Relation historique de la peste de Marseille en 1720/03

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 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 28-40).
Chapitre III


CHAPITRE III.


Commencement de la peſte dans les
Infirmeries.



MArſeille eſt par ſa ſituation la ville du Royaume la plus propre & la plus commode pour le commerce du Levant : le genie & l’induſtrie de ſes habitans repondent parfaitement à cette ſituation. C’eſt pour favoriſer ce commerce, que le Roy a bien voulu leur accorder la franchiſe du Port, c’eſt-à-dire, une entiere exemption de tout droit d’entrée pour toute ſorte de marchandiſe. Mais parce que les contrées du Levant ſont ſouvent déſolées par la peſte, & que les marchandiſes qu’on en raporte peuvent être infectées, il y a hors la ville des Infirmeries, où les Navires qui viennent du Levant, & d’autres lieux ſuſpects, débarquent leurs marchandiſes, & où elles ſont déballées, pour être expoſées à l’air, juſqu’à ce qu’elles ſoient purgées de tout ſoupçon d’infection : pendant que les Navires ſe tirent au large en quarantaine, ceux qui veulent ſe débarquer dans ces Infirmeries, y ſont auſſi reçûs en quarantaine.

C’eſt un vaſte enclos que ces Infirmeries, où il y a de petites Cazernes pour les particuliers, des apartemens propres pour les perſonnes diſtinguées, & de grandes hales pour les marchandiſes. Il y a dans cet endroit des Officiers, pour veiller à l’ordre que l’on doit garder dans la purge des marchandiſes, & en tout ce qu’il convient de faire pour la ſûreté de la ſanté publique. Meſſieurs les Echevins nomment tous les ans ſeize Intendans de la ſanté, qu’ils choiſiſſent parmi les principaux Négotiants de la ville : ces Intendans reglent les quarantaines & les entrées, & ont toute la direction de ces Infirmeries. C’eſt dans ce lieu que la peſte a commencé de la maniere que nous allons le raconter.

A peine eût-on appris à Marſeille que la peſte ravageoit le Levant, que le 25. May le Capitaine Chataud y arriva avec ſon Navire richement chargé pour compte de divers Négotiants de cette place. Il étoit parti de Seyde[1] le 31. Janvier avec ſa patente nette, c’eſt-à-dire, qu’elle portoit qu’il n’y avoit alors à Seyde aucun ſoupçon de mal contagieux. Cependant on a appris du depuis, que quelques jours après ſon départ la peſte ſe manifeſta à Seyde, & on ſçait que quand cette maladie ſe déclare dans une ville, elle y couvoit déja depuis quelque tems. De-là ce Capitaine fût à Tripoli de Syrie, où il fût obligé de reſter quelque tems, pour reparer les mats de ſon Navire. Or Tripoly n’eſt pas fort loin de Seyde, & il y a entre ces deux villes une grande communication, qui dans ce pays-là eſt toûjours fort libre malgré la contagion. Il chargea encore des marchandiſes dans ce dernier endroit, & on l’obligea d’y embarquer quelques Turcs, pour les paſſer en Chypres : ſes patentes de ces deux endroits ſont encore nettes ; un de ces Turcs tombe malade dans la route, & meurt en peu de jours ; deux Matelots commandés pour le jetter en mer, ſe mirent en état de le faire ; & à peine avoient-ils touché au cadavre, que le maître du Navire, qu’on appelle vulgairement le Nocher, leur ordonne de ſe retirer, & de le laiſſer jetter en mer à ceux de ſa Nation ; ce qui fût fait, & les cordages qui avoient ſervi à cette manœuvre, furent coupés & jettés auſſi dans la mer.

Peu de jours après ces deux Matelots tombent malade, & meurent fort bruſquement, & quelques jours après deux autres ſont encore pris du même mal, & meurent de même, & le Chirurgien du Vaiſſeau eſt du nombre. Ces morts promptes allarment le Capitaine, & l’obligent à ſe ſeparer du reſte de l’équipage, & à ſe retirer dans la poupe, où il reſte pendant tout le voyage, donnant de-là ſes ordres. Trois autres Matelots lui tombent encore malades, & n’ayant point de Chirurgien, il relâche à Livourne, où ils meurent de la même maniere que les autres. Ce Capitaine raporte un certificat du Medecin & du Chirurgien des Infirmeries de cette Ville, par lequel ils déclarent que ces malades ſont morts d’une fiévre maligne peſtilentielle. Il remet en arrivant à Marſeille, ce certificat aux Intendans de la ſanté, & leur fait ſa déclaration de la mort de quelques hommes de ſon équipage.

Malgré tout cela, on ne laiſſe pas de permettre au Capitaine de débarquer ſes marchandiſes dans les Infirmeries, contre l’uſage ſouvent obſervé, de renvoyer en Jarre, Iſle déſerte aux environs de Marſeille, les Navires ſoupçonnés de peſte, qui ont perdu quelqu’un de l’équipage dans la route, & leur carguaiſon avec la mort de ſept hommes, & un certificat qui déclare une fiévre peſtilentielle, étoient des raiſons ſuffiſantes de ne pas violer cet uſage.

Véritablement comme il mourut encore un Matelot ſur le bord du Capitaine Chataud le 27. du même mois, les Intendans de la ſanté prolongerent encore la quarantaine de ſes marchandiſes juſqu’à quarante jours, à compter du jour que la derniere balle ſeroit débarquée. Ce dernier mort eſt porté aux Infirmeries, où il eſt viſité par Mr. Gueirard, qui en étoit le Chirurgien ordinaire, & qui déclare qu’il n’a aucune marque de peſte. Ce Chirurgien, qui avoit d’ailleurs de l’experience & de la reputation, ne reconnoît la peſte qu’aux marques exterieures.

Trois autres Navires qui venoient de ces mêmes endroits ſuſpects de peſte, arriverent le dernier du mois de May. Ce ſont ceux des Capitaines Aillaud & Fouque, & la Barque d’un autre Capitaine Aillaud : & le 12. Juin arriva auſſi le Capitaine Gabriel, tous avec patente brutte, c’eſt-à-dire, portant que dans le lieu de leur départ il y avoit ſoupçon de peſte. Cela n’empêcha pas que leurs marchandiſes ne fuſſent traitées avec la même douceur que celles du Capitaine Chataud, & débarquées dans les Infirmeries.

La maladie cependant & la mortalité continuent ſur le bord du Capitaine Chataud : le 12. Juin, le Garde qu’on met ſur tous les Navires pendant leur quarantaine, mourut ; & le 23. un de ſes Mouſſes tomba encore malade ; & dans le même tems, deux des Portefaix employés à la purge de ſes marchandiſes ſont auſſi pris de maladie, & dans la ſuite un troiſiéme, commis à celles du Capitaine Aillaud. La maladie de ces trois hommes eſt la même, & ſe termine également par une mort prompte en deux ou trois jours. Le Chirurgien des Infirmeries déclare toûjours que ce ſont des maladies ordinaires. Soit ignorance, ſoit complaiſance de la part de ce Chirurgien, il a porté la peine de l’un ou de l’autre par une mort funeſte, & par celle de toute ſa famille.

Tant de mort précipitées firent pourtant quelque impreſſion ſur les Intendants de la ſanté, qui ordonnerent d’abord que tous ces Navires ſeroient renvoyez en l’Iſle de Jarre, pour y recommencer leur quarantaine, ſe contentant d’enfermer les Portefaix dans l’enclos des marchandiſes, auſquelles ils étoient deſtinés, & leur ôter par-là la communication entr’eux, qui juſques-là avoit été libre.

Ces précautions n’empêcherent pas que le 5. de Juillet deux Portefaix enfermés avec les marchandiſes du même Capitaine Chataud, ne fuſſent ſaiſis du même mal avec des tumeurs ſous les aiſſelles. La maladie a beau ſe montrer par les marques les plus ſenſibles. Le Chirurgien des Infirmeries s’obſtine à ne pas la reconnoître, & ſoûtient toûjours que ce n’eſt qu’une maladie ordinaire. Un troiſiéme a le même ſort le lendemain, avec un bubon à la partie ſuperieure de la cuiſſe. A la vûë d’une contagion ſi marquée, les Intendans de la ſanté commencent à ſe méfier de l’habileté de leur Chirurgien, & pour s’aſſûrer de la choſe, il ſe déterminent à faire conſulter.

Deux Maîtres Chirurgiens de la Ville ſont appellés pour conſulter ; ſçavoir Mr. Croiſet Chirurgien Major de l’Hôpital des Galeres, dont la réputation répond au merite, & Mr. Bouzon, qui n’étoit connu que par quelques voyages qu’il avoit fait en Levant. Aparemment la maladie ne parut pas aſſez conſiderable, ni d’une conſequence à meriter que des Medecins fuſſent appellés à cette conſultation. Ces deux Chirurgiens ſe porterent aux Infirmeries le 8. Juillet, ils y viſiterent ces malades avec le Sr. Gueirard, auſquels ils trouverent des bubons, & les déclarerent tous trois atteints de peſte. La mort de ces trois malades arrivée le 9. confirma le raport de ces Chirurgiens, que nous avons crû devoir inférer ici.

