Relation et Naufrages/12

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Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 93-99).

CHAPITRE XII.


Les Indiens nous apportent des provisions.


Le lendemain, au lever du soleil, c’était l’heure que les Indiens nous avaient indiquée, ils arrivèrent en nous apportant beaucoup de poissons et des racines qui leur servent de nourriture : elles ressemblent à des noix, elles sont plus ou moins grosses ; on les retire de l’eau avec beaucoup de peine. Ils revinrent le soir, et nous apportèrent encore une plus grande quantité de poissons et des racines. Ils amenèrent leurs femmes et leurs enfants pour nous voir, et ils s’en allèrent bien pourvus de grelots et de grains de chapelets que nous leur donnâmes. Le lendemain ils se présentèrent avec des vivres semblables à ceux de la veille. Voyant que nous avions une provision de poissons, de racines, d’eau et d’autres objets que nous avions demandés, nous primes le parti de continuer notre voyage. Nous fûmes obligés de nous déshabiller pour déterrer notre barque qui avait été enfoncée dans le sable, et nous eûmes la plus grande peine du monde à la remettre à flot ; car nous étions dans un si pauvre état, qu’un travail même plus facile, aurait suffi pour épuiser nos forces. A peine étions-nous à deux portées d’arquebuses en mer, qu’une vague nous assaillit et nous mouilla tous de la tête aux pieds. Comme nous étions nus, et le froid excessif, les rames nous tombèrent des mains, et un autre coup de mer nous fit chavirer. Le contrôleur et deux autres se cramponnèrent à l’embarcation afin de se sauver ; mais tout le contraire arriva : elle se renversa sur eux, et ils se noyèrent. La côte était très-mauvaise, une seule lame jeta sur le rivage, au milieu des vagues et à demi mortes les autres personnes qui la montaient ; il n’y eut de noyés que les trois hommes qui n’avaient pas quitté la barque. Nous tous qui survécûmes, nous nous trouvâmes entièrement nus, comme le jour que nous vînmes au monde. Nous avions perdu tout ce que nous possédions ; ce n’était pas, il est vrai d’une grande valeur, mais dans la position où nous étions nous en faisions le plus grand cas. C’était au mois de novembre, un froid des plus rigoureux se faisait sentir, et nous étions si maigres qu’on aurait très-facilement compté nos os : nous ressemblions à des squelettes. Quant à moi, depuis le mois de mai, je n’avais vécu que de maïs rôti, souvent même j’avais été obligé de le manger cru, et, bien que nous eussions tué des chevaux, il y avait tant de monde occupé à faire les barques, que jamais je ne pus en avoir : je ne mangeai pas dix fois du poisson. Je dis cela afin d’éviter les longueurs, et pour que chacun s’imagine dans quel état nous étions. Il s’était donc élevé un vent du nord, et nous étions plus près de la mort que de la vie, lorsque Dieu daigna permettre qu’en recherchant les tisons des feux que nous avions faits avant de nous embarquer, nous trouvassions encore quelques étincelles avec lesquelles nous allumâmes de grands brasiers : nous nous reposâmes à l’entour en implorant la miséricorde du Seigneur et le pardon de nos péchés. Nous versâmes d’abondantes larmes ; non-seulement sur notre sort particulier, mais sur celui de tous les autres que nous voyions autour de nous. Au coucher du soleil, les Indiens croyant que nous ne nous étions pas remis en route, vinrent nous chercher, et nous apportèrent à manger. Quand ils nous virent accoutrés d’une manière si différente de la première fois, ils en eurent si peur qu’ils s’enfuirent. Nous leur fîmes comprendre par signes qu’une de nos barques avait fait naufrage, et que trois des nôtres s’étaient noyés. Deux de nos compagnons expirèrent sous leurs yeux, et les autres allaient bientôt les suivre. Les Indiens, voyant le malheur qui nous était arrivé, et la situation désastreuse dans laquelle nous nous trouvions, s’assirent au milieu de nous, et remplis de compassion pour nos maux, ils commencèrent à pleurer abondamment, et avec tant de passion, qu’on pouvait les entendre de loin ; cela dura une demi-heure. En voyant ces hommes si privés de raison, si cruels et semblables à des brutes, avoir tant de pitié de nous, le sentiment de notre misère ne fut que plus grand encore. Quand nous eûmes essuyé nos larmes, je dis aux chrétiens que, s’ils le trouvaient bon, je prierais ces Indiens de nous mener chez eux. Quelques-uns des nôtres qui avaient été à la Nouvelle-Espagne me dirent de ne pas en parler ; que si ces gens nous conduisaient dans leurs maisons, ce serait pour nous sacrifier à leurs idoles. Voyant qu’il n’y avait pas d’autres remèdes, et qu’en prenant tout autre parti la mort n’était que plus sûre, je ne tins aucun compte de leur observation, et je priai les Indiens de nous emmener dans leur village. Ils en témoignèrent beaucoup de joie ; ils nous dirent d’attendre un peu, qu’ils allaient le faire. Aussitôt une trentaine de ces gens se chargèrent de bois, et se rendirent dans leurs cabanes qui étaient assez éloignées. Nous restâmes avec les autres jusqu’à la nuit ; alors ils revinrent, et nous menèrent chez eux en toute hâte, car le froid était excessif, et nous craignions que quelqu’un ne mourût ou ne se trouvât mal en chemin. Ils avaient eu soin d’allumer quatre ou cinq grands feux éloignés les uns des autres, et aussitôt que nous avions repris un peu de force et de chaleur, ils nous transportaient près d’un autre, avec tant de célérité que nous avions à peine le temps de poser les pieds à terre. C’est ainsi que nous parvinmes à leurs cabanes ; ils en avaient préparé une pour nous, et ils y avaient allumé de grands feux. Une heure après notre arrivée, ils commencèrent des danses, des chants et des réjouissances qui durèrent toute la nuit ; mais pour nous il n’y eût ni plaisir ni sommeil ; car nous nous attendions à être sacrifiés. Le matin, ils nous apportèrent du poisson, des racines, et nous traitèrent si bien que nous nous rassurâmes complètement, et nous ne pensions plus au sacrifice.