Relation et Naufrages/7

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Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 49-59).

CHAPITRE VII.


De la nature du pays.


Le sol de cette contrée, depuis l’endroit où nous avions débarqué jusqu’au village d’Apalache, est composé de sable et d’une terre forte : il est couvert de grands arbres et de vastes forêts où l’on trouve des noyers, des lauriers, un arbre nommé lentisque, des cèdres, des sapins, des yeuses, des pins, des palmistes, semblables à ceux d’Espagne, et des chênes. Le pays est coupé par beaucoup de lacs grands et petits, dont quelques-uns sont très-difficiles à passer, tant à cause de leur profondeur que des arbres renversés qui les encombrent. Le fond de ces lacs est de sable. Ils sont plus grands aux environs d’Apalache qu’au delà. On trouve dans cette province de vastes champs de maïs ; les maisons sont disséminées dans la campagne comme celles de los Gelves. Les animaux que nous y vîmes sont des cerfs de trois espèces, des lapins, des lièvres, des ours, des lions, et d’autres animaux sauvages, parmi lesquels nous en remarquâmes un (la sarigue), qui porte ses petits dans une poche qu’il a sous le ventre ; si par hasard quelqu’un arrive lorsqu’ils sont dehors à chercher leur nourriture, la mère commence toujours par recueillir ses petits dans sa poche. La terre est froide, elle contient d’excellents pâturages pour les troupeaux ; il y a des oiseaux d’espèces très-variées, beaucoup d’oies, de canards, de dindons de différentes espèces, de dorales (espèce de gobeurs de mouches), des hérons grands et petits, des perdrix, des faucons en grande quantité, des faucons nobles, des éperviers, des émérillons et beaucoup d’autres. Deux heures après notre arrivée à Apalache, les Indiens qui s’étaient enfuis, revinrent paisiblement nous redemander leurs femmes et leurs enfants. Nous les leur rendîmes ; mais le gouverneur retint un cacique qui avait été cause de la révolte. Le lendemain sans plus tarder ils recommencèrent les hostilités : ils nous assaillirent tellement à l’improviste et avec tant de vivacité qu’ils parvinrent à incendier les maisons où nous étions logés. Quand nous sortîmes ils prirent la fuite et se réfugièrent prés des lacs du voisinage. Ces étendues d’eau et des champs de maïs nous empêchèrent de leur nuire ; cependant nous leur tuâmes un homme. Le jour suivant des Indiens d’un autre village marchèrent aussi contre nous, nous assaillirent avec la même ruse que les premiers, et s’échappèrent par le même moyen ; mais ils perdirent aussi un des leurs. Nous restâmes vingt-cinq jours dans ce village, pendant lesquels nous fîmes trois voyages dans l’intérieur. Les mauvais pas, les forêts et les lacs rendirent ces expéditions très-pénibles, et nous ne vîmes que des gens dans la plus grande misère.

Nous interrogeâmes sur la nature du pays, la population, le caractère des habitants, les vivres et bien d’autres choses, le cacique que nous retenions prisonnier, et les Indiens que nous emmenions avec nous : ils étaient voisins et ennemis de ce chef. Chacun répondit en particulier qu’Apalache était la meilleure province du pays ; que plus on avançait, moins il y avait d’habitants, et qu’ils étaient bien plus pauvres ; le pays, suivant eux, était mal cultivé et les habitants très-disséminés. Plus avant dans l’intérieur on trouvait de grands lacs, d’épaisses forêts, de vastes déserts inhabités.

