Relation de ce qui s’est passé dans le pays des Hurons en l’année 1636/4

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Chapitre III.

Aduertiſſement d’importance pour ceux qu’il plairoit à Dieu d’appeller en la Nouuelle France, & principalement au Pays des Hurons.



NOus auons appris que le ſalut de tant d’ames innocentes lauées, & blanchies dans le Sang du Fils de Dieu, touche bien ſenſiblemẽt le cœur de pluſieurs, & y allume de nouueaux deſirs de quitter l’ancienne France, pour ſe tranſporter en la Nouuelle. Dieu ſoit beny à iamais qui nous fait paroiſtre par là qu’il a enfin ouuert à ces Peuples les entrailles de ſon infinie miſericorde. Ie ne ſuis pas pour refroidir ceſte genereuſe reſolution ; helas ce ſont ces cœurs ſelon le cœur de Dieu que nous attendons ; mais ie deſire ſeulement leur donner vn mot d’aduis.

Il eſt vray que fortis vt mors dilectio, l’amour de Dieu a la force de faire ce que fait la mort, c’eſt à dire, de nous détacher entierement des creatures & de nous meſme ; neantmoins ces deſirs que nous ſentons de cooperer au ſalut des Infideles ne ſont pas touſiours des marques aſſeurées de cet amour épuré ; il peut y auoir quelquesfois vn peu d’amour propre, & de recherche de nous meſme, ſi nous regardons ſeulement le bien & le contentement qu’il y a de mettre des ames dans le Ciel, ſans conſiderer meurement les peines, les trauaux, & les difficultez qui ſont inſeparables de ces fonctions Euangeliques.

Doncques afin que perſonne ne ſoit abuſé en ce point, oſiendam illi quanta hîc oporteat pro nomine Ieſu pati. Il eſt vray que les deux derniers venus, les Peres Mercier & Pijart, n’ont pas eu tant de peine en leur voyage, mais en comparaiſon de nous qui eſtions montez l’année precedente ; ils n’õt point ramé, leurs gens n’ont point eſté malades comme les noſtres, il ne leur a point fallu porter de peſantes charges. Or nonobſtant cela pour facile que puiſſe eſtre la trauerfée des Sauuages, il y a touſiours aſſez de quoy abbatre bien fort vn creur qui ne ſeroit pas bien mortifié ; la facilité des Sauuages n’accourcit pas le chemin, n’applanit pas les roches, n’éloigne pas les dangers. Soyez auec qui que vous voudrez il faut vous attendre à eſtre trois & quatre ſemaines par les chemins tout au moins, de n’auoir pour compagnie que des perſonnes que vous n’auez iamais veu, d’eſtre dans vn Canot d’eſcorce en vne poſture aſſez incommode, ſans auoir la liberté de vous tourner d’vn coſté ou d’autre, en danger cinquante fois le iour de verſer, ou de briſer ſur les roches. Pendant le iour le Soleil vous bruſle, pendant la nuict vous courez riſque d’eſtre la proye des Maringoins. Vous montez quelquesfois cinq ou ſix ſaults en vn iour, & n’auez le ſoir pour tout recõfort qu’vn peu de bled battu entre deux pierres, & cuit auec de belle eau claire ; pour lit la terre, & bien ſouuent des roches inégales & raboteuſes, d’ordinaire point d’autre abry que les eſtoiles, & tout cela dans vn ſilence perpetuel ; ſi vous vous bleſſez à quelque rencontre, ſi vous tombez malade, n’attendez de ces Barbares d’aſſiſtance, car où la prendroient-ils. Et ſi la maladie eſt dangereuſe, & que vous ſoyez éloignez des villages, qui y ſont fort rares, ie ne voudrois pas vous aſſeurer, que ſi vous ne vous pouuez ayder vous meſme pour les ſuiure, ils ne vous abandonnent.

