse ; ne seroit-ce point la celebre Pessinunte ? La marche du 10 Novembre fut de 12 heures, parmi de belles plaines bordées de petits bois. Nous fumes logez agréablement à Boutdouc dans un Caravaserai couvert de plomb, de même que le dôme de la Mosquée. Les Cimetieres n’y manquent pas de colomnes, et l’on ne voit que vieux marbres dans le village, mais sans Inscriptions. La marche du 11 Novembre fut pareille à celle du jour precedent ; on se retira à Koursounou dans un assez beau Caravanserai au delà d’une petite riviere ; c’est un pays de bois et sur tout de Chênes. Le 12 Novembre on arriva à Acsou, qui signifie une Eau blanche. C’est un village, à cinq heures de Pruse, dans une plaine bien cultivée et bien peuplée ; aprés laquelle on ne trouve que des bois de chênes grands et petits de differentes especes. Nous laissâmes tout ce jour-là le mont Olympe à nôtre gauche. C’est une horrible chaine de montagnes, sur le sommet desquelles il ne paroissoit encore que de la vieille neige et en fort grande quantité.

Il y a long temps, Msgr, que je n’ai eû l’honneur de vous parler Botanique, quoique nous ayions veû de tres-belles Plantes depuis Tocat, mêlees avec la pluspart de celles que nous avions observées en Armenie, et avec plusieurs autres qui ne sont par rares en Europe. En approchant du mont Olympe on ne voit que des Chênes, des Pins, du Thym de Crete, du Ciste à Ladanum, d’une autre belle espece de Ciste, que I. Bauhin a nommé Ciste de Crete à larges feüilles, lequel non seulement vient à la campagne de Montpellier, mais à l’Abbaye de Fontfrede, et dans tout le Roussillon. C. Bauhin remarque avec raison, que Belon l’a observé sur le mont Olympe, mais Bauhin l’a confondu avec le Ciste à Ladanum, dont Belon et Prosper Alpin ont fait mention. L’Aune, l’Ieble, le Cornoüiller mâle et femelle, la Digitale à fleur ferruginée, le Pissenlit, la Chicorée, le petit Houx, la Ronce sont communes aux environs du mont Olympe : mais combien d’autres choses rares n’y a-t-il pas ? Il faut les réserver pour l’Histoire des Plantes du Levant, à laquelle j’espere travailler quelque jour.

Nous arrivâmes enfin à Pruse, aprés cinq heures de marche dans des défilez couverts de bois, lesquels vont aboutir aussi à cette belle plaine qui est au Nord du mont Olympe. On commence à y voir des Plantes et des Chataigniers aussi hauts que les Sapins qui sont sur la montagne. A la verité les Landes sont un peu gâtées par les pierres que les eaux charrient ; mais à mesure qu’on approche de Pruse, les champs sont couverts de Meuriers et de vignobles. La pluspart des Meuriers sont bas et comme plantez par pepinieres. Les plus grands sont serrez les uns prés des autres, et forment de petites forêts entrecoupées par de grandes brossailles, parmi lesquelles naît une espece d’Apocin, laquelle non seulement se tortille sur les hayes, mais qui grimpe aussi sur les plus grands arbres. En arrivant à Pruse, du côté d’Angora, on ne découvre qu’une partie de la ville, au travers des futayes. Le plus bel endroit de cette place, qui est le quartier du Serrail, ne paroit pas ; c’est pourquoi j’ai l’honneur de vous en envoyer deux Plans differens. Le premier a eté dessiné au Nord-Est sur le chemin d’Angora, et l’autre du côté des Bains au Nord-Nord-Oüest.

