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Relation de ce qui s’est passé dans le pays des Hurons en l’année 1636/7

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Chapitre II.

Quel est le ſentiment des Hurons touchant la nature & l’eſtat de l’ame, tant en ceſte vie, qu’apres la mort.



C’Eſt vn plaiſir de les entendre parler des ames, ou pour mieux dire, c’eſt vne choſe tout à fait digne de compaſſion, de voir des hommes raiſonnables auoir des ſentimens ſi bas, d’vne eſſence ſi noble, & qui porte des traicts ſi vifs de la Diuinité. Ils luy donnent diuers noms ſelon ſes diuers eſtats ou diuerſes operations. Entant qu’elle anime ſeulement le corps, & luy donne la vie, ils l’appellent Khiondhecȣi ; entant qu’elle eſt raiſonnable, oki andaérandi, ſemblable à vn demon, qui contrefait le demon : entant qu’elle penſe & delibere ſur quelque choſe, ils l’appellẽt endionrra, & gonennoniȣal, en tant qu’elle ſe porte d’affection vers quelque obiect, d’où vient qu’ils diſent ſouuent, ondayee ihaton onennoniȣal ; voila ce que le cœur me dit, voila ce que mon appetit deſire. Maintenant ſi elle eſt ſeparée du corps, ils l’appellent eskon, & les os meſmes des morts atisken à mon auis ſur cette fauſſe perſuaſion qu’ils ont, que l’ame y demeure en quelque façõ attachée quelque temps apres la mort, au moins qu’elle n’en eſt pas beaucoup eloignée, ils ſe la figurent diuiſibles ; & vous auriez toutes les peines du monde à leur faire croire, que noſtre ame eſt toute entiere en toutes les parties de noſtre corps, ils luy donnẽt meſme vne teſte, des bras, des iambes, en vn mot vn corps ; & pour les mettre bien en peine, il ne faut que leur demander par où l’ame ſort à la mort, ſi tant eſt qu’elle ſoit corporelle, & ayt vn corps auſſi grand que celuy qu’elle anime ; car à cela ils n’ont point de reponſe.

Pour ce qui eſt de l’eſtat de l’ame apres la mort, ils tiennent qu’elle ſe ſepare tellement du corps, qu’elle ne l’abandonne pas incontinent : quand on le porte au tombeau, elle marche deuãt, & demeure dans le cimetiere iuſques à la feſte des Morts ; de nuict elle ſe pourmene par les villages, & entre dans les Cabanes, où elle prend ſa part des feſtins, & mange de ce qui eſt reſté le ſoir dans la chaudiere ; d’où vient que pluſieurs, pour cette conſideration, n’en mangent pas volontiers le lendemain ; il y en a meſme qui ne ſe trouuent point aux feſtins qui ſe font pour les ames, croyans qu’ils mourroient indubitablement, s’ils auoient ſeulement gouſté des viandes qui leur ſont preparées ; d’autres neantmoins ne ſont pas ſi ſçrupuleux, & en mangent tout leur ſaoul.

A la feſte des Morts, qui ſe fait enuiron de douze en douze ans, les ames quittent les cimetieres, & au dire de quelques-vns ſe changent en Tourterelles, qu’ils perſecutent par apres à coups de ſleches dans les bois pour en faire grillade & les manger ; neantmoins la plus commune creance eſt, qu’apres cette ceremonie, dont ie parleray icy bas, elles s’en vont de compagnie, couuertes qu’elles ſont des robbes & des colliers qu’on leur a mis dans la foſſe, à vn grand Village, qui eſt vers le Soleil couchant, excepté toutefois les vieillards & les petits enfans, qui n’ont pas ſi bonnes iambes que les autres, pour pouuoir faire ce voyage : ceux-cy demeurent dans le pays, où ils ont leurs Villages particuliers ; on entend quelquefois, diſent-ils, le bruit des portes de leurs Cabanes, & les voix des enfans qui chaſſent les oyſeaux de leurs champs, ils ſement des bleds en la ſaiſon, & ſe ſeruent des champs que les viuans ont abandonnez ; s’il ſe bruſle quelque Village, ce qui arriue ſouuent en ce pays, ils ont ſoin de ramaſſer du milieu de cette incendie le bled roſty, & en ſont vne partie de leurs prouiſions.