Quand vous arriuerez aux Hurons vous trouuerez à la verite des cœurs pleins de charité, nous vous receurons à bras ouuerts comme vn Ange de Paradis, nous aurons toutes les bonnes volontez du monde de vous faire du bien, mais nous ſommes quaſi dans l’impoſſible de le faire ; nous vous receurons dans vne ſi chetiue Cabane que ie n’en trouue point quaſi en France d’aſſez miſerables pour vous pouuoir dire, voila comment vous ſerez logé. Tout haraſſé & fatigué que vous ſerez, nous ne pouuons vous donner qu’vne pauure natte, & tout au plus quelque peau pour vous ſeruir de lict ; & de plus vous arriuerez en vne ſaiſon ou de miſerables petites beſtioles, que nous appellons icy Taȣhac, & pulces en bon François, vous empeſcheront quaſi les nuits entieres de fermer l’œil ; car elles ſont en ces pays-cy incomparablement plus importunes qu’en France ; la pouſſiere de la Cabane les nourrit, les Sauuages nous les apportẽt, nous les allons querir chez eux, & ce petit martyre, ſans parler des Maringoins, Mouſquites, & autre ſemblable engeance dure d’ordinaire les trois & quatre mois de l’Eſté. Il faut faire eſtat pour grãd maiſtre & grãd Theologien que vous ayez eſté en France d’eſtre icy petit Eſcolier, & encor, ô bon Dieu, de quels maiſtres ! des femmes, des petits enfans, de tous les Sauuages, & d’eſtre expoſé à leur riſée. La langue Huronne ſera voſtre ſainct Thomas, & voſtre Ariſtote, & tout habile homme que vous eſtes, & bien diſant parmy des perſonnes doctes & capables, il vous faut reſoudre d’eſtre aſſez long-temps muet parmy des Barbares ; ce ſera beaucoup pour vous, quand vous commencerez à begayer au bout de quelque temps.

Et puis comment penſeriez-vous paſſer icy l’Hyuer ? apres auoir ouy tout ce qu’on endure hyuernant auec les Sauuages Montagnets, ie puis dire que c’eſt à peu prés la vie que nous menons icy parmy les Hurons ; ie le dis ſans exaggeration, les cinq & ſix mois de l’Hyuer ſe paſſent dans ces incommoditez preſque continuelles, les froidures exceſſiues, la fumée, & l’importunité des Sauuages ; nous auons vne Cabane baſtie de ſimples écorces, mais ſi bien iointes, que nous n’auons que faire de ſortir dehors pour ſçauoir quel temps il fait : la fumée eſt bien ſouuent ſi eſpaiſſe, ſi aigre & ſi opiniaſtre, que les cinq & ſix iours entiers, ſi vous n’eſtes tout à fait à l’eſpreuue, c’eſt bien tout ce que vous pouuez faire que de cognoiſtre quelque choſe dans voſtre Breuiaire : Auec cela nous auons depuis le matin iuſques au ſoir noſtre foyer quaſi toujours aſſiegé de Sauuages ; ſur tout ils ne manquent gueres à l’heure du repas : que s’il arriue que vous ayez quelque choſe d’extraordinaire, ſi peu que ce ſoit, il faut faire eſtat que la plus part de ces Meſſieurs ſont de la maiſon ; ſi vous ne leur en faites part, vous paſſerez pour vn vilain. Pour la nourriture, elle n’eſt pas ſi miſerable, bien que nous nous paſſions d’ordinaire d’vn peu de bled, auec vn morceau de poiſon ſec & fumé, outre quelques fruicts dont ie parleray icy bas.