Pruse, capitale de l’ancienne Bithynie, est la plus grande et la plus magnifique ville d’Asie. Cette Place s’étend du couchant au levant au pied des premieres collines du mont Olympe, dont la verdure est admirable. Ces collines sont, pour ainsi dire, autant de degrez pour aller sur cette fameuse montagne. Du côté du Nord la ville se trouve à l’entrée d’une grande et belle plaine où l’on ne voit que Meuriers et arbres fruitiers. Il semble que Pruse ait eté faite exprés pour les Turcs, car le mont Olympe lui fournit tant de sources, que chaque maison a ses fontaines ; et je n’ai point veû de ville qui en ait autant, si ce n’est Grenade en Espagne. La plus considérable des sources de Pruse, est au Sud-Oüest auprés d’une petite Mosquée. Cette source qui fournit de l’eau, de la grosseur du corps d’un homme, coule dans un canal de marbre et va se distribuer dans la ville. On asseûre qu’on y compte plus de trois cens Minarets. Les Mosquées sont tres belles, la pluspart sont couvertes de plomb, embellies de domes, de même que les Caravanserais. Au delà de la ruë des Juifs, à main gauche en allant aux Bains, est une Mosquée Royale, dans la cour de laquelle sont les Mausolées de quelques Sultans, dans des chapelles solidement bâties et séparées les unes des autres. Nous ne trouvâmes personne assez instruit pour nous apprendre les noms de ces Sultans. On peut consulter Leunclaw qui a fait un fort beau traité des Tombeaux des Sultans.

Le nouveau Serrail est sur une colline escarpée dans le même quartier ; c’est l’ouvrage de Mahomet IV, car le vieux Serrail fut bati du temps d’Amurat ou Mourat I. Les Caravanserais de la ville sont beaux et commodes. Le Bezestein est une grande maison bien bâtie, où sont plusieurs magazins et boutiques semblables à celles du Palais de Paris, et l’on y trouve toutes les marchandises du Levant, outre celles que l’on travaille dans cette ville. Non seulement on y consomme la soye du pays, qui passe pour la plus belle soye de Turquie, mais encore celle de Perse, qui n’est ni si chere ni si estimée. La soye de Pruse vaut jusques à 14 ou 15 piastres l’Oque et demi. Toutes ces soyes y sont bien employées, car il faut convenir que les meilleurs ouvriers de Turquie sont à Pruse, et qu’ils executent admirablement les desseins de Tapisseries qu’on y envoye de France ou d’Italie.

La ville d’ailleurs est agréable, bien pavée, propre, sur tout dans le quartier du Bazar. On y boit d’assez bon vin à trois parats l’Oque. Le pain et le sel y sont à fort bon marché. La viande de boucherie y est bonne. On y mange d’excellentes Truites et de bons Barbeaux. Les Carpes y sont d’une grandeur et d’une beauté surprenante, mais fades et mollasses à quelque sauce qu’on les mette. En venant d’Angora à Pruse on passe un beau ruisseau, sur un pont assez bien bâti ; ce ruisseau coule ensuite dans des vallées de Chênes, du côté du midi. Je crois que c’est le Loufer qui va passer vers Montania. Il y a dix ou douze mille familles de Turcs dans Pruse, lesquelles font plus de quarante mille ames, à ne compter que quatre personnes par famille. On y compte quatre cens cases ou familles de Juifs, cinq cens cases d’Armeniens, et trois cens familles de Grecs. Neanmoins cette ville ne nous parut pas fort peuplée, et son enceinte n’a pas plus de trois milles de tour. Les murailles sont à moitié ruinées et n’ont jamais eté belles, quoique fortifiées par des Tours quarrées. On n’y remarque ni vieux marbres ni Inscriptions. On ne voit même que peu de marques d’antiquité dans la ville, parce qu’elle a eté rebâtie plusieurs fois. Sa situation n’est pas si avantageuse qu’elle paroît, puisqu’elle est dominée par des collines du côté du mont Olympe. Il n’est permis qu’aux Musulmans de loger dans la ville. Les fauxbourgs qui sont incomparablement plus grands, plus beaux, et mieux peuplez, sont remplis de Juifs, d’Armeniens et de Grecs. Les Platanes y sont d’une beauté surprenante et font un paysage admirable, entremêlez avec des maisons dont les terrasses ont une veüe tout à fait charmante.

