Relation de voyage de Shang-haï à Moscou, par Pékin, la Mongolie et la Russie asiatique/20

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LA TERRE DES HERBES.

Description de la grande muraille. — Son fondateur. — Son inefficacité comme défense de guerre. — Montagnes de Tching-gaunoula. — Vallée et auberge d’Ouche-tiao. — Plateau de la Mongolie. — Magnifique coucher de soleil au désert. — Bourgaltai. — Confusion inexprimable à l’arrivée. — Fête de la reine Victoria. — Départ de sir Frédérick Bruce, ministre d’Angleterre. — Escorte des voyageurs dans les steppes. — La calèche de Mme de Baluseck. — Les charrettes chinoises.


Les voyageurs, accompagnés de Mme de Baluseck et de sa suite, repartirent de Kalgan le 24 mai.

En sortant de la ville, une autre route se dirige à l’ouest vers Sin-houang-tsen, siége de la mission de Mongolie, dont le pro-vicaire reprit le chemin après mille souhaits de bon voyage.

On s’engage, aussitôt après, dans une gorge de montagnes formée par un lit de torrent à sec, qui mène par des pentes rapides jusqu’à la grande muraille qui couronne les hauteurs. Ce prodigieux ouvrage de défense se compose de doubles remparts crénelés, reliés entre eux par des tours et des fortifications ; ce sont des murs en pierre de taille et en moellons cimentés avec de la chaux, d’une hauteur de cinq mètres, d’une épaisseur de trois mètres et dont les parements sont courbes.

La grande muraille, dont les ramifications s’étendent jusqu’au delà du Kansou, pendant une longueur de dix mille lis[1] ou de cinq mille kilomètres environ, est loin de présenter, pendant tout son parcours, une masse de maçonnerie aussi imposante.

L’empereur Tsin-chi-hoang-ti, qui l’a fit élever dans le troisième siècle de l’ère chrétienne, s’était appliqué à défendre surtout le nord des provinces de Pe-tche-li et du Chan-si, voisines de sa capitale.

D’après l’aveu des Chinois, la grande muraille va toujours en diminuant de hauteur et d’épaisseur, et dans le Kan-sou ce n’est plus qu’un simple mur ; bientôt même le mur se change en un amas de pierres cimentées avec de la boue et à peine élevées à un mètre de haut.

On franchit la grande muraille au nord de Kalgan par une porte fortifiée située au fond du défilé et reliée à la muraille par un rempart de six mètres d’épaisseur avec demi-lune tournée vers la Mongolie.

La belle photographie reproduite ci-joint donne une idée exacte de l’aspect grandiose de ces imposantes constructions.

La grande muraille au nord de Kalgan. — Dessin de Thérond d’après une photographie.

Rien de plus impraticable que les gorges de montagnes où les voyageurs durent s’engager, après avoir franchi la grande muraille. Ce sont les torrents seuls qui ont frayé la route encombrée de rochers et de cavités escarpées ; aussi les voitures n’y passèrent qu’avec une difficulté extrême. Certains sites en sont très-pittoresques ; le chemin sinueux est surplombé par des roches affectant les formes les plus bizarres, au milieu desquelles s’ouvrent de profondes grottes ; des forêts sombres d’arbres verts en couvrent toutes les pentes et, de temps en temps, des sources d’eau limpide se précipitent dans les anfractuosités.

Des niches naturelles, ornées de grossières idoles, se font remarquer dans les parois de la montagne : les Mongols qui passent ne manquent pas de les entourer d’ex-voto, de chiffons et de fétiches ; un vieux lama, ermite de ce désert, y demande une légère contribution aux voyageurs, sous prétexte qu’il entretient la route, ce dont on ne s’aperçoit guère.

Cette chaîne de montagnes, appelée par les Chinois In-Chaun et par les Mongols Tching-ghanoula, est d’une altitude moyenne de six à sept cents mètres au-dessus de la mer.

Quelques riantes vallées bien boisées et bien cultivées se font remarquer au centre des monts In-Chaun.

Ce fut à l’une de ces vallées qu’on s’arrêta pour déjeuner dans un petit village appelé Ouche-tiao.

