Relation historique de la peste de Marseille en 1720/10
CHAPITRE X.
Uoique l’on ſçût par tradition
qu’en tems de peſte, toutes
les autres maladies ceſſent, &
ſemblent ceder à celle-ci, comme à
la plus cruelle & la plus dangereuſe,
neanmoins on ne laiſſa pas de fermer
l’Hôtel-Dieu, depuis le commencement
de la contagion, & de le reſerver
pour les malades qui s’y trouverent
alors, & pour ceux qui pourroient
tomber dans la ſuite de toute
autre maladie. Malgré Cette précaution,
le mal contagieux s’y introduit,
& l’infection prend dans toute
cette Maiſon, dans laquelle outre
les malades, & ceux qui étoient deſtinés
à les ſervir, on nourriſſoit encore
trois ou quatre cens enfans trouvés,
de l’un & de l’autre ſexe ; &
comme dans une maiſon ainſi remplie
de monde, la communication y
eſt très-prochaine, on doit juger par-là
quelle y fût la violence & la rapidité
de la contagion.
Elle y fût portée par une femme, qui échapa de la ruë de l’Eſcale, dont nous avons déja ſi ſouvent parlé, & qui vint ſe préſenter à l’Hôtel-Dieu pour y être reçûë : ſoit que ſon mal ne ſe fût pas encore manifeſté, ſoit qu’il aye donné le change à ceux qui la viſiterent, ils ne la crurent atteinte que d’une fiévre ordinaire, & ils la reçurent. Deux des filles de la Maiſon deſtinés au ſervice des malades, ſont mandées, pour ſoûtenir cette malade, & la conduire à l’apartement des femmes. La Mere Infirmiere la change de linge, ſelon la coûtume, & la fait coucher à la maniere ordinaire. Le lendemain ces deux filles tombent malades, & meurent preſque ſubitement, c’eſt-à dire, en ſix ou huit heures de maladie ; le jour d’après la Mere Infirmiere eſt auſſi priſe, & meurt auſſi promptement que ces filles. De ces quatre malades, la contagion ſe répand ſi fort dans toute cette Maiſon, que des uns aux autres tout y a peri, Directeurs, Confeſſeurs, Medecins, Chirurgiens, Apoticaires, & tous les autres Officiers, Valets, Servantes, & tous, les enfans trouvés, à la reſerve d’une trentaine, qu’une heureuſe guériſon a ſauvés de la fureur du mal.
Nous ne pouvons refuſer ici les juſtes loüanges qui ſont dûës à la memoire de Mr. Bruno Granier, un des Directeurs de cette Maiſon, qui en abſence de tous les autres, ſoûtenoit ſeul la penible direction de cet Hôpital. On conçoit aſſez de quel embarras devoit être la conduite & l’entretien de cinq à ſix cens perſonnes en des tems auſſi difficiles. Il ſurvenoit pourtant à tout avec un zele & un courage digne d’être imité par tous ceux qui ſont appellés à ces charitables exercices. Auſſi le Seigneur ; qui ſaiſit ſouvent les momens les plus favorables pour nous appeller à lui, ſe hâta de recompenſer ſa charité par une mort qui lui ſera toûjours glorieuſe devant les hommes, comme elle doit avoir été prétieuſe devant Dieu.
Qu’il nous ſoit permis de mêler aux larmes que nous donnons à la mort de ce zélé Recteur, celles que meritent ceux qui exerçoient la Medecine dans cet Hôpital ; le Medecin (c’étoit Mr. Peiſſonel le pere) plus venerable par ſa vertu que par ſon grand âge, y viſitoit les malades avec un zele & un courage encore plus hardi que celui dont d’autres ſe ſont fait un merite dans la ſuite, & dont ils ont crû donner le premier exemple : il s’aſſeyoit auprès des malades, touchoit leurs playes, & les panſoit avec une charité, qui étoit le fruit de cette pieté ſincere qui a éclaté dans toute ſa vie. Il étoit Doyen du college des Medecins, & connu parmi les Sçavans, par ſon nouveau ſyſtême de Phiſique méchanique, qu’il alloit donner au Public, ſi Dieu n’eût mieux aimé recompenſer ſa charité par une gloire immortelle, que de le laiſſer joüir de celle qu’il ſe ſeroit aquiſe par l’impreſſion de cet ouvrage. Il y avoit auſſi un jeune Chirurgien appellé Audibert, & un jeune Apoticaire nommé Carriere ; ils donnoient l’un & l’autre de grandes eſperances par leur genie & par leur aplication. Ils auroient ſervi utilement le Public dans la ſuite, & on peut dire que leur mort eſt une veritable perte pour cette Maiſon & pour la Ville. La maladie ſe répandoit avec la même impetuoſité dans la Ville : l’incendie eſt general, & néanmoins bien de gens ſe flattent encore. Les Echevins avoient donné de trop mauvaiſes impreſſions de leurs Medecins, pour que la Cour s’en raporta à eux ſur la nature de ce mal : elle ordonna à Mrs. Chycoineau & Verny Medecins de Montpellier, de ſe porter à Marſeille, pour y examiner la nature de la maladie qui y regnoit. Ces Mrs. s’y rendirent le 12. Août avec Mr. Soulier Maître Chirurgien de leur Ville : ils y furent reçus des Echevins avec tout l’honneur dû à leur merite & à leur commiſſion. Ils ranimerent d’abord la joie du Public, qui attendoit d’eux une déciſion favorable à ſon incredulité. Malgré les préventions qu’on leur impoſa contre les Medecins de la Ville, ils voulurent pourtant conferer avec eux ſur la maladie ; l’aſſignation donnée, on s’aſſemble dans l’Hôtel de Ville, chacun raporte ce qu’il a vû, & pour un plus grand éclairciſſement, on convint que chaque Medecin & Chirurgien remettroit à ces Meſſieurs un précis de ce qu’il avoit obſervé, ce qui fût fait le lendemain, & ces Meſſieurs ayant pris jour pour aller viſiter les malades, on leur donna pour adjoints deux Medecins de la Ville, Mrs. Montagner & Raymond : le premier avoit été rapellé de l’Abaye de St. Victor, pour remplacer le Sr. Bertrand, qui étoit tombé malade ; on y joignit encore deux Maîtres Chirurgiens ; ils viſitent tous enſemble les malades pendant deux jours dans les maiſons & dans l’Hôpital des Convaleſcens, où ils firent ouvrir quelques cadavres, & après s’être bien aſſurés de la maladie, ils en rendirent compte à la Cour, & ayant pris heure pour en faire leur raport à Mr. le Gouverneur & à Mrs, les Echevins, ils ſe rendirent à l’Hôtel de Ville : les Medecins de la Ville qui les avoient accompagnés, ſe préſenterent pour entrer dans cette Aſſemblée, & oüir le raport des Medecins de Montpellier, mais les Echevins les font refuſer.
