Relation et Naufrages/29

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Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 217-225).

CHAPITRE XXIX.


Comment les Indiens se volent entre eux.


Après les avoir bien instruits de ce qu’ils avaient à faire, les Indiens nous laissèrent chez nos hôtes qui, se ressouvenant de la leçon qu’on leur avait faite, commencèrent à nous traiter avec le même respect et la même crainte que les premiers. Nous voyageâmes pendant trois jours avec eux : ils nous conduisirent dans un pays très-peuplé. Avant notre arrivée ils allèrent prévenir les habitants, et racontèrent tout ce qu’ils avaient appris sur nous, renchérissant encore sur ce qu’ils savaient. Tous ces Indiens aiment beaucoup les contes et sont très-menteurs, surtout quand cela leur profite. Lorsque nous arrivâmes près des habitations, tous les naturels sortirent pour nous recevoir. Ils paraissaient très-satisfaits et se livraient à leur divertissement. Deux médecins nous donnèrent deux calebasses, et depuis lors nous les portâmes avec nous. Nous augmentâmes beaucoup notre autorité en portant ces calebasses, qui chez eux sont des insignes très-respectés. Ceux qui nous accompagnaient pillèrent les maisons ; mais, comme ils étaient peu, et les habitants très-nombreux, ils ne purent emporter tout ce qu’ils prirent, et perdirent la moitié de leur butin. Depuis cet endroit, nous suivîmes le flanc des montagnes. Nous pénétrâmes à plus de cinquante lieues dans l’intérieur, et nous arrivâmes enfin à quarante cabanes.

Entre autres choses que l’on nous donna dans cet endroit, Andrès Dorantes reçut un gros grelot en cuivre où était représentée une figure : les Indiens semblaient en faire un grand cas : ils nous dirent qu’ils l’avaient eue chez leurs voisins. Nous leur demandâmes comment ceux-ci se l’étaient procuré : ils nous répondirent qu’ils l’avaient rapporté du Nord où l’on en trouvait beaucoup, et que cette matière y était fort recherchée. Ils nous apprirent aussi que dans ce pays-là on fondait et on coulait le métal. Le lendemain nous traversàmes une montagne de sept lieues, dont les rochers étaient des scories de fer (escorias de hierro). Le soir nous arrivâmes à des cabanes très-nombreuse, établies sur le bord d’une fort jolie rivière. Les maîtres de ces cabanes vinrent au-devant de nous, en portant leurs enfants sur leurs épaules. Ils nous donnèrent beaucoup de bourses, contenant des sachets de marcassites et d’antimoine en poudre (taleguillas de margaxita y de alcohol molido). L’antimoine leur sert à se peindre le visage. Ils nous offrirent aussi beaucoup de coquillages, un grand nombre de peaux de vaches, et ils chargèrent ceux qui nous accompagnaient de tout ce qu’ils possédaient. Ils se nourrissent de tunas et de semences de pins. Cette contrée abonde en petits pins, dont les fruits sont comme de petits œufs ; mais les semences sont meilleures que celles d’Espagne, parce que l’écorce en est plus tendre. Lorsqu’elles sont vertes, ils les pilent et en font des boules qu’ils mangent : si elles sont sèches, ils les broient et les réduisent en poudre pour s’en nourrir. Aussitôt que ceux qui vinrent nous recevoir nous eurent touchés, ils retournèrent chez eux en courant, puis ils revinrent vers nous, et ne cessèrent de courir en allant et en revenant. Ils nous portaient sur la route un grand nombre de présents.