« On nous a servi à l’auberge, où nous sommes arrivés mourants de faim à deux heures de l’après-midi, d’excellentes galettes de farine d’orge en forme de crêpes, qu’on a faites, devant Mme de Baluseck et devant moi, sur une plaque de tôle chauffée à blanc ; il y avait aussi des pâtisseries contenant de petites graines entières qui craquaient sous la dent ; cela était moins bon, à cause de l’inévitable graisse qui remplace le beurre.

« En descendant des montagnes, on aperçoit une vallée verdoyante parsemée de quelques arbres, et devant soi le plateau de la Mongolie se dessinant en pente douce à l’horizon : au pied du plateau est la station de Zagau-tolgoï, composée de quelques misérables masures, où on ne s’arrête que pour changer de chevaux.

« Les charretiers chinois y ont été remplacés par des postillons mongols, qui conduisirent les voitures à fond de train jusqu’à la montée du plateau, que tout le monde dut faire à cheval, à cause de la difficulté de faire mouvoir les roues dans ces pentes sablonneuses.

« À notre arrivée au sommet, nous avons eu le coup d’œil le plus saisissant et le plus admirable : derrière nous les vallées et les montagnes sourcilleuses plongées graduellement dans l’ombre, tandis que le disque du soleil s’abaissant à ]’horizon rougissait leurs sommets de ses derniers feux ; devant nous, des prairies sans fin, l’immensité couverte d’herbes verdoyantes ! c’était une mer avec des ondulations de graminées semblables à de longues vagues ! c’était la Mongolie enfin, la terre du gazon, comme l’appellent ses libres habitants ! le désert, le désert infini avec toute sa majesté, et qui vous parle d’autant plus de Dieu que rien n’y rappelle les hommes !

« Le ciel, au-dessus des prairies, était de cette douce couleur de vert d’algue marine claire et un peu rosée dont se revêt ordinairement le côté de l’horizon opposé au soleil couchant. C’était une transparence et une pureté d’atmosphère que rien ne saurait exprimer ; le haut des herbes seulement était doré par le dernier rayon du soleil qui allait se perdre dans cette immensité.

« Mais nous ne pouvions jouir longtemps de ce magique spectacle : la nuit arrivait rapidement, et nous avions encore deux heures de marche pour arriver à Bourgaltaï, la première station de Mongolie.

« Dans ces plaines sans bornes, la nuit est bien plus profonde que dans les pays accidentés. Aucune élévation, aucun arbre ne pouvant former un point de repère pour le regard ; on n’a devant soi que l’uniformité du sombre.

« Aussi dûmes-nous tous mettre nos chevaux à la file pour suivre pas à pas l’officier mongol chargé de nous accompagner.

« Toutes ces précautions n’ont pas empêché que, quelques instants avant notre arrivée à Bourgaltaï, nous nous sommes aperçus de l’absence de M. Bruce. Il a fallu une demi-heure pour le retrouver à grands renforts de cris poussés par nos Mongols qui galopaient à fond de train dans les steppes. Il s’était écarté de quelques pas seulement, et quand il avait voulu nous rejoindre, il lui avait été impossible de s’orienter, et il avait pris une direction tout opposée à la nôtre.

« Je n’oublierai pas la station de Bourgaltaï ; quelle confusion inexprimable ! La caravane chargée du transport de nos gros bagages et partie de Kalgan quelques heures avant nous, arrivait à la couchée, en même temps que nos charrettes et notre cavalcade.

« Dans cette nuit noire, rendue plus noire encore par l’éclat des torches qu’on portait çà et là, les chameaux poussaient des cris et des gémissements lugubres, afin que leurs conducteurs les délivrassent de leurs charges, les chevaux effrayés se cabraient et refusaient de se laisser dételer ni entraver ; c’était un concert d’imprécations et de jurements dans toutes les langues.

« Nos gens n’ont pas encore l’habitude des emballages et des déballages ; il a fallu bien longtemps au milieu de cette confusion pour retrouver nos nécessaires de voyage, quelques provisions froides et nos lits de camp.

« Hier, 24 mai, c’était la fête de la reine Victoria, et comme le maître d’hôtel a pu mettre la main sur deux bouteilles de vin de Champagne, nous avons bu à la santé de Sa Majesté avec le ministre d’Angleterre et son secrétaire, M. Wade ; ensuite nous avons fait un whist (car on avait trouvé des cartes). C’est sûrement la première fois qu’on y joue dans les déserts de la Mongolie !