Les Tombeaux d’Orcan, de sa femme et de ses enfans, sont dans une Eglise grecque couverte en Mosquée, qui n’est ni grande ni belle. A l’entrée sont deux grosses colomnes de marbre, et tout au fond quatre petites qui ferment le Chœur, auquel les Turcs n’ont pas touché ; ainsi leurs bases ne sont pas à la place de leurs chapiteaux, ni les chapiteaux à la place des bases, comme Mrs Spon et Weheler l’ont écrit. Ce Chœur, quoique revétu de marbre, n’a jamais eté beau ; la pierre est d’un blanc sale, sombre, et jaspée en quelques endroits. Le Sanctuaire y subsiste encore avec un perron à quatre marches. On fait voir aux étrangers, dans le Vestibule de la Mosquée, le prétendu Tambour d’Orcan, lequel est trois fois plus grand que les Tambours ordinaires. Quand on le remuë il fait beaucoup de bruit, par le moyen de quelques boules de bois ou d’autre matiere qui le font raisonner, au grand étonnement des gens du pays. Le Chapelet de ce Sultan est aussi dans le même lieu, ses grains en sont de jay et gros comme des noix. Il reste encore à la porte de cette Mosquée une piece de marbre sur laquelle on lisoit autrefois une Inscription grecque, car pour aujourd’hui on n’y connoît plus rien. Outre les Mosquées dont j’ai parlé, il y a dans Pruse plusieurs Colleges d’Institution Royale, où les Ecoliers sont nourris et instruits gratuitement dans la Langue Arabe et dans la connoissance de l’Alcoran. On les distingue par la sesse blanche de leurs Turbans, laquelle forme des nœuds gros comme le poing, disposez en étoiles. On garde dans une Chapelle Turque, auprés de la ville, une ancienne épée fort large, que l’on prétend être l’epée de Roland. La Chapelle est sur une eminence du côté du Sud-Oüest.

Il y a un Pacha dans Pruse, un Janissaire Aga qui commande environ 250 Janissaires, et un Moula ou grand Cadi qui est le plus puissant Officier de la ville. Dans le temps que nous y étions, c’étoit le fils du Moufti de Constantinople qui occupoit cette place, et même il avoit la survivance de la charge de Moufti, qui est une chose sans exemple en Turquie. Il suivit peu de temps aprés le sort de son pere ; non seulement le fils fut dépoüillé de ses biens et honneurs, mais mis à mort dans le temps que le pere fut traîné sur une claye à Andrinople.

Les Armeniens n’ont qu’une Eglise dans Pruse. Les Grecs en ont trois. Les Juifs ont quatre Sinagogues. Nous fûmes surpris, en nous promenant dans cette ville, d’y entendre parler aussi bon Espagnol que dans Madrid. Les Juifs à qui je m’adressai, m’asseûrerent qu’ils avoient toujours conservé leur langue naturelle, depuis que leurs peres s’étoient retirez de Grenade en Asie. Il est vrai qu’ils choisirent la ville du monde qui, par sa situationet par ses fontaines, ressemble le plus à Grenade, comme je l’ay dit ci-devant.

Le 21 Novembre nous partîmes à sept heures du matin pour aller voir le mont Olympe, dont la montée est assez douce ; mais aprés trois heures de marche à cheval, nous ne trouvâmes que des Sapins et de la neige ; de sorte que, sur les onze heures, nous fûmes obligez de nous arrêter prés d’un petit lac dans un lieu fort elevé. Pour aller de là au sommet de la montagne, qui est une des plus grandes d’Asie, et semblable aux Alpes et aux Pyrenées, il faudroit que les neiges fussent fondües, et marcher encore pendant toute une journée. La saison ne nous permit pas d’y voir les Plantes les plus curieuses. Les Hestres, les Charmes, les Trembles, les Noisetiers n’y sont pas rares. Les Sapins ne different point des nôtres, car nous en examinâmes les feüilles et les fruits avec exactitude. Aprés tout nous ne fûmes pas trop contens de nôtre herborisation, quoique nous y eussions remarqué quelques Plantes singulieres, parmi beaucoup d’autres qui sont communes sur les montagnes d’Europe. C’est prés de ce mont Olympe, que nos pauvres Gaulois furent deffaits par Manlius qui, sous pretexte qu’ils avoient suivi le parti d’Antiochus, voulut se vanger sur eux des maux que leurs peres avoient faits en Italie.