Au reſte iuſques à preſent nous n’auons eu que des roſes, d’oreſnauant que nous auons des Chreſtiens quaſi en tous les villages ; il faut bien faire eſtat d’y faire des courſes en quelque ſaiſon de l’année que ce ſoit, & d’y demeurer ſelon les occurrences ces les quinze iours & les trois ſemaines entieres, dans des incommoditez qui ne ſe peuuent dire. Adiouſtez à tout cela que noſtre vie ne tient quaſi qu’à vn filet, & ſi en quelque lieu du monde que nous ſoyons nous deuons attendre la mort à toute heure, & auoir touſiours noſtre ame entre nos mains, c’eſt particulierement en ce pays. Car outre que voſtre Cabane n’eſt que comme de paille, & que le feu y peut prendre à tout moment, nonobſtant le ſoin que vous apportez pour deſtourner ces accidens, la malice des Sauuages vous donne ſujet de ce coſté-là d’eſtre dans des craintes quaſi perpetuelles : vn meſcontant vous peut bruſler, ou fendre la teſte à l’eſcart. Et puis vous eſtes reſponfable de la ſterilité ou fecondité de la terre, ſous peine de la vie ; vous eſtes la cauſe des ſechereſſes, ſi vous ne faites pleuuoir, on ne parle pas moins que de ſe defaire de vous. Ie n’ay que faire de parler du danger qu’il y a du coſté des ennemis, c’eſt aſſez de dire que le treizieſme de ce mois de Iuin ils ont tué douze de nos Hurons aupres du village de Contarrea qui n’eſt qu’a vne iournée de nous ; que peu de temps auparauant à quatre lieues du noſtre, on deſcouurit dans les champs quelques Iroquois en ambuſcade, qui n’eſpioient que l’occaſion de faire vn coup aux deſpens de la vie de quelque paſſant. Ceſte Nation eſt fort craintiue, ils ne ſe tiennent pas ſur leur garde, ils n’ont pas quaſi le ſoin de preparer des armes & de fermer de pieux leurs villages ; leurs recours ordinaire, principalement quand l’ennemy eſt puiſſant, eſt à la fuite. Dans ces alarmes de tout le Pays ie vous laiſſe à penſer ſi nous auons ſuiet nous autres de nous tenir en aſſeurance.

Or apres tout, ſi nous eſtions icy pour les attraits exterieurs de la pieté, comme en France, encore ſeroit-ce. En France la grande multitude, & le bon exemple des Chreſtiens, la celebrité des Feſtes, la maieſté des Egliſes ſi bien parées vous preſchent la pieté ; & dans nos Maiſons la ferueur des noſtres, leur modeſtie, & tant de belles vertus qui éclatent en toutes leurs actions, ſont autant de voix puiſſantes qui vous crient ſans ceſſe, reſpice, & fac ſimiliter. Vous auez la conſolation de celebrer tous les iours la ſaincte Meſſe ; en vn mot vous eſtes quaſi hors des dangers de tomber, ou au moins les cheutes ne ſont que fort legeres, & vous auez incontinent les ſecours en main. Icy nous n’auons rien, ce ſemble, qui porte au bien ; Nous ſommes parmy des Peuples qui s’eſtonnent quand vous leur parlez de Dieu, qui n’ont ſouuent que d’horribles blaſphemes en la bouche. Souuent il vous faudra vous priuer du ſainct Sacrifice de la Meſſe, & quand vous aurez la commodité de la dire, vn petit coing de voſtre Cabane vous ſeruira de Chapelle, que la fumée, la neige, ou la pluye vous empeſchent d’orner & embellir, quand meſme vous auriez dequoy. Ie laiſſe à part le peu de moyen qu’il y a de vous recolliger parmy des Barbares, qui ne vous quittent preſque point, qui ne ſçauent ce que c’eſt de parler bas. Sur tout ie n’oſerois parler des dangers de ſe perdre parmi leurs impuretez, à qui n’a le cœur plein de Dieu, pour reietter fortement ce poiſon. En voila bien aſſez, le reſte ſe cognoiſt en l’experience.

