Relation et Naufrages/15

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Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 113-117).

CHAPITRE XV.


Ce qui nous arriva au village del Malhado.


Dans cette île dont j’ai parlé, ils voulurent faire de nous des médecins sans nous examiner et sans nous demander nos diplômes. Ils ont l’habitude de guérir les malades en soufflant sur eux. Ils croient chasser la maladie au moyen de ce souffle et d’un signe : ils nous demandèrent de leur rendre ce service : nous nous prîmes à rire, en disant que c’était une plaisanterie, et que nous ne savions pas guérir de cette façon. Alors ils cessèrent de nous donner des vivres jusqu’à ce que nous les eussions satisfaits. Voyant notre obstination, un Indien me dit que je ne savais pas ce que je disais, en prétendant que cela ne servait à rien ; qu’il n’ignorait pas, lui, que les pierres et les autres choses que la terre produit ont des vertus qui leur sont propres : qu’une pierre chaude que l’on applique sur l’estomac enlève la douleur, que par conséquent nous, qui étions des hommes, nous devions avoir bien plus de vertu. Enfin le besoin nous pressa tellement, que nous fûmes obligés de les satisfaire, car ils ne nous auraient pas cédé. Quand ils sont malades, ils envoient chercher le médecin, et lorsque cet homme les a guéris, non-seulement ils lui donnent tout ce qu’ils possèdent, mais ils se procurent tout ce qu’ils peuvent chez leurs parents. Le médecin leur fait des scarifications, à l’endroit douloureux, et il suce tout autour de ces coupures. Ils cautérisent aussi avec le feu, et ils considèrent ce moyen comme un grand spécifique : moi-même je l’ai éprouvé, et cela m’a fait grand bien. Ils soufflent ensuite sur l’endroit malade, et ils pensent que cela chasse le mal. Quant à nous, nous faisions sur eux le signe de la croix, nous leur soufflions dessus, nous disions un pater et un ave ; nous priions Dieu le plus instamment possible de les guérir, et de leur inspirer de bien nous traiter. Dieu, notre Seigneur, daigna permettre dans sa miséricorde, que tous ceux pour qui nous priâmes, à l’instant où nous les bénissions, disaient aux autres qu’ils se portaient bien et qu’ils étaient guéris. Alors ils se privaient de nourriture pour nous : ils nous donnaient des peaux et d’autres bagatelles.

La famine était si grande que je suis resté trois jours sans manger. Je regardais la vie comme insupportable, et cependant, comme je le dirai plus tard, je me suis trouvé souffrir de la faim encore plus cruellement. Les Indiens chez lesquels étaient Alonzo Castillo, Andrès Dorantes et les autres Espagnols qui avaient survécu, étant d’une autre peuplade et parlant un langage différent, passèrent sur les côtes de la terre ferme pour se nourrir d’huîtres. Ils y restèrent jusqu’au 1er de mai, puis ils revinrent dans l’île qui était éloignée de deux lieues. La largeur de cette île était d’une demi-lieue, et la longueur de cinq. Tous les habitants sont nus, excepté les femmes qui se couvrent avec une espèce de laine qui croit sur les arbres. Les jeunes filles s’habillent avec des peaux de cerfs ; ce sont des gens chez lesquels la propriété de chacun est bien distincte. Ils n’ont point de chefs. Tous ceux qui sont de la même famille vivent ensemble. Il y a parmi eux deux nations différentes, l’une nommée Capoques, et l’autre Han. Ils sont dans l’usage lorsqu’ils se connaissent de se visiter de temps en temps. Avant de se parler ils pleurent une demi-heure, après quoi celui qui reçoit la visite se lève le premier, et donne ce qu’il possède au visiteur qui l’accepte et l’emporte : peu de temps après, souvent même aussitôt après l’avoir reçu, il s’en va sans rien dire. Ils ont d’autres coutumes fort étranges : je n’ai rapporté que les principales et les plus remarquables, afin de continuer mon récit et de conter ce qui nous est arrivé.