Le 23 Novembre nous allâmes voir les nouveaux Bains de Capliza, au Nord-Nord-Oüest à un mille de la ville et à main droite du chemin de Montania. Les Turcs les appellent Iani-Capliza, c’est à dire Nouveaux Bains. Ce sont deux batimens tout prés l’un de l’autre, dont le plus grand est magnifique, relevé de quatre grands dômes couverts de plomb, percez comme en écumoire, s’il m’est permis de me servir de cette comparaison ; et tous les trous de ces dômes sont fermez par des cloches de verre semblables à celles dont les Jardiniers se servent pour couvrir les Melons. Toutes les Sales de ce Bain sont pavées de marbre. La premiere est fort grande et comme partagée en deux par une arcade gothique. Le milieu de cette Sale est occupé par une belle fontaine à plusieurs tuyaux d’eau froide, et le tour des murailles est relevé d’une banquette de deux pieds, couverte de nattes, sur lesquelles on quitte ses habits. A droite sont les Salons où l’on se baigne, éclairez par des dômes percez de même que les grands. On tempere dans ces appartemens les sources d’eau chaude avec celle d’eau froide. Le réservoir de marbre où l’on se baigne, et où l’on nagi si l’on veut, est dans la derniere Sale. On fume dans cette maison, et l’on y boit du Caffé et du Sorbec ; ce dernier n’est que de l’eau à la glace, dans laquelle on délaye quelques cueillerées de Raisiné. Ce Bain n’est destiné que pour les hommes, les femmes se baignent dans l’autre ; mais il n’est pas si beau, les dômes en sont petits et couverts de ces tuiles creuses, qu’on appelle des Fequieres à Paris.

Les sources d’eau chaude coulent sur le chemin qui est entre les deux Bains. Leur chaleur est si grande, que les œufs y deviennent mollets dans dix ou douze minutes, et tout-a-fait durs en moins de vingt ; ainsi l’on n’y sçauroit souffrir le bout du doigt. L’eau qui est douce, ou plutost fade, sent un peu la teinture du cuivre ; elle fume continuellement. Les parois des canaux sont couleur de roüille, et la vapeur de ces eaux sent les œufs couvis. Ces Bains sont sur une colline qui se perd dans la grande Plaine de Pruse. Sur la même croupe entre le chemin de Montania et de Smyrne, il y a deux autres Bains dont l’un est nommé Cuchurtli, à cause que ses eaux sente le soufre. C’est Rustom Pacha, gendre de Solyman II qui en a fait faire le bâtiment.

A deux milles de Pruse, et à un mille des Bains nouveaux, sur le chemin qui va de Smyrne à la ville de Cechirgé, sont les anciens Bains de Capliza, que les Turcs appellent Eski-capliza. Le Docteur Marc Antoine Cerci nous y accompagna et nous fit remarquer que dans ce village il y avoit un bel Imaret ; c’est sans doute celui qui fut fondé par Mourat I. Les eaux du vieux Capliza sont fort chaudes, et quoique le bâtiment soit à peu prés comme celui des nouveaux Bains, et par conséquent peu ancien ; il y a beaucoup d’apparence que ce sont les eaux chaudes Royales dont se servoient les Grecs, du temps que leur Empire florissoit, et dont Constantin et Estienne de Byzance ont fait mention. Mahomet I les fit rétablir et mettre dans l’état où elles sont. Outre ce grand Bain, il y a dans le même village un autre Bain plus petit, que les Turcs frequentent aussi et où ils se font donner la douche. Les eaux de tous ces Bains, tant vieux que nouveaux, blanchissent l’huile de Tartre, et ne font rien avec le papier bleu.

Nous connûmes deux Herboristes à Prusse, l’un Emir et l’autre Armenien, qui passoient pour de grands Docteurs. Ils nous fournirent des racines du veritable Ellebore noir des anciens, autant que nous voulumes pour en faire l’extrait. C’est la même espece que celles des Anticyres et des côtes de la mer Noire. Cette Plante que les Turcs appellent Zopléme et qui est tres commune au pied du mont Olympe, a pour racine un trognon, gros comme le pouce, couché en travers, long de trois ou quatre pouces, dur, ligneux, divisé en quelques racines plus menües et tortues. Toutes ces parties poussent des jets de deux ou trois pouces de long, terminez par des œilletons ou des bourgeons rougeâtres ; mais le trognon et les subdivisions sont noiratres en dehors, et blanchatres en dedans. Les fibres qui les accompagnent sont touffuës, longues de huit ou dix pouces, grosses depuis une ligne jusques à deux, peu ou point du tout chevelües. Les plus vielles sont noiratres en dedans, d’autres brunes ; les nouvelles sont blanches ; les unes et les autres ont la chair cassante, sans acreté ni odeur, et sont traversées d’un nerf roussatre. Elles sentent comme le lard quand elles boüillent dans l’eau.