Mais quoy, me dira quelqu’vn, n’y a-il que cela ? Penſez-vous par vos raiſons auoir ietté de l’eau ſur le feu qui me brule, & diminué tant ſoit peu le zele que i’ay pour la conuerſion de ces Peuples ? Ie vous declare que cela n’a ſeruy qu’à me confirmer dauantage dans ma vocation, que ie me ſens plus porté que iamais d’affection pour la Nouuelle France, & que ie porte vne ſaincte enuie à ceux qui ſont deſia aux priſes auec toutes ces ſouffrances ; tous ces trauaux ne me ſemblent rien en comparaiſon de ce que ie voudrois endurer pour Dieu ; ſi ie fçauois vn lieu ſous le Ciel ou on ſouffriſt encor dauantage ie voudrois y aller. Ah qui que vous ſoyez à qui Dieu donne ces ſentimens & ces lumieres, venez, venez, mon cher Frere, ce ſont des ouuriers tels que vous eſtes que nous demandons icy ; c’eſt à des ames ſemblables à la voſtre, que Dieu a deſtiné la conqueſte de tant d’autres que le Diable tient encor maintenant en ſa puiſſance ; n’apprehendez aucunes difficultez, il n’y en aura point pour vous, puisque toute voſtre conſolation eſt de vous voir crucifié auec le Fils de Dieu ; le ſilence vous ſera doux, puisque vous auez appris à vous entretenir auec Dieu, & à conuerſer dans les Cieux auec les Saints, & les Anges : les viãdes ſeroient bien inſipides ſi le ſiel de noſtre Seigneur ne vous les rendoit plus douces & plus ſauoureuſes que les mets les plus delicieux du monde. Quel contentement d’aller par ces ſaults, & de grauir ſur les roches, à celuy qui a deuant les yeux cet aymable Sauueur haraſſé de tourmens, & montant le Caluaire chargé de ſa Croix ; l’incommodité du Canot eſt bien aiſée à ſouffrir à qui le conſiderera crucifié. Quelle conſolation ? car il faut que i’vſe de ces termes, autrement ie ne vous ferois pas plaiſir ; quelle conſolation donc de ſe voir meſme par les chemins abandonné des Sauuages, languir de maladie, ou mourir de faim dans les bois, & de pouuoir dire à Dieu ; Mon Dieu c’eſt pour faire voſtre ſainte volonté que ie ſuis reduit au poinct où vous me voyez ; ſur tout conſiderant cét homme-Dieu qui expire en la Croix, & crie à ſon Pere, Deus meus, Deus meus, vt quid dereliquiſti me. Que ſi Dieu parmy toutes ces incommoditez vous conſerue en ſanté, ſans doute vous arriuerez doucement au pays des Hurons dans ces ſainctes penſées. Suauiter nauigat quem gratia Dei portat.

Maintenant pour ce qui eſt de l’habitation, du viure, & du coucher, oſeray-ie dire à vn cœur ſi genereux, & qui ſe mocque de tout ce que i’en ay touché cy-deſſus ; qu’encore bien que nous n’ayons en cecy gueres d’auantage par deſſus les Sauuages, neantmoins ie ne ſçay comment la diuine Bonté adoucit tout ce qu’il y pourroit auoir de difficile, & tous tant que nous ſommes nous trouuons tout cela quaſi auſſi peu étrange que la vie de France. Le ſommeil que nous prenons couchez ſur nos nattes, nous ſemble auſſi doux que dans vn bon lit ; les viandes du Pays ne nous degouſtent point, quoy qu’il n’y ait gueres d’autre aſſaiſonnement que celuy que Dieu y a mis, & nonobſtant les froidures d’vn hyuer de ſix mois paſſé à l’abry d’vne Cabane d’écorces percée à iour, nous ſommes encor à en reſſentir les effets, perſonne ne s’eſt plaint de mal de teſte ou d’eſtomac ; nous ne ſçauons ce que c’eſt que fluxions, reumes, catarres ; ce qui me fait dire que les delicats n’entendent rien en France à ſe defendre contre le froid ; ces chambres ſi bien tapiſſées, ces portes ſi bien ioinctes, & ces feneſtres fermées auec tant de ſoin, ne ſeruent qu’à en faire reſſentir des effets plus cuiſans ; c’eſt vn ennemy auec lequel on gagne quaſi plus à luy tendre les bras, qu’à luy faire vne ſi cruelle guerre. Pour le viure, ie diray encor cecy, que Dieu nous a fait paroiſtre à l’œil ſa Prouidence tres-particuliere, nous auons fait en huict iours noſtre prouiſion de bled pour toute l’année, ſans faire vn ſeul pas hors noſtre Cabane ; on nous apporte auſſi du poiſſon ſec en telle quantité, que nous ſommes contraincts d’en refuſer, & de dire que nous en auons aſſez ; vous diriez que Dieu voyant que nous ne ſommes icy que pour ſon ſeruice, afin que nous ne trauaillions que pour luy, nous vueille luy meſme ſeruir de pouruoyeur. Ceſte meſme Bonté ne laiſſe pas de nous donner de temps en temps quelques rafraichiſſemens de poiſſõ frais. Nous ſommes ſur le bord d’vn grãd Lac qui en porte d’auſſi bons que i’aye gueres veu, ou mangé en France ; il eſt vray, comme i’ay deſia dit, que nous n’en ſaiſons point d’ordinaire ; & encore moins de la chair, qui ſe void icy plus rarement. Les fruicts meſmes ſelon la ſaiſon, pourueu que l’année ſoit vn peu fauorable, ne nous mãquent point, les fraiſes, les framboiſes & les meures y ſont en telle quantité qu’il n’eſt pas croyable. Nous y cueillons force raiſins, & aſſez bons, les citroüilles nous durent quelquesfois les quatre & cinq mois, mais en telle abondance qu’elles ſe donnẽt preſque pour rien ; & ſi bonnes qu’eſtant cuites dans les cendres, elles ſe mangent comme on fait les pommes en France : de ſorte qu’à vray dire, pour ce qui touche les viures nous nous pouuons fort aiſement paſſer de la France ; le ſeul bled du Pays eſt vne nourriture ſuffiſante quand on y eſt vn peu habitué les Sauuages l’appreſtent en plus de vingt façons, & ne ſe ſeruent cependant que de feu & d’eau ; il eſt vray que la meilleure ſaulce eſt celle qu’il porte auec ſoy.

