Relation et Naufrages/24

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Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 185-190).

CHAPITRE XXIV.


Sur les mœurs des Indiens de ce pays.


Depuis l’île de Malhado, tous les naturels que nous vîmes, ont pour usage de ne pas coucher avec leurs femmes à partir du moment où elles sentent qu’elles sont enceintes, jusqu’à ce que deux ans se soient écoulés depuis leurs couches. Les mères allaitent leurs enfants jusqu’à l’âge de douze ans : alors ils sont en état de se procurer eux-mêmes de la nourriture. Nous leur demandâmes pourquoi ils les élevaient ainsi, ils nous répondirent que c’était à cause de la rareté des vivres. Souvent il est arrivé que nous les avons vus rester deux ou trois jours sans manger, et quelquefois même quatre. Voilà pourquoi ils les nourrissent si longtemps à la mamelle, autrement ils seraient exposés à mourir de faim aux époques des disettes, et si on les laissait supporter ces privations, ils deviendraient d’un tempérament délicat et sans force. Lorsque par hasard quelques-uns des leurs tombent malades, ils les abandonnent dans la campagne, à moins que ce ne soit leurs fils. Ceux qui ne peuvent pas suivre les autres, restent ; mais si c’est un de leurs enfants ou de leurs frères, ils l’emportent sur leurs épaules. Tous ont l’usage de quitter leurs femmes lorsqu’ils ne s’accordent pas, et ils épousent qui ils veulent. Cela a lieu lorsqu’ils n’ont pas d’ enfants, mais dans le cas contraire ils ne se séparent jamais.

Lorsque dans une peuplade il s’élève une querelle, ils combattent jusqu’à ce qu’ils soient harassés de fatigue, puis ils s’en vont chacun de leur côté : quelquefois les femmes les séparent en se mettant entre eux ; mais les hommes ne peuvent pas le faire. Quelles que soient leurs querelles particulières, jamais ils ne se servent d’arcs ni de flèches. Aussitôt qu’ils ont fini de se battre, et que leur rixe a cessé, ils enlèvent leurs maisons, leurs femmes et leurs enfants, et vont vivre loin des autres, jusqu’à ce que leur colère soit apaisée ; alors ils retournent dans leur village, et redeviennent amis comme si rien ne s’était passé, et sans qu’il soit besoin de les réconcilier. Lorsque les Indiens qui ont eu une querelle ne sont pas mariés, ils vont dans une peuplade voisine et ils y sont bien reçus, quand même ils seraient ennemis. On se réjouit de leur arrivée, on leur fait tant de présents, que lorsqu’ils retournent dans leurs villages, après que leurs chagrins sont passés, ils se trouvent fort riches.

Tous sont guerriers, et aussi adroits pour se tenir en garde contre leurs ennemis que s’ils eussent été élevés en Italie et habitués à une guerre continuelle. S’ils se trouvent dans un endroit où les ennemis pourraient leur nuire, ils établissent leurs cabanes sur la lisière d’un bois épais, ils creusent tout auprès un fossé où ils dorment, les guerriers se retranchent derrière des branches d’arbres très-minces, ils y pratiquent des meurtrières, et se tiennent si bien cachés, qu’on ne les aperçoit pas, même étant tout près d’eux. Un chemin très-étroit conduit au milieu de la forêt, là ils préparent un endroit où s’établissent leurs femmes et leurs enfants. Lorsque la nuit arrive ils font de la lumière dans leurs cabanes pour faire croire aux espions qu’ils y sont, et avant la pointe du jour ils retournent pour rallumer ces feux. Si par hasard les ennemis y vont, ceux qui sont en embuscade dans le fossé, les attaquent sans quitter leur poste, et leur font le plus grand mal sans être aperçus. Lorsqu’il n’y a pas de forêt où ils puissent se cacher, ils s’établissent dans une plaine, à l’endroit qui leur semble le plus propice, et ils s’environnent de tranchées recouvertes de branches très-minces : ils y pratiquent des ouvertures par lesquelles ils lancent des flèches sur l’ennemi. Ils font ces travaux dans la nuit. Du temps que j’étais chez les Aguenes, leurs ennemis arrivèrent à l’improviste au milieu de la nuit, les attaquèrent, en tuèrent trois, et en blessèrent beaucoup d’autres. Les Aguenes abandonnèrent leurs maisons et s’enfuirent dans les bois ; mais, quand ils eurent appris que les autres s’étaient en allés, ils revinrent chez eux, ramassèrent toutes les flèches que ceux-ci leur avaient lancées, ils se mirent à leur poursuite le plus secrètement possible, et arrivèrent la nuit même à leurs cabanes sans être aperçus. A la pointe du jour ils les assaillirent, leur tuèrent cinq hommes, en blessèrent un grand nombre, et les forcèrent d’abandonner leurs demeures, leurs arcs, et tout ce qu’ils possédaient. Quelque temps après les femmes des Indiens, nommés Quevènes, arrivèrent, se concertèrent avec les Aguenes, et firent la paix ; cependant les femmes sont presque toujours la cause des guerres. Dans leurs inimitiés particulières ils se tuent en trahison pendant la nuit, et commettent les plus grands actes de cruauté ; mais cela n’a pas lieu entre parents.