Relation et Naufrages/9

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Traduction par H. Ternaux-Compans.
Arthus Bertrand (p. 69-77).

CHAPITRE IX.


Nous partons de la baie des Chevaux.


La baie que nous quittions fut nommée Baya de los Cavallos. Pendant sept jours nous suivîmes des anses en entrant dans l’eau jusqu’à la ceinture sans apercevoir l’extrémité de la côte. Au bout de ce terme nous parvînmes à une île peu éloignée de la terre. Ma barque allait en avant. Nous vîmes venir cinq canots montés par des Indiens qui les abandonnèrent en notre pouvoir. Lorsque les autres embarcations se furent aperçues que nous allions au-devant d’eux, elles continuèrent leur marche et arrivèrent à des maisons de l’île où nous trouvâmes une grande quantité de chabots et d’œufs de ce poisson séchés, ce qui fut pour nous un grand soulagement dans la nécessité où nous nous trouvions. Nous continuâmes notre route après avoir pris ces vivres, et à deux lieues de là nous traversâmes un détroit formé par l’île et par la terre ferme : nous lui donnâmes le nom de Saint-Miguel, parce que ce fut le jour de la fête de ce bienheureux que nous le passâmes. Nous abordâmes , et profitant des cinq canots que j’avais pris aux Indiens, pour alléger les nôtres, nous en fîmes des radeaux en les joignant les uns aux autres, de sorte que les nôtres s’élevèrent de deux palmes au-dessus de l’eau. Nous continuâmes à suivre la même route dans la direction de la rivière des Palmes. Chaque jour notre soif et notre faim augmentaient, car nos vivres étaient en petite quantité et diminuaient considérablement. L’eau vint à nous manquer : les outres que nous avions faites avec les cuisses des chevaux, s’étant pourries, nous devinrent tout à fait inutiles. Quelquefois nous entrions dans des baies et dans des golfes qui s’étendaient fort avant dans les terres. Tous avaient fort peu d’eau, et paraissaient très-dangereux : nous les parcourûmes pendant trente jours ; quelquefois nous rencontrions des pêcheurs indiens, gens pauvres et misérables. Au bout de ce terme, le besoin d’eau se faisant sentir plus que jamais, et nous trouvant près de terre, nous entendîmes un canot qui s’approchait : nous le voyions déjà et nous espérions qu’il allait nous parler ; mais il ne daigna pas venir plus près de nous, et malgré nos cris, les gens qui le montaient ne se détournèrent pas de leur route, et ne nous regardèrent même pas. La nuit nous empêchant de les suivre, nous continuàmes notre voyage. Le matin nous aperçûmes une petite ile, nous y allâmes pour y chercher de l’eau ; mais notre peine fut inutile, il n’y en avait pas. Pendant que nous étions à l’ancre, nous fûmes assaillis par une horrible tempête qui nous retint six jours dans l’ile sans que nous osassions nous mettre à la mer ; et comme il y en avait cinq que nous n’avions bu, la soif nous força de boire de l’eau salée. Quelques-uns des nôtres en burent une si grande quantité, que nous perdîmes cinq hommes. J’écris tout cela très-brièvement : je ne crois pas qu’il soit nécessaire de raconter en détail tous les maux et les dangers que nous éprouvâmes : chacun peut se faire une idée de ce que nous avons souffert en considérant dans quel lieu nous nous trouvions, et le peu d’espérance que nous avions d’être secourus. Voyant notre soif augmenter, et que l’eau salée nous donnait la mort, nous résolûmes de nous recommander à Dieu, et malgré la tempête de nous hasarder aux dangers de la mer plutôt que d’attendre la mort inévitable dont la soif nous menaçait. Nous prîmes donc la route du canot que nous avions aperçu la nuit. Pendant cette journée, souvent nous nous crûmes noyés, et il n’est personne des nôtres qui ne se soit vu mort plusieurs fois.