Pour les dangers de l’ame à parler nettement, il n’y en a point pour celuy qui apporte aux Pays des Hurons la crainte & l’amour de Dieu ; au contraire i’y trouue des aduantages nompareils pour acquerir la perfection. N’eſt-ce pas deſia beaucoup de n’auoir dans le viure, le veſtir & le coucher aucun attrait que la ſimple neceſſité ? N’eſt-ce pas vne belle occaſion de s’vnir à Dieu, quand il n’y a creature quelconque qui vous donne ſuiet de vous y attacher d’affection ? quand les exercices que vous practiquez vous obligent ſans violence à la recollection interieure ? Outre vos exercices ſpirituels vous n’auez point d’autre employ que l’eſtude de la langue, & la conuerſation auec les Sauuages. Ah ! qu’il y a de plaiſir pour vn cœur ſelon Dieu de ſe faire le petit Eſcolier d’vn Sauuage, & d’vn petit enfant pour les gagner par apres à Dieu, & les rẽdre Diſciples de noſtre Seigneur ! Que Dieu ſe communique volontiers, & liberalement à vne ame qui practique pour ſon amour ces actes heroïques d’humilité ; autant de mots qu’il apprend ce luy ſont autant de threſors qu’il amaſſe, autant de deſpoüilles qu’il enleue ſur l’ennemy commun du genre humain ; de ſorte qu’il auroit ſuiet de dire cent fois le iour, Laetabor ſuper eloquia tua tanquam qui inuenit ſpolia multa. Pour ceſte conſideration les viſites des Sauuages, quoy que frequentes, ne luy peuuent eſtre importunes ; Dieu luy apprend ceſte belle leçon qu’il fit autrefois à Saincte Catherine de Sienne, de luy faire vn cabinet ou vn temple de ſon cœur, ou il ne manque iamais de le trouuer toutes & quantesfois qu’il s’y retire : que s’il y rencontre des Sauuages, ils ne luy apportent aucun trouble dans ſes prieres, ils ne ſeruent qu’à les rendre plus feruentes ; il prend de là occaſion de preſenter ces pauures miſerables à ceſte ſouueraine Bonté, & la ſupplier inſtamment pour leur conuerſion.