On m’amena de ce village un homme qui depuis longtemps avait reçu une flèche dans l’épaule droite, et dont la pointe était entrée au-dessus du cœur. Il disait que depuis cette époque il en était malade : la flèche lui avait traversé un cartilage. Au moyen d’un couteau que j’avais, je lui ouvris la poitrine jusqu’au cartilage ; je vis que la pointe de la flèche avait traversé, et qu’il était très-difficile de l’extirper ; je coupai davantage, j’introduisis la pointe de mon couteau ; enfin, je retirai la flèche avec bien de la peine. Elle était très-grande et faite avec un os de cerf. En ma qualité de médecin, je cousis la blessure : le sang coulait sur moi, je l’étanchai avec la raclure d’un cuir. Aussitôt que j’eus extirpé cette pointe de flèche, on me la demanda : je la donnai, tout le monde vint la voir, puis ils l’envoyèrent aux habitants de l’intérieur, pour qu’ils la vissent aussi. On dansa beaucoup à l’occasion de cette cure, et l’on fit de nombreuses réjouissances. Le lendemain j’allai couper les deux points que j’avais faits à la blessure de l’Indien, et il était guéri. L’entaille que je lui avais faite ne paraissait pas plus que comme un des plis que nous avons dans la main, et il me dit qu’il n’éprouvait plus aucune espèce de douleur. Cette cure nous mit en si grand crédit dans le pays, qu’ils eurent pour nous toute l’estime et l’attachement dont ils étaient susceptibles. Nous leur fîmes voir le grelot que nous avions, ils nous dirent que dans l’endroit d’où il venait on trouvait en terre quantité de planches de ce métal, qu’ils l’estimaient beaucoup, et que dans le pays il y avait des maisons fixes. Nous crûmes que ce devait être près de la mer du Sud , car on nous avait toujours dit qu’elle était plus riche que celle du Nord.

Nous quittâmes ces Indiens, et nous traversâmes un si grand nombre de peuplades, de langues différentes, que la mémoire ne pourrait suffire à les rappeler. Ces gens se volaient toujours les uns les autres ; mais les volés étaient aussi contents que les voleurs. Nous étions sans cesse accompagnés de tant de monde, que nous n’avions pas la liberté d’agir. Pendant que nous traversions ces contrées, chaque Indien avait avec lui un bâton de trois palmes de longueur. Tous marchaient en avant et formaient deux ailes. Lorsqu’un lièvre paraissait (il y en avait beaucoup dans cette contrée), ils l’entouraient à l’instant, et le frappaient de leurs bâtons avec une adresse surprenante ; de cette manière ils se le renvoyaient de l’un à l’autre : c’était, suivant moi, la plus jolie chasse que l’on pût voir : quelquefois on prenait ces animaux à la main. Le soir, lorsque nous nous arrêtions, ces gens nous en donnaient un si grand nombre, que chacun des nôtres en avait huit ou dix charges. Nous ne voyions pas les Indiens qui avaient des arcs ; ils allaient dans les forêts chasser des cerfs, et le soir, lorsqu’ils arrivaient, ils apportaient à chacun de nous cinq ou six cerfs, des oiseaux, des cailles et d’autre gibier. Enfin, quand ils tuaient quelque animal que ce fût, ils le portaient devant nous sans oser y toucher avant que nous l’eussions béni, au risque de mourir de faim : c’est un usage qu’ils avaient adopté depuis qu’ils étaient avec nous. Les femmes apportaient beaucoup de nattes, dont on faisait une cabane à chacun de nous en particulier, et pour ceux que nous connaissions. Aussitôt qu’elles étaient construites, nous donnions l’ordre de faire rôtir les cerfs, les lièvres et tout ce qu’ils avaient pris. Cela se faisait très-vite, dans des fours qu’ils préparaient à cet effet. Nous goûtions un peu de tous ces alimens, puis nous les remettions aux chefs qui nous accompagnaient, afin qu’ils les distribuassent à leurs gens. Chacun venait à nous avec sa portion pour nous prier de souffler dessus et de la bénir, autrement ils n’en auraient pas mangé. Souvent nous avions avec nous de trois à quatre mille personnes, ce qui nous donnait un mal extrême, car chaque individu venait nous faire faire le signe de la croix et souffler sur ce qu’il voulait manger ou boire, ou nous demander permission pour faire tout autre chose. Les femmes nous apportaient des tunas, des araignées, des vers, et tout ce qu’elles pouvaient se procurer ; car, bien qu’elles mourussent de faim, elles nous donnaient la moindre chose qu’elles trouvaient. Nous passâmes avec ces Indiens une rivière qui descendait du nord. Après avoir traversé des plaines pendant trente lieues, nous trouvâmes beaucoup de naturels qui vinrent au-devant de nous et qui nous reçurent comme les autres.