On n’a pas pû ſçavoir quel fût préciſement le raport des Medecins de Montpellier aux Magiſtrats ; mais d’abord après cette Aſſemblée, ceux-ci dirent hautement, qu’ils avoient déclaré, que la maladie, dont on s’allarmoit tant, n’étoit qu’une fiévre maligne cauſée par la corruption & par les mauvais alimens : & les Medecins de Montpellier étant partis le 20. Août chargés des honneurs & des préſens de la Ville, on vit paroître le lendemain cette Affiche.
„ Sur le raport qui a été fait à Mr. le Gouverneur & à Mrs. les Echevins, par Mrs. les Medecins de Montpellier, ils ont crû devoir avertir le Public, que la maladie qui regne préſentement dans cette Ville, n’eſt pas peſtilentielle, mais que c’eſt ſeulement une fiévre maligne, contagieuſe, dont on eſpere de pouvoir bientôt arrêter le progrès, en ſeparant les perſonnes qui en peuvent être ſoupçonnées d’avec celles qui ſont ſaines, par le bon ordre & l’arrangement que l’on va prendre inceſſamment.
Cet avis raſſura le Peuple, qui depuis lors ſe communiqua plus librement ; il avoit même commencé à le faire auparavant après la premiere affiche, & Monſeigneur l’Evêque avec les Magiſtrats avoient été obligés de ceder à ſes empreſſemens pour la Proceſſion qui ſe faiſoit ici toutes les années le jour de St. Roch, on ne crût pas devoir refuſer de ſatisfaire la devotion du Peuple envers un Saint, dont les malheurs preſens rendoient la protection ſi neceſſaire.
„ L’Autheur du Journal imprimé, dit que les Medecins de Montpellier trouverent bon, que pour ne pas augmenter le déſordre de la Ville, l’on diſſimula, & que pour tâcher de calmer & de raſſûrer les eſprits, on afficha un Avis, portant, &c. Les Medecins de Montpellier ont nié dans la ſuite que cela fût venu d’eux, quoiqu’ils euſſent dicté eux-mêmes cet Avis ; & ils ont dit publiquement, qu’ils n’y avoient conſenti que par complaiſance : de qui que ce ſoit qu’il ſoit venu, il eût été à ſouhaiter, qu’il eût produit l’effet qu’on en attendoit, & que pour inſinuer que cette maladie n’étoit que l’effet des mauvais alimens, & aliener les eſprits de toute autre idée, on n’eût pas negligé les précautions neceſſaires. Il eſt ſurprenant que des Medecins, qui ont refuſé à la peſte la contagion que tout le monde lui donne, reconnoiſſent aujourd’hui publiquement des fiévres malignes contagieuſes, qui de l’aveu de tous les Medecins ne ſçauroient le devenir. Le raport que Mrs. Chycoineau & Verny envoyent à la Cour, n’eſt pas tout-à-fait conforme à cette affiche. Le voici tel que nous l’a remis une perſonne digne de foi, à qui Mr. Chycoineau en avoit donné une copie.
„ Nous nous ſommes tranſportés, ſuivant les ordres de S. A. R. à Marſeille le 13. du preſent mois ; & ayant dès nôtre arrivée prié Mr. le Gouverneur & Mrs. les Echevins, de convoquer ou faire aſſembler tous Mrs. les Medecins & les Chirurgiens commis pour viſiter ceux qui „ ſont affectés du mal contagieux, qui regne depuis deux mois dans cette Ville, dans le deſſein d’apprendre ce qu’ils penſoient de la nature de ce mal, & de connoître ſi la verification que nous en devions faire ſeroit conforme à leur raport : l’aſſemblée ſe fit le jour même à l’Hôtel de Ville, & le ſentiment de tous ces Meſſieurs, ſans en excepter un ſeul, ſe trouva conforme, non ſeulement ſur le caractere du mal, mais encore ſur les cauſes qui l’avoient produit, & qui en fomentent la propagation,
„ 1°. Que cette maladie enlevoit ou faiſoit perir dans deux ou trois jours, quelquefois même dans deux ou trois heures de tems, la plus grande partie de ceux qu’elle attaquoit.
„ 2°. Que quand une perſonne attaquée de ce mal dans une maiſon & famille en periſſoit, tout le reſte en étoit bientôt infecté, & ſubiſſoit le même ſort, enſorte qu’il y