De 25 livres de ces racines, nous en tirâmes deux livres et demi d’extrait, brun, tres amer et résineux. Il purge étant pris seul depuis 20 grains jusques à demi gros. Trois Armeniens à qui nous en donnâmes, se plaignirent tous d’avoir eté fatiguez par des nausées, des tiraillemens d’entrailles, d’une impression de feu, et d’acreté dans l’estomac, le long de l’esophage, dans la gorge et au fondement ; de crampes, de mouvemens convulsifs, joints à des élancemens violens dans la tête, qui venoient comme par fusées, et qui se renouvelloient quelques jours aprés. Ainsi nous commençames par rabbatre la moitié de l’estime que nous avions pour ce grand remede. A l’égard des racines, il faut en user comme de celles de nôtre Ellebore, les faire boüillir à la quantité d’un gros, ou d’un gros et demi dans du lait, les laisser infuser pendant la nuit ; faire chauffer le lait le lendemain au matin et le passer par un linge.

Les Turcs attribuent de grandes vertus à cette Plante, mais nous ne pûmes les apprendre. Le Sr Antoine Cerci qui a pratiqué long temps la Medecine à Constantinople, à Cutaye et à Pruse, nous asseûra qu’il ne s’en servoit plus, à cause des accidens qu’elle cause aux malades. Il nous apprit qu’on amassoit de la Gomme Adragant, à Caraissar, ou Chateau-noir, à quatre journées de Pruse. Quoiqu’il soit homme d’esprit, il n’a point de gout pour l’antiquité : il se moquoit de nous quand nous parlions de la belle Grece et nous renvoyoit à Nicée et à Cutaye. Nicée n’est qu’à une journée de Pruse, mais au delà d’une montagne si occupée par les voleurs, qu’on n’ose y passer sans une bonne escorte. Cutaye n’est qu’à trois journées de Pruse. On accusoit le Pacha qui y commandoit, de s’entendre avec les voleurs et d’en tirer une rétribution considérable. Les Caravanes mettent cinq jours de Cutaye à Pruse ; c’est leur chemin pour venir de Satalié ou Attalia ancienne ville de Caramanie. On va de Pruse à Montania dans quatre heures, et de Montania à Constantinople par eau dans une matinée ; ainsi il ne faut qu’une journée pour aller de Pruse à Constantinople. Les gens à cheval mettent trois jours pour aller de Pruse à Scutari. Le mont Olympe s’appelle en Turc Anatolai-dag. Les Grecs l’ont autrefois nommé, la Montagne des Caloyers, à cause qu’il y avoit plusieurs solitaires qui s’y étoient retirez.

Le nom de Pruse et sa situation au pied du mont Olympe, ne permettent pas de douter que cette ville ne soit l’ancienne Προῦσα bâtie par Annibal, s’il faut s’en rapporter à Pline, ou plutost par Prusias Roy de Bithynie qui fit la guerre à Crœsus et à Cyrus, comme l’asseûrent Strabon et son Singe Etienne de Byzance. Elle seroit même plus ancienne, s’il est vray qu’Ajax s’y soit percé la poitrine avec son épée, comme il est répresenté sur une Médaille de Caracalla. Il est surprenant que Tite-Live qui a si bien décrit les environs du mont Olympe, où les Gaulois furent deffaits par Manlius, n’ait point parlé de cette Place. Aprés que Lucullus eut batu Mithridate à Cyzique, Triarius vint assiéger Pruse et la prit. Les Médailles de cette ville, frapées aux têtes des Empereurs Romains, montrent bien qu’elle leur fut attachée fidellement. Les Empereurs Grecs ne la possedérent pas si tranquillement. Les Mahometans la pillerent et la ruinerent sous Alexis Comnene. L’Empereur Andronic Comnene, à ce que dit Nicetas, la fit saccager à l’occasion d’une révolte qui s’y étoit excitée. Aprés la prise de Constantinople par le Comte de Flandres, Theodore Lascaris, Despote de Romanie, s’empara de Pruse à l’aide du Sultan d’Iconium, sous pretexte de conserver les places d’Asie à son beau-pere Alexis Comnene, surnommé Andronic. Pruse fut assiegée par Bem de Bracheux qui avoit mis en fuite les troupes de Theodore Lascaris. Les Citoyens firent une si belle résistance, que les Latins furent contraints d’abandonner le siége, et la Place resta à Lascaris par la Paix qu’il fit en 1214. avec Henri II Empereur de Constantinople et frere de Baudoüin.