Il eſt certain que nous n’auons point icy cet appareil exterieur, qui reueille & entretient la deuotion. Nous n’y voyons proprement que le ſubſtantiel de noſtre Religion, le ſainct Sacrement de l’Autel, où il faut que noſtre Foy ouure les yeux ſur ſes merueilles, ſans y eſtre aidée d’aucune marque ſenſible de ſa grandeur, non plus que les Mages iadis en l’eſtable. Mais il ſemble que Dieu ſuppleant à ce qui nous manque, & comme en recompenſe de la faueur qu’il nous a faite de le tranſporter, pour aiſi dire, au deça de tant de mers, & de luy auoir trouué place dans ces pauures Cabanes, nous vueille combler des meſmes benedictions parmy ces Peuples infideles, dont il a accouſtumé de fauoriſer quelques Catholiques perfecutez en Pays heretique. Ces bonnes gens ne voyent gueres ny d’Egliſes ny d’Autels ; mais ce peu qu’ils en voyent leur ſert au double de ce qu’il feroit en pleine liberté. Quelle conſolation à voſtre aduis de ſe proſterner par fois deuant vne Croix au milieu de ceſte Barbarie ? de porter les yeux & penetrer au milieu de nos petites fonctions domeſtiques, iuſques au departement que le Fils de Dieu a daigné prendre dans noſtre petite habitatiõ ? N’eſt-ce pas eſtre en Paradis iour & nuict, de n’eſtre ſeparé de ce Bien aymé des Nations, que de quelque eſcorce ou branche d’arbre ? Enipfe ſtat poſt parietem noſtrum. Sub vmbra illius quem deſideraueram, ſedi. Voila pour le dedans. Sortons-nous hors du logis, le Ciel nous eſt ouuert, & ces grands baſtiments, qui portent leur teſte dans les nuës, au milieu des bonnes villes ne nous en dérobent point la veue ; de façon que nous pouuons faire nos prieres en toute liberté deuant ce bel Oratoire, que ſainct François Xauier aymoit mieux qu’aucun autre. Que s’il eſt queſtion des vertus au fonds, ie me glorifieray, non pas en moy, mais au partage qui m’eſt eſcheu, ou s’il faut le recognoiſtre humblement au coſté de la Croix, que noſtre Seigneur de ſa grace nous donne à porter apres ſoy ; il eſt certain que ce Pays, ou l’employ que nous y auons, eſt beaucoup plus propre à engraiſſer vne ame des fruicts du Ciel, que de ceux de la terre. Ie ne ſçay ſi ie me trompe, ſi eſt-ce que ie me repreſente, qu’il y a beau moyẽ d’y croiſtre en la Foy, en l’Eſperance, & en la Charité. Y ietterions-nous la ſemence de la Foy ſans en profiter pour nous ? Seroit-il poſſible que nous miſſions noſtre confiance hors de Dieu en vne Region, ou du coſté des hommes toutes choſes nous manquent ? Pourrions-nous ſouhaitter vne plus belle occaſion d’exercer la Charité, que dans les aſpretez & mef-aiſes d’vn monde nouueau, que pas vn art ny induſtrie humaine n’a encore pourueu d’aucune commodité ? & d’y viure pour ramener à Dieu des hommes ſi peu hommes, qu’il faut s’attendre iournellemẽt de mourir de leur main, ſi la fantaiſie leur en prend, ſi vn ſonge les y porte, ſi nous ne leur fermons & ne leur ouurons le Ciel à diſcretion, leur donnant la pluye & le beau temps à commandement. Ne nous font-ils pas reſponſables de ces diſpoſitions de l’air ? & ſi Dieu ne nous inſpire, ou que nous ne voulions pas cooperer à la foy des miracles ; ne ſommes nous pas continuellement en danger, comme ils nous en ont menacé, de les voir courir ſus à ceux qui n’auront point le tort ? Certes ſi celuy qui eſt la Verité meſme ne l’auoit aduancé, qu’il n’y a pas plus grande charité que de mourir par effect vne fois pour ſes amis. Ie conçeurois quelque choſe d’égal ou de plus releué, à faire ce que diſoit l’Apoſtre aux Corinthiens. Quotidie morior per veſtram gloriam, fratres, quam habeo in Christo Jeſu Domino noſtro. A traiſner vne vie aſſez penible dans des dangers aſſez frequens & ordinaires d’vne mort inopinée, que ceux-la vous procureront, que vous pretendiez ſauuer. Ie me remets par fois en memoire ce qu’eſcriuoit iadis Sainct François Xauier au P. Simon, & ſouhaitte qu’il plaiſe à Dieu de faire en ſorte que pour le moins on puiſſe dire ou eſcrire vn iour le meſme de nous, quoy que nous n’en ſoyons pas dignes. Voicy ſes termes. Optimi e Moluco perſeruntur nunty, quippe in maximis arumnis perpetuiſque vit ediſeriminibus, loames Beira etaſque ſocy verſantur, magno cum Chriſtiante Religionis incremento.

Vne choſe, ce ſemble, auroit à donner icy de l’apprehenſion à vn Enfant de la Compagnie, de ſe voir au milieu d’vn Peuple brutal & ſenſuel, de qui l’exemple pourroit ternir le luſtre de la vertu la plus & la moins delicate d’entre toutes, qui n’en prendroit vn ſoin particulier, c’eſt la Chaſteté.