Dieu se plaît à répandre ses faveurs dans les occasions les plus difficiles. Au coucher du soleil nous doublâmes un cap : de l’autre côté nous trouvâmes un abri et un meilleur temps. Un grand nombre de canots vinrent au-devant de nous : les Indiens qui les montaient nous parlèrent, et s’en allèrent sans nous regarder ; c’étaient des gens de haute taille, bien faits, et qui n’avaient ni flèches, ni arcs. Nous les suivîmes jusqu’à leurs maisons qui étaient près de là, sur le bord de l’eau. Nous débarquâmes, et nous trouvâmes devant ces habitations beaucoup de vases remplis d’eau et une grande quantité de poisson tout préparé. Le chef du pays offrit tout ce qu’il possédait au gouverneur, et l’emmena chez lui : leurs maisons étaient en natte, mais fixes. Quand nous fûmes entrés chez le cacique, il nous fit servir du poisson en abondance, et nous donnâmes aux Indiens du maïs que nous avions : ils le mangèrent devant nous, et nous en demandèrent davantage ; nous leur en donnâmes. Le gouverneur leur fit une quantité de présents : il s’était établi chez le cacique. Une demi-heure après le coucher du soleil, les Indiens nous attaquèrent à l’improviste tombèrent sur les plus malades qui étaient à la côte, investirent la maison où était le gouverneur, et le blessèrent au visage d’un coup de pierre. Les Espagnols qui étaient dans cette maison s’emparèrent du cacique ; mais ses gens qui n’étaient pas éloignés, le délivrèrent à l’instant. Ils nous laissèrent entre les mains un manteau de marthes zebelines les plus belles que je crois avoir vues au monde. Elles répandent fort loin une odeur d’ambre et de musc. Nous en vîmes d’autres dans ce pays, mais aucune aussi précieuse. Voyant le gouverneur blessé, nous le portâmes dans sa barque, et nous fîmes en sorte que le plus de monde possible gagnât les embarcations. Nous restâmes cinquante hommes à terre pour tenir tête aux Indiens qui nous attaquèrent trois fois pendant la nuit, et avec autant de vigueur chaque fois : ils nous firent lâcher pied et battre en retraite pendant un jet de pierre. Tous nos gens furent blessés ; moi-même je fus frappé au visage ; mais ils avaient heureusement peu de flèches, autrement ils nous auraient fait le plus grand mal. A la dernière attaque, les capitaines Dorantès, Penalosa et Telles se placèrent en embuscade avec quinze hommes, attaquèrent l’ennemi sur les derrières, et le forcèrent à cesser le combat. Le lendemain matin je détruisis plus de trente canots indiens qui nous furent fort utiles par le vent du nord qui soufflait, étant obligés de rester dans cet endroit toute la journée, exposés à un froid excessif, et sans oser mettre à la mer, tant la tempête était forte. Quand elle fut calmée, nous nous embarquâmes et nous naviguâmes pendant trois jours. Comme nous avions emporté peu d’eau, et que les vases qui la contenaient étaient en petit nombre, nous souffrîmes la même privation que nous avions déjà éprouvée. En suivant notre route, nous entrâmes dans une lagune, nous vîmes venir un canot d’indiens ; nous les appelâmes, ils s’approchèrent, et le gouverneur qui était près d’eux, leur demanda de l’eau. Ils dirent qu’il fallait que quelqu’un des nôtres vînt la chercher. Un chrétien grec, nommé Dorotheo Theodoro, dit que, quelque chose qui put arriver, il irait avec eux. Le gouverneur et d’autres personnes voulurent l’en dissuader ; mais il s’obstina à les suivre. Il s’en alla donc en emmenant un nègre : les Indiens laissèrent en otage deux des leurs. Le soir les Indiens revinrent et nous rapportèrent nos vases vides sans ramener les deux chrétiens. Ceux qu’ils avaient laissés en otage demandèrent à aller chercher l’eau ; mais les nôtres qui les gardaient dans leur barque ne voulurent pas les lâcher. Les Indiens s’en allèrent, et nous laissèrent très-confus et très-tristes d’avoir perdu ces deux chrétiens.