Nous leur demandâmes quelles villes et quelles sortes de vivres il y avait dans la contrée du sud : ils nous dirent que de ce côté, à neuf journées de marche de la mer, on trouvait un village nommé Haute, dont les habitants avaient beaucoup de maïs, de haricots, des callebasses, et que, comme ils vivaient près de la mer, ils prenaient du poisson, et qu’ils étaient leurs alliés. Voyant la misère de ce pays et le mal que tous les jours les naturels nous faisaient, car la guerre ne cessait pas, ils blessaient nos soldats et nos chevaux quand nous allions chercher de l’eau, en s’apostant derrière les lacs, et cela avec tant de sûreté, que nous ne pouvions pas les atteindre, car ils se cachaient, nous lançaient des flèches, et nous tuèrent même un gentilhomme de Tescuco, nommé don Pedre, qui accompagnait le commissaire. Nous résolûmes donc de partir, d’aller chercher la mer, et ce village d’Haute, dont on nous avait parlé. Nous nous mîmes en marche vingt-cinq jours après notre arrivée. Le premier jour nous traversâmes des lacs sans rencontrer un seul Indien ; le second nous trouvâmes un marais très-difficile à passer. Nous avions de l’eau jusqu’à la poitrine, et il était rempli d’arbres déracinés. Quand nous fûmes parvenus au milieu, une multitude d’indiens nous attaquèrent, les uns étaient embusqués derrière les arbres pour que l’on ne les vit pas, d’autres étaient sur des arbres renversés. Ils commencèrent par lancer des flèches, nous blessèrent beaucoup de monde et des chevaux, et ils firent prisonnier notre guide avant que nous ne fussions sortis de l’eau. Lorsque nous fûmes dehors ils nous poursuivirent pour nous couper le passage, de sorte qu’il n’y eut aucun avantage pour nous de quitter le marais et de les combattre, parce qu’aussitôt ils y rentraient, et de là ils blessaient nos troupes et nos chevaux. Le gouverneur, s’en étant aperçu, ordonna aux cavaliers de mettre pied à terre et d’attaquer l’ennemi ; lui-mème il en fît autant. On pénétra dans une autre lagune, et nous restâmes maîtres du passage ; plusieurs des nôtres furent blessés dans cette affaire, malgré les bonnes armures qu’ils portaient. Deux hommes jurèrent ce jour-là qu’ils avaient vu deux chênes aussi gros que le bas de la jambes, traversés de part en part par les flèches des Indiens, et véritablement ce n’est pas incroyable si l’on considère la force et l’adresse avec laquelle ils les lancent. Moi-même j’ai vu une flèche pénétrer de la longueur d’un palme dans un tronc de peuplier. Tous les Indiens que j’ai vus à la Floride tirent de l’arc, et comme ils sont grands et entièrement nus, de loin ils semblent des géants. Ces Indiens sont admirablement faits, très-élancés, très-forts et très-agiles ; leurs arcs sont de la grosseur du bras, ils ont onze ou douze palmes de long. Ils lancent des flèches à deux cents pas avec tant d’adresse qu’ils ne manquent jamais le but[1]. A une lieue de ce mauvais pas nous en trouvâmes un autre semblable, si ce n’est qu’il était pire, car la largeur pouvait être d’une demi-lieue. Nous le franchîmes librement et sans que les Indiens nous disputassent le passage. Ayant consommé dans la première action toutes leurs flèches, ils n’avaient plus d’armes pour nous attaquer. Le lendemain nous traversâmes encore un de ces lacs : j’aperçus une grande troupes de naturels qui s’avancaient ; j’en donnai avis au gouverneur qui commandait l’arrière-garde. Les Indiens nous attaquèrent, mais comme nous étions sur la défensive ils ne purent nous causer de dommage. Quand on fut dans la plaine ils continuèrent de nous suivre. Nous nous divisâmes en deux troupes, et nous marchâmes à leur rencontre. Nous leur tuâmes deux hommes. Je fus blessé ainsi que deux ou trois autres chrétiens. Les Indiens se réfugièrent dans la forêt, et, nous ne pûmes rien leur faire. Nous marchâmes ainsi pendant huit jours, et depuis la dernière affaire que je viens de rapporter, aucun Indien ne se montra à nous, jusqu’à une leue de distance du village où nous allions. Pendant que nous étions en marche, les Indiens nous attaquèrent en tombant à l’improviste sur notre arrière-garde. Le fils d’un gentilhomme, nommé Avellaneda, qui en faisait partie, s’étant mis à crier, cet officier courut leur porter secours. Les Indiens l’atteignirent avec une flèche au défaut de la cuirasse, et le coup fut si fort, que presque toute la flèche lui traversa la nuque ; il mourut sur l’heure, et nous le portâmes jusqu’à Haute. Nous arrivâmes dans ce village neuf jours après notre départ d’Apalache. Nous trouvâmes que tous les habitants l’avaient abandonné, les maisons étaient brûlées, nous vîmes une grande quantité de maïs, de callebasses et de haricots sur le point d’être récoltés. Nous nous reposâmes deux jours dans cet endroit, après quoi le gouverneur me pria d’aller à la recherche de la mer, puisque, suivant les Indiens, elle était si proche de là : nous en avions déjà aperçu des indices dans une très-grande rivière, à laquelle nous avions donné le nom de Rio de la Magdalena. Je partis le lendemain en vertu de ces ordres, en compagnie du commissaire, du capitaine Castillo, d’Andrez Dorantes, de sept cavaliers et de cinquante fantassins. Nous marchâmes jusqu’au soir, et nous arrivâmes à une baie, où nous trouvâmes une grande quantité de grosses huitres, ce qui fut un régal pour nos soldats. Nous rendîmes à Dieu des actions de grâces de nous y avoir conduits. Le lendemain matin j’envoyai vingt hommes reconnaître la côte, ils revinrent le jour suivant dans la soirée. Ils rapportèrent que ces anses et ces baies étaient extrêmement considérables, et qu’elles entraient fort avant dans les terres, ce qui en rendait l’exploration très-difficile : l’extrémité de la côte paraissait être encore fort éloignée. Quand j’en eus connaissance et que je vis combien le rivage était mal disposé pour qu’on put le reconnaître, je retournai vers le gouverneur. Nous le trouvâmes malade, ainsi que beaucoup d’autres. La nuit d’avant les Indiens les ayant attaqués, ils s’étaient trouvés dans un très-grand danger, en raison de la maladie qui leur était survenue : ils avaient eu un cheval de tué. Je rendis compte de l’état défavorable du pays, et nous séjournâmes encore ce jour-là.

  1. Garci lasso et le gentilhomme d’Elvaz ne peuvent assez louer la force et l’adresse avec laquelle les Floridiens tirent de l’arc.