Oferay-ie dire pour eſſuyer ceſte difficulté, que s’il y a lieu au monde ou ceſte vertu ſi precieuſe ſoit en aſſeurance, pour vn homme d’entre nous qui veut eſtre ſur ſes gardes, c’eſt icy. Niſi Dominus cuſtodierit ciuitate, fruſtra vigilat qui cuſtodit eam. Sciui quoniam aliter non poſſem eſſe continens, niſi Deus det. Et hoc ipſum erat ſapientia, ſeire cuius eſſet hoc donum. On dit que les victoires que ceſte Fille du Ciel emporte ſur ſon ennemy, ſe gagnent en fuyant ; mais ie croy que c’eſt Dieu ſans plus, qui fait fuyr ce meſme ennemy aux plus grandes occaſions, deuant ceux qui ne craignans rien tant que ſes approches, vont la teſte baiſſée, & le cœur plein de confiance en ſa Bonté, où ſa gloire les appelle. Et où pourrions nous chercher ceſte gloire ? ie diray mieux, où la trouuer plus épurée & deſgagée de nos propres intereſts ; qu’en vn lieu auquel il n’y a rien à eſperer que la recompenſe de les auoir tous quittés pour l’amour de celuy, de qui S. Paul diſoit. Scio cui credidi. Vous ſouuient-il de ceſte herbe, nommée la crainte de Dieu, dont on diſoit au commencement de noſtre Compagnie, que nos Peres charmoient l’eſprit d’impureté ; elle ne croiſt point dans la terre des Hurõs, mais il y en tombe du Ciel à foiſon ; ſi peu qu’on ſoit ſoigneux d’y cultiuer celle qu’on y apporte. La barbarie, l’ignorance, la pauureté & la miſere, qui rend la vie de ces Sauuages plus déplorable que la mort, nous eſt vne leçon continuelle, de regreter la cheute d’Adam, & de nous ſouſmettre entierement à celuy qui chaſtie encore ſa deſobeyſſance en ſes enfans, d’vne façon ſi remarquable, apres tant de ſiecles. Saincte Thereſe diſoit autrefois, qu’elle ne ſe trouuoit iamais mieux en ſes meditations, que dans les myſteres où elle trouuoit noſtre Seigneur à l’eſcart, & ſans compagnie, cõme ſi elle euſt eſté au iardin des Oliues. Et elle appelloit cela vne de ſes ſimplicitez. On comptera cecy ſi l’on veut parmy mes ſottiſes ; mais il me ſemble que nous auons icy d’autant plus de loiſir pour careſſer, par maniere de dire, & entretenir noſtre Seigneur à cœur ouuert, au milieu de ces terres inhabitées, que moins il y a de perſonnes qui s’en mettent en peine. Et moyennant ceſte faueur, nous pouuons dire hardimẽt, Non timebo mala, quoniam tu mecum es. Bref ie me repreſente que tous les Anges Gardiens de ces Nations incultes & delaiſſées, ſont continuellement en peine & en action, pour nous ſauuer de ces dangers. Ils ſçauent bien que s’il y auoit choſe au monde qui nous deuſt donner des aiſles, pour retourner d’où nous ſommes venus, & par obeyſſance, & par inclination propre, ce ſeroit ce malheur, ſi nous n’en eſtions à couuert ſous la protection du Ciel. C’eſt ce qui les réueille à nous en procurer les moyens, pour ne perdre la plus belle eſperance qu’ils ayent iamais euë par la grace de Dieu, de la conuerſion de ces Peuples.

Ie finis ce diſcours & ce Chapitre auec ce mot. Si dans la veue des peines & des Croix qui nous ſont icy preparées, quelqu’vn ſe ſent ſi fortifié d’en-haut, que de pouuoir dire que c’eſt trop peu, ou comme S. François Xauier, Ampliùs, ampliùs ; i’eſpere que noſtre Seigneur tirera auſſi de ſa bouche au milieu des conſolations qu’il luy donnera, ceſte autre confeſſion, que ce ſera trop pour luy, qu’il n’en pourra plus. Satis eſt, Domine, ſatis eſt.