Les ames qui ſont plus fortes & plus robuſtes, ont leur rendez-vous, comme i’ay deja dit, vers l’Occident, ou chaque Nation a ſon Village particulier, & ſi l’ame d’vn Algonquin eſtoit ſi hardie de ſe preſenter au Village des ames de la Nation des Ours, elle n’y ſeroit pas la bien venue.

Les ames de ceux qui ſont morts en guerre font bande à part, les autres les craignent, & ne leur permettent point l’entrée de leur Village, non plus qu’aux ames de ceux qui ſe ſont defaits eux meſmes. Quant aux ames des larrons, elles y ſont les bien venues, & ſi elles en eſtoiet bannies, il n’y reſteroit ame qui viue. Car, comme i’ay dit, Huron & larron ne font qu’vn ; & le plus homme de bien du Pays fera tout ce qu’il pourra pour faire ſa main, s’il trouue quelque choſe chez vous à l’ecart qui luy agrée.

Ie demandois vn iour à vn de nos Sauuages, où ils penſoient que fuſt le Village des ames, il me repondit qu’il eſtoit vers la Nation du Petun, c’eſt à dire vers l’Occident, à huict lieues de nous, & que quelques-vns les auoient veues comme elles y alloient, que le chemin qu’elles tenoient eſtoit large, & aſſez battu, qu’elles paſſoient aupres d’vne roche, qu’ils appellent Fearegntondi, qui s’eſt trouuée ſouuent marquée des peintures, dont ils ont accouſtumé de ſe barboüiller le viſage.

Vn autre me dit, que ſur le meſme chemin, auant que d’arriuer au Village, on rencontre vne Cabane, où loge vn certain nommé Oſectarach, ou Perce-teſte, qui tire la ceruelle des teſtes des morts, & la garde ; il faut paſſer vne riuiere, & pour tout pont vous n’auez que le tronc d’vn arbre couché en trauers, & appuye fort legerement. Le paſſage eſt gardé par vn chien qui donne le ſault à pluſieurs ames & les fait tomber ; elles ſont en meſme temps emportées par la violence du torrent, & étouffées dans les eaux ; mais, luy diſ-ie, d’où auez vous appris toutes ces nouuelles de l’autre monde ? Ce ſont, me dit-il, des persones reſuſcitées qui en ont fait le rapport. C’eſt ainſi que le diable les abuſe dans leurs ſonges ; c’eſt ainſi qu’il parle par la bouche de quelques-vns, qui ayans eſté laiſſez comme pour morts, reuiennent par apres en ſanté, & diſcourent à perte de veue de l’autre vie, ſelon les idées que leur en donne ce mauuais maiſtre : à leur dire le Village des ames n’eſt en rien diſſemblable du Village des viuans, on y va à la chaſſe, à la peſche, & au bois ; les haches, les robbes, & les colliers y ſont autant en credit, que parmy les viuants. En vn mot tout y eſt pareil, il n’y a que cette difference, que iour & nuict elles ne font que gemir & ſe plaindre ; elles ont des Capitaines, qui de tẽps en temps mettent le hola, & taſchent d’apporter quelque moderation à leurs ſoupirs, & à leurs gemiſſemẽs. Vray Dieu que d’ignorance & de ſtupidité ! Illuminare his qui in tenebris & in vmbra mortis ſedent.

Or cette fauſſe creance qu’ils ont des ames s’entretient parmy-eux, par le moyen de certaines hiſtoires que les peres racontent à leurs enfans, leſquelles ſont ſi mal conſuës, que ie ne ſçaurois aſſez m’eſtonner de voir comme des hommes les croyent, & les prennent pour veritez. En voicy deux des plus niaiſes, que ie tiens de perſonnes d’eſprit & de iugement parmy-eux.