« Bourgaltaï est un hameau composé de quelques baraques en bois et d’une petite pagode : ce sont les dernières habitations fixes qu’on trouve à l’entrée du désert, et ce sera la dernière fois que nous coucherons sous un toit ! Nous allons commencer, à dater de ce soir, à camper comme les nomades.

« J’aime mille fois mieux coucher sous la tente que de passer la nuit sous un abri aussi sale et aussi puant que l’auberge de Bourgaltaï, quoiqu’on l’ait fait évacuer à l’avance pour nous recevoir.

« La cour est une enceinte carrée fermée par des barrières de bois et des broussailles, au milieu est la baraque bâtie en planches et en torchis, haute de trois mètres tout au plus. Elle se compose, outre une petite chambre où couche l’aubergiste, d’une seule immense pièce non plafonnée, car aux angles on se heurte la tête contre les solives de la toiture. Cette salle, qui sert à la fois de cuisine, de réfectoire et de dortoir, ne possède d’autres meubles qu’un kang long et large, où peuvent coucher à l’aise vingt voyageurs.

« Voilà sous quel abri nous avons dû souper, et passer la nuit sur nos lits de camp, tourmentés par tous les insectes de la création.

« 25 mai (sept heures et demie du matin). — MM. Bruce et Wade viennent de nous quitter avec tous leurs gens pour retourner à Pékin.

« Cette séparation nous a attristés. Maintenant commence vraiment notre voyage, un des plus grands et des plus longs qu’on puisse accomplir par terre sur notre globe. De Pékin jusqu’ici, c’est une promenade de plaisir que nous avons faite. »

Avant de suivre les voyageurs dans les déserts de Mongolie, il est nécessaire d’exposer quelles étaient les personnes de leur suite, et comment était organisé ce long trajet au milieu d’un pays ou ou ne peut attendre aucune ressource des habitants et où on ne trouve souvent pas même d’eau potable.

La petite caravane française se composait, outre M. et Mme de Bourboulon, de six personnes : M. le capitaine du génie Bouvier accompagné d’un sergent, d’un soldat de la même arme et d’un artilleur, un intendant et un jeune Chinois chrétien natif de Pékin Lieur, que M. de Bourboulon ramenait en France.

Mme de Baluseck emmenait avec elle un médecin russe, une femme de chambre française, un interprète lama appelé Gomboë attaché au service de la légation de Russie, enfin un cosaque d’escorte.

Une petite calèche à deux roues et bien suspendue, appartenant à Mme de Baluseck, servait de moyen de transport à ces deux dames ; les autres voyageurs en étaient réduits aux charrettes chinoises, sinon à monter à cheval.

Les charrettes qu’on avait pris soin de faire construire à Pékin sont fort petites et ne peuvent contenir qu’une seule personne et quelques bagages : elles sont recouvertes, comme les voitures de roulage allemandes, d’un capuchon en drap bleu, dont la partie supérieure est en toile goudronnée. Le patient est assis sur un petit banc ; par devant sont des rideaux en cuir pouvant se fermer à volonté ; par derrière, on voit le paysage par une petite lucarne garnie d’une lame de corne transparente.

Ces véhicules, qui n’ont aucune espèce de suspension ni de ressort, sont construits fort solidement ; les roues, d’un poids énorme, sont cerclées en fonte avec des jantes et des clous saillants ; les essieux en bois, fixés avec des fiches de fer, sont très-longs, ce qui écarte les roues de plus d’un mètre de la caisse des voitures.

Depuis Kalgan jusqu’à Zagan-Tolgoï, des charretiers chinois, assis sur un des brancards comme nos voituriers, les avaient conduites avec deux mules attelées l’une devant l’autre. À cette dernière station, ils furent remplacés par des postillons du pays, de même que les mandarins chinois cédèrent, à dater de ce moment, le soin d’escorter les voyageurs à des officiers mongols.

A. Poussielgue.

(La suite à une autre livraison.)




  1. Le li, mesure de longueur, représente environ la moitié du kilomètre ; il change de valeur suivant les provinces de la Chine. Un li vaut seize cents thi ; le thi, qui équivaut à notre pied, varie entre trente et trente-cinq centimètres. On distingue le tchi de charpentier, le tchi de tailleur et le tchi de li.