Pruse fut le second siége de l’Empire Othoman en Asie, car il faut convenir qu’Angora fut la premiere Place où les Turcs s’établirent ; ils se rendirent les maîtres de Pruse par famine, et par la négligence des Empereurs Grecs. Cet illustre Othoman, que l’on peut comparer aux plus grands Heros de l’antiquité, fit bloquer la ville par deux Fort qui l’empécherent de recevoir aucunes provisions. L’un étoit aux vieux Bains de Capliza avec une forte garnison de gens choisis, commandez par son frere Actemur grand homme de guerre. L’autre qui étoit sur une des collines du mont Olympe, qui divisoient la ville, se nommoit le Fort de Balabansouc ; il étoit commandé par un Officier géneral de grande réputation. Comme Pruse s’affamoit tous les jours, Othoman que la goutte attachoit dans son lit, ordonna à son fils Orcan d’en faire le siége. D’autres asseûrent qu’il s’y trouva en personne. Quoiqu’il en soit, Beroses Gouverneur de la Place, capitula le plus honorablement qu’il pût en 1327. Calvisius rapporte la prise de Prusa en 1326.

Aprés la deffaite de Bajazet, Tamerlan vint à Prusa où il trouva les thresors que cet Empereur y avoit amassez, et dont il avoit dépoüillé les Princes voisins. On y mesuroit, à ce que dit Ducas, les Pierres precieuses et les Perles par boisseaux. Mais quand Tamerlan fut descendu du côté de Babylone, le Sultan Mahomet, fils de Bajazet qui regna dans la suite sous le nom de Mahomet I, prit possession de Pruse, quoiqu’il eût établi le siege de ses États à Tocat. Isa-beg, un de ses freres, se presenta devant la ville, mais les habitans l’abandonnérent pour se retirer dans le Château, et s’y deffendrient avec tant de fermeté, qu’Isa-beg ne pouvant l’emporter, fit brûler et razer la ville. Elle fut rétablie quelque temps aprés par Mahomet qui battit les troupes de son frere. Il semble que cette Place étoit destinée à servir de joüet aux Othomans. Solyman qui étoit un autre fils de Bajazet, se saisit du Château de Pruse par une fausse lettre qu’il fit donner au Gouverneur, de la part de son frere Sultan Mahomet, par laquelle il lui ordonnoit de remettre ce Château à Solyman ; mais Mahomet le recouvra par le moyen du même Gouverneur, qui par un remords de conscience de s’être laissé tromper, la fit passer entre les mains de son premier maître, dans le temps que Solyman fut obligé de passer en Europe pour aller deffendre ses États qu’un autre de ses freres avoit envahis ; et par un malheur bien extraordinaire cette Place qui ne s’attendoit pas à changer de maître, se vit encore exposée aux insultes de Caraman, Sultan d’Iconium, qui la prit et la pilla en 1413. Il fit déterrer les os de Bajazet et les fit brûler, pour se vanger de ce que cet Empereur avoit fait couper la tête à son pere. Leunclaw ajoûte, que Caraman fit brûler Pruse en 1415.

Aprés la mort de Mahomet I, son fils Mourat ou Amurat II qui se tenoit à Amasia, vint à Pruse pour se faire déclarer Empereur. On lit dans les Annales des Sultans, qu’il y eût un si grand incendie à Pruse en 1490, que les 25 Regions en furent consumées ; et c’est par là que nous apprîmes que la ville étoit divisée en plusieurs Regions. Zizime cet illustre Prince Othoman, fils de Mahomet II, disputant l’Empire à son frere Bajazet, saisit la ville de Pruse pour s’asseûrer de l’Anatolie ; mais ayant eté battu deux fois par Acomathe Géneral de Bajazet, il fut obligé de se retirer chez le Grand Maître de Rhodes. C’est ce même Zizime qui vint en Italie chez le Pape Innocent IV et qui mourut à Terracine, en accompagnant le Roy Charles VIII dans son voyage de Naples.

J’ay l’honneur d’être avec un profond respect, etc.