Un Sauuage ayant perdu vne ſienne ſœur qu’il aymoit vniquement, & ayant pleuré quelque temps ſa mort, ſe reſolut de la chercher en quelque part du monde qu’elle peuſt eſtre, & fit douze iournées tirant vers le Soleil couchant ; où il auoit appris qu’eſtoit le Village des ames, ſans boire ny mãger ; au bout deſquels ſa ſœur luy apparut ſur le ſoir, auec vn plat de farine cuite à l’eau, à la façon du pays, qu’elle luy donna, & diſparut en meſme temps qu’il voulut mettre la main ſur elle pour l’arreſter ; il paſſa outre, & chemina trois mois entiers, eſperant touſiours venir à bout de ſes pretenfions ; pendant tout ce temps elle ne manquoit pas tous les iours de ſe monſtrer, & luy rendre le meſme office qu’elle auoit commencé, allant ainſi augmentant ſa paſſion, ſans luy donner autre ſoulagement, que ce peu de nourriture qu’elle luy apportoit. Les trois mois expirez, il rencontra vne riuiere, qui le mit en peine d’abord, car elle eſtoit fort rapide, & ne paroiſſoit pas gayable ; il y auoit bien quelques arbres abbatus qui tenoient le trauers, mais ce pont eſtoit ſi branlant qu’il n’auoit pas la hardieſſe de s’y fier. Que fera-il ? Il y auoit au delà quelque piece de terre défrichée, ce qui luy fit croire qu’il y trouueroit quelques habitans. De fait apres auoir regardé de coſté & d’autre, il apperceut à l’entrée du bois, vne petite Cabane, il cria à diuerſes repriſes, vn homme paroiſt & ſe renſerme incontinent en ſa Cabane : ce qui le reiouit, & le fit reſoudre à franchir le pas, l’ayant fait heureuſement, il va droit à cette Cabane, mais il y trouue viſage de bois, il appelle, il heurte à la porte ; on luy repond qu’il attende, & qu’il paſſe premierement ſon bras, s’il veut entrer ; l’autre fut bien eſtonné de voir vn corps, il luy ouure, & luy demande, où il alloit, & ce qu’il pretendoit, que ce pays n’eſtoit que pour les ames. Ie le ſçay bien, dit cet Auenturier, c’eſt pourquoy i’y viens chercher l’ame de ma ſœur. Oüyda, repart l’autre, à la bonne-heure ; allez, prenez courage, vous voila tantoſt au Village des ames, vous y trouuerez ce que vous deſirez ; toutes les ames ſont maintenant aſſemblées dans vne Cabane, ou elles danſent pour guerir Aataeniſic, qui eſt malade ; ne craignez point d’y entrer, tenez voila vne courge, vous y mettrez l’ame de voſtre ſœur ; il la prend, & demande en meſme temps congé à ſon hoſte, bien aiſe d’auoir fait vne ſi bonne rencontre. Sur le depart il luy demade ſon nom. Contente toy, dit l’autre, que ie ſuis celuy qui garde la ceruelle des morts ; quand tu auras recouure l’ame de ta ſœur, repaſſe par icy, ie te donneray ſa ceruelle. Il s’en va donc, & arriué qu’il eſt au Village des ames, il entre dans la Cabane d’Aataeniſic, où il les trouue en effet qu’elles danſoient pour ſa ſanté, mais il ne peut encor voir l’ame de ſa ſœur car elles furent ſi effrayées à la veue de cet homme, qu’elles s’éuanouirent en vn inſtant ; de ſorte qu’il demeura maiſtre de la Cabane toute la iournée. Sur le ſoir, comme il eſtoit aſſis aupres du foyer, elles retournerent, mais elles ne ſe monſtrerent du commencement que de loing, petit à petit s’eſtant approchées elles ſe mirent derechef à danſer ; il recogneut ſa ſœur parmy la troupe, il s’efforça meſme de la prendre, mais elle s’enfuit de luy, il ſe retira à l’écart, & prit enfin ſi bien ſon temps qu’elle ne peut échapper ; neantmoins il ne fut pas aſſeuré de ſa proye qu’à bonnes enſeignes ; car il luy fallut lutter cotre elle toute la nuict, & dans le combat elle diminua tellement, & deuint ſi petite, qu’il la mit ſans difficulté dans ſa courge : l’ayant biẽ bouchée, il s’en retourne ſur le champ, & repaſſe chez ſon hoſte, qui luy donne dans vne autre courge la ceruelle de ſa ſœur, & l’inſtruit de tout ce qu’il deuoit faire pour la reſuſciter. Quand tu ſeras arriué, luy dit-il, va t’en au cimetiere, prends le corps de ta ſœur, porte le en ta Cabane, & fais feſtin : tous les conuiez eſtãs aſſemblez, charge le ſur tes epaules, & fais vn tour par la Cabane, tenant en main les deux courges, tu n’auras pas ſi toſt repris ta place, que ta ſœur reſuſcitera pourueu que tu donne ordre que tous tiennent la veue baiſſée, & que pas vn ne regarde ce que tu feras, autrement tout ira mal. Le voila donc retourné dans fort peu de temps à ſon Village, il prend le corps de ſa ſçeur, fait feſtin, & execute de point en point, tout ce qui luy auoit eſté preſçrit ; & de fait il ſentoit deja du mouuement dans ce cadaure demy pourry ; mais comme il eſtoit à deux ou trois pas de ſa place, il y eut vn curieux qui leua les yeux, & en meſme temps cette ame s’echappa, & ne luy demeura que ce cadaure ſur les bras, qu’il fut contrainct de reporter au tombeau d’où il l’auoit tiré.