„ Nous Maîtres Chirurgiens jurés de cette Ville, ſouſſignés certifions, qu’à la priere de MM. les Intendans de la ſanté, nous nous ſommes portés aux Infirmeries, pour y viſiter trois malades alités depuis deux jours, & après pluſieurs informations priſes particulierement du Chirurgien, deſdites Infirmeries, il nous a raporté qu’il y a environ quinze jours, que trois Portefaix ayant ouvert, & tourné quelques balles de cotton, leſdits trois Portefais furent incontinent attaqués de fiévre continuë, ayant un petit pouls, douleur de tête, maux de cœur, & qu’enfin ils ſont morts vers le quatriéme jour, ſans aucune marque exterieure ſur leur corps ; que trois autres Portefaits ayant tourné les mêmes balles de cotton, & les ayant ouvertes par un autre endroit, ils ſont de même tombés malades, avec des ſymptomes plus fâcheux, & étant conduit par ledit Chirurgien à l’endroit où ſont les trois malades, nous avons prié le garçon Chirurgien qui en a le ſoin, de les découvrir, & il nous ont paru tous les trois avoir des tumeurs aux aînes, que ledit garçon Chirurgien a touchées en nôtre preſence, en nous diſant que ces tumeurs étoient de la groſſeur d’un œuf de poule, il nous a encore paru que l’un deſdits malades avoit un furoncle ou puſtulle à la cuiſſe, qui étoit en ſupuration ; & nous étant informé de l’état du pouls & des autres ſymptomes, il nous a dit que le pouls étoit petit, & que ces malades n’avoient preſque pas de fiévre, ayant les yeux enfoncés, & la langue ſeche & chargée, avec une petite douleur de tête, ce qui nous fait juger que ces trois malades ſont atteints d’une fiévre peſtilentielle : En foi de quoi nous avons ſigné le preſent raport. A Marſeille, ce 8. Juillet 1720.

Il n’en fallut pas moins qu’un raport auſſi précis & juſtifié par l’évenement, pour porter les Intendans de la ſanté à faire ſortir des Infirmeries ces marchandiſes infectées, & à les renvoyer en l’Iſle de Jarre, où dans la ſuite elles ont été brûlées avec le corps du Vaiſſeau, par ordre de la Cour. Quelques jours après, le Prêtre, qui avoit adminiſtré les Sacremens à ces malades, mourut auſſi de la même maladie.

Il eſt bon de remarquer, que ſur les autres Navires ſuſpects, & qui ſont arrivés après le Capitaine Chataud, il n’y a eu ni malade ni mort dans toute la route, ni pendant la quarantaine. Veritablement un des Portefaix du Capitaine Aillaud mourut dans les Infirmeries[2], mais ce ne fût qu’après qu’on l’eût obligé à travailler aux marchandiſes du Capitaine Chataud, & même à enterrer un de ſes Portefaix mort : de quoi l’Ecrivain du Capitaine Aillaud proteſta contre l’Intendant de ſemaine, ſe plaignant, que ſi le Portefais prenoit mal, on le rejetteroit ſur les marchandiſes, & que cela prolongeroit leur quarantaine.

Les paſſagers arrivés ſur ces Vaiſſeaux ſuſpects, ceux même du Capitaine Chataud eurent l’entrée le 14. Juin, ainſi qu’il eſt marqué dans le Journal imprimé, tiré du Memorial de l’Hôtel de Ville ; c’eſt-à-dire, qu’à compter du jour de l’arrivée des Vaiſſeaux, ces paſſagers n’ont fait qu’une quarantaine ordinaire de quinze à vingt jours ; & toute la précaution qu’on a priſe, c’a été de leur donner, & à leurs hardes quelques parfums de plus : car les paſſagers, ſortant des Infirmeries emportent avec eux leurs hardes, & ſouvent leurs pacotilles[3]. Il faut avoir une grande foi à ces parfums, pour croire qu’ils puiſſent détruire un venin, qu’on a déja humé dans le corps, & corriger le vice d’une marchandiſe infectée, qui n’a pas été aſſez long-tems à l’air. Juſqu’ici tout ſe paſſe dans l’interieur des Infirmeries & ſous le ſecret ; mais des morts ſi frequentes & un raport des Chirurgiens auſſi déciſif, ne permettent plus de cacher la choſe : on en donne avis aux Puiſſances & à la Cour. Il ne nous eſt pas permis de penetrer plus loin. Tels ont été les commencemens de la peſte dans les Infirmeries, voyons-en les ſuites & les progrès dans la ville.


  1. Ville de Syrie.
  2. Les Ecrivains des Navires s’enferment avec les marchandiſes dans les Infirmeries.
  3. Petits paquets de marchandiſes que les gens de mer aportent pour leur compte.