Relation historique de la peste de Marseille en 1720/04

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 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 40-51).
Chapitre IV


CHAPITRE IV.


Commencement de la peſte dans la
Ville.



PEndant qu’on travailloit à purger les Infirmeries de toutes les marchandiſes ſuſpectes, & de l’infection que les malades & les morts pouvoient y avoir laiſſée, qu’on en gardoit exactement toutes les avenües, que l’entrée en étoit interdite à toute ſorte de perſonnes, & que l’on ſe croyoit en ſureté par toutes ces précautions quoique tardives, le mal couvoit déja dans la ville, & ſe gliſſoit furtivement, & de loin en loin en diverſes maiſons. Dans la ruë de Belle-Table, Marguerite Dauptane, dite la jugeſſe, tomba malade le 20. Juin avec un charbon à la levre. Le Chirurgien de la Miſericorde qui la panſoit en avertit les Magiſtrats par ordre des Recteurs ; ils y envoient le Chirurgien des Infirmeries, qui ne connut pas mieux la maladie dans la ville que dans ce premier endroit, & leur raporte que c’eſt un charbon ordinaire. Le 28. du même mois, un Tailleur nommé Creps à la place du Palais, mourut avec le reſte de ſa famille en peu de jours, par une fiévre qu’on crût ſimplement maligne. Le premier Juillet la nommée Eigaziere, au bas de la ruë de l’Eſcale, eſt attaquée du mal, avec un charbon ſur le nez, & tout de ſuite la nommée Tanouſe, dans la même ruë avec des bubons, & après elle tout le reſte de cette ruë, où la contagion a commencé par les maiſons voiſines de celle de Tanouſe.

Ainſi à peine fût-on delivré de la crainte de la peſte dans les Infirmeries, que la terreur de ce funeſte mal commença à troubler la fauſſe ſeverité où l’on étoit dans la ville. Mrs. Peiſſonel pere & fils Medecins vont le 9. Juillet dénoncer à Mrs les Echevins un jeune enfant de douze à quatorze ans nommé Iſſalene, veritablement attaqué de peſte dans une maiſon de la place de Linche, qui eſt fort éloignée des endroits où étoient ces premiers malades dont nous venons de parler. Sur cette déclaration, les Echevins mettent des Gardes à la porte de cette maiſon. Le lendemain cet enfant meurt, & ſa ſœur tombe malade ; on les enleve l’un & l’autre dans la nuit, & avec eux tout le reſte de la famille ; on les tranſporte aux Infirmeries, où ils ont tous péri, & on ferme exactement la porte de la maiſon.

On a fait divers comptes ſur cet enfant, où chacun a crû découvrir la maniere dont il avoit aporté le mal des Infirmeries dans la ville ; mais quand on a voulu les ſuivre & les aprofondir, on a reconnu qu’il n’y avoit rien de certain en tout ce qu’on en diſoit. Ce qu’il y a de bien vrai, c’eſt que ſa ſœur, qui tomba malade après lui, faiſoit le métier de tailleuſe, & qu’elle pourroit bien avoir travaillé quelque piece d’Indienne ou de Bourg infectée, qui ſont les habits ordinaires des femmes de ce pays. Il ne ſeroit pas extraordinaire que le frere eût été infecté avant elle, on verra dans la ſuite que les enfans ont été les plus ſuſceptibles de ce mal.

Cette premiere allarme fût bientôt ſuivie d’une ſeconde. Le lendemain de la mort de cet enfant, c’eſt-à-dire, le 11. Juillet, le nommé Boyal venu du Levant, & ſorti depuis quelques jours des Infirmeries tombe malade. Le Chirurgien qui le traitte, lui trouve un bubon ſous l’aiſſelle, & le dénonce à Mrs. les Echevins, qui mirent auſſi-tôt des Gardes à ſa maiſon. Boyal meurt ce même jour, & le ſoir il eſt porté & enſeveli dans les Infirmeries, par les Portefaix qui y ſont enfermés : on y traduit auſſi tous ceux de la maiſon, qui fût fermée ; & on ordonne à tous ceux qui l’ont frequenté quelques jours de quarantaine chez eux, & les parfums ordinaires. Il eſt difficile de décider ſi Boyal avoit aporté la peſte du Vaiſſeau, ſur lequel il étoit embarqué, ou s’il l’avoit priſe dans les Infirmeries par la communication, ou bien s’il avoit lui-même aporté des marchandiſes infectées. Tout ce qu’on peut dire de ſûr, c’eſt que quelques jours de quarantaine de plus auroient donné le tems à ſon mal de ſe déclarer dans les Infirmeries.

Après ces deux malades il n’en paroît pas d’autre : déja on ſe raſſure ſur la crainte du mal contagieux ; déja on s’aplaudit des ſages précautions qu’on a priſes pour l’étouffer dans ſa naiſſance ; déja le public ingenieux à ſe flatter, & facile à ſe prévenir, attribuë à ces deux malades toute autre maladie que celle dont ils ſont morts. Mais le mal ſe joüant des précautions des uns, & de l’incredulité des autres, pulluloit ſecretement dans cette ruë de l’Eſcale, & dans les maiſons voiſines de celle de la nommée Tanouſe, dont il a été parlé. Il ſe repandoit même à la ſourdine en d’autres ruës ; car Joli, fripier à la place des Prêcheurs, avoit déja perdu une fille, & tout le reſte de cette famille a péri tout de ſuite ; & dans la ruë de l’Oratoire, la nommée Bouche, Tailleuſe fût auſſi attaquée du mal, elle ſe tira d’affaire mais tous ſes parents en ſont morts.

Le plus grand nombre de ces malades étoit pourtant dans cette ruë de l’Eſcale, où Mr. Sicard le fils Medecin agregé, qui y deſſervoit la Miſericorde, trouva quelques malades atteints de fiévre avec des ſymptomes de malignité, les uns avec des charbons, les autres avec des bubons : le lendemain il trouva ces malades morts, & d’autres tombés de nouveau avec les mêmes ſymptomes dans la même ruë, & dans les ruës voiſines ; il n’eût pas de peine à reconnoître la maladie, & environ le 18. Juillet, il en donna avis à Mrs. les Echevins.

Cette nouvelle déclaration faite par un Medecin, qui viſitoit journellement les malades, jointe à ce qui avoit precedé, devoit ſans doute exciter dans les Magiſtrats le même zele, qui les avoit fait agir ſi efficacement envers les deux premiers malades, Iſſalene, & Boyal ; ils repondirent ſimplement à ce Medecin, qu’ils y envoyeroient Mr. Bouzon, Me. Chirurgien, pour voir ce que c’étoit. Une telle réponſe n’étoit pas fort propre à ranimer l’attention des autres Medecins ſur cette nouvelle maladie. Ce Chirurgien va donc viſiter ces malades le 19. du même mois, & il raporte aux Echevins qu’ils n’ont que des fiévres vermineuſes. Sans vouloir penetrer dans les raiſons qu’avoit ce Chirurgien de déguiſer la verité, nous aimons mieux lui rendre la juſtice qu’il merite, en diſant qu’il n’a pas connu la maladie ; il étoit même difficile qu’il la reconnut ; car nous avons apris du dépuis qu’il ne touchoit pas les malades, & qu’il ne leur parloit que de loin.

Sur le rapport de ce Chirurgien, on ſe tranquiliſe, ces malades abandonnés à leur ſort, reçoivent les Sacremens à la maniere ordinaire. La communication reſte libre dans cette ruë, & dans les ruës voiſines, & on donne aux morts la ſepulture ordinaire. Cependant le même Medecin continuë à viſiter de ſemblables malades dans le même quartier, il ne penſe plus à les dénoncer, pour ne pas s’expoſer à recevoir une réponſe ſemblable à la premiere, & à voir préferer à ſon avis celui d’un Chirurgien : ainſi la maladie ſe répand inſenſiblement juſques à ce qu’elle éclata par la mort de quatorze malades en un même jour, & par la chûte de pluſieurs autres, ce qui fût le 23. Juillet.

Une ſi grande mortalité dans une même ruë, fit du bruit dans la ville, les Curés en avertiſſent les Magiſtrats, qui reveillés par les cris publics, joignirent Mr. Peiſſonel Medecin au Sr. Bouzon leur Chirurgien de confiance, pour la viſite de ces malades. Ils ſe portent à cette ruë le 24. & y trouvent pluſieurs malades attaqués de nouveau. L’Autheur du Journal imprimé, ſupoſant ce qu’on auroit dû faire, qu’il y avoit pluſieurs Medecins commis à cette viſite, fait dire aux uns que c’étoient des fiévres malignes, aux autres des fiévres contagieuſes cauſées par les mauvais alimens, & qu’aucun ne dit poſitivement que c’étoit la peſte. Il eſt pourtant certain que le Medecin leur déclara que c’étoit bien la peſte, & qu’il n’y eût que le Chirurgien, qui les flattoit du contraire. Quoiqu’il en ſoit, il étoit bien facile aux Magiſtrats de s’en aſſûrer.

Tout le Royaume verra avec étonnement, que dans une ville, où il y a un College & une Agregation de Medecins, & où l’on voit regner depuis près de deux mois une nouvelle maladie, on ne daigne pas les aſſembler, ou tout au moins les plus accrédités d’entr’eux, pour les conſulter & les faire décider ſur une maladie de cette conſequence. Les regles d’une ſage adminiſtration ne permettoient pas dans une affaire auſſi importante, de s’en raporter à la déciſion d’un ſeul Chirurgien des plus nouveaux de la ville, ni de reſter dans une funeſte incertitude, ſur la nature d’un mal, dont les ſuites ſont ſi terribles. On ne laiſſe pourtant pas de mettre des Gardes aux avenuës de cette ruë, d’en enlever les malades, de les tranſporter aux Infirmeries avec quelques perſonnes qui avoient eu avec eux une communication prochaine ; & pour ne pas allarmer le peuple, on ne fait ces expeditions que la nuit & à la ſourdine.

Cela n’empêcha pas que le mal n’allat toûjours croiſſant, & qu’il ne fit des progrés dans les autres quartiers. Il commence à paroitre dans le Fauxbourg, & tous ces malades ſont tranſportés aux Infirmeries, où la plûpart mouroient en y arrivant ; parce qu’on n’étoit guére informé de leur état que le ſecond ou le troiſiéme jour, & que c’étoit-là le terme ordinaire du mal, quand il ne devoit pas ſe terminer heureuſement. Le nombre des malades augmentant dans ces Infirmeries, les Echevins demanderent au Syndic du College un Medecin, qui s’y enferma, pour y traiter les malades qu’on y envoyoit. Le ſort tomba ſur Mr. Michel, qui étant le dernier Medecin reçu, & dégagé de tout embarras de famille, avoit moins de raiſon que les autres de s’en diſpenſer. Il l’accepta de bonne grace, & s’y enferma ſur le champ. Tout ceci ſe paſſe ſur la fin du mois de Juillet.

On attend peut-être de nous, qu’avant que de ſuivre plus loin les progrés de la contagion dans la ville, nous déclarions, ſi elle y eſt venuë des Infirmeries, & comment, & par qui elle y a été apportée. Cette circonſtance paroît être de l’integrité de cette Hiſtoire ; nous aimons pourtant mieux la voir défectueuſe, que de rendre qui que ce ſoit reſponſable de tant de malheurs, & de faire tomber ſur lui la haine & le reſſentiment du Public. D’ailleurs nous avons promis de ne rien donner à la conjecture, & de ne raporter que des faits publics & conſtans. Cette précaution eſt d’autant plus neceſſaire, que c’eſt l’endroit le plus délicat de nôtre Hiſtoire, & ſur lequel nous aimons mieux marquer nôtre moderation par le ſilence, que de prononcer trop hardiment ſur un point, dont la déciſion ne doit porter que ſur des preuves de la derniere évidence.

Ce qu’il y a de bien certain là-deſſus, c’eſt que la peſte étoit veritablement dans le bord du Capitaine Chataud, que ſes marchandiſes l’ont portée dans les Infirmeries, qu’un des premiers malades qui ont paru dans la ville n’en étoit ſorti que depuis quelques jours avec ſes hardes ; que les premieres familles attaquées ont été celles de quelques Tailleuſes, de Tailleurs, d’un Fripier, gens qui achetent toute ſorte de hardes & de marchandiſes, celle du nommé Pierre Cadenel vers les Grands Carmes, fameux Contrebandeur, & reconnu pour tel, & d’autres Contrebandeurs, qui demeuroient dans la ruë de l’Eſcale & aux environs, que le Fauxbourg qui eſt joignant les Infirmeries, a été attaquée en même tems que la ruë de l’Eſcale ; & qu’enfin il y avoit alors de nouvelles défenſes d’entrer les Indiennes & les autres étoffes du Levant. Nous laiſſons à chacun la liberté de faire les reflexions qui ſuivent naturellement de tous ces faits.