Si credere fas eſt.

Voicy vne autre de leurs fables de meſme tiſſure. Vn ieune homme des plus qualiſiez d’entr’eux apres s’eſtre bien fait prier, répondit enfin eſtant malade, que ſon ſonge portoit vn arc roulé en écorce, que ſi on vouloit luy faire eſçorte, il n’y auoit qu’vn ſeul homme ſur terre qui en euſt vn. Vne troupe de deliberez ſe mettent en chemin auec luy ; mais au bout de dix iours il ne luy reſta que ſix compagnons, le reſte rebrouſſa à cauſe de la faim qui les preſſoit : les ſix vont auec luy à grandes iournées, & ſur les piſtes d’vne petite beſte noire rencontrent la Cabane de leur homme, qui les aduertit de ne manger rien de ce qu’vne femme qui alloit reuenir leur appreſteroit pour la premiere fois ; à quoy ayant obeï, & renuerſé les plats par terre, ils s’apperceurent, que ce n’eſtoient que beſtes venimeuſes, qu’elle leur auoit preſenté. S’eſtans refaits du ſecond ſeruice, il fut queſtion de bander l’arc roulé, dont pas vn n’ayant pû venir à bout, que le ieune hõme, pour qui le voyage auoit eſté entrepris : il le receut en don de ſon hoſte, qui l’inuita de ſuer auec luy, & au ſortir de la ſuerie metamorphoſa vn de ſes compagnons en Pin. Delà ils aborderent au Village des ames, d’où ils ne reuindrent que trois en vie, & tous effarez chez leur hoſte, qui les encouragea de retourner chez eux, à la faueur d’vn peu de farine, telle que les ames la mangent, & qui ſuſtente les corps à merueilles. Qu’au reſte ils alloient paſſer à trauers des bois, où les Cerfs, les Ours, les Orignacs eſtoient auſſi communs que les fueilles des arbres ; & qu’eſtans pourueus d’vn arc ſi merueilleux, ils n’auoient rien à craindre, que leur chaſſe ſeroit des meilleures. Les voila de retour en leur Village, & tout le monde à l’entour d’eux, à ſe réiouïr & apprendre leurs diuerſes rencontres.

Forſan & hæc olim meminiſſe innabit
lors que ces pauures gens éclairez du ciel ſe riront de leurs ſottiſes, comme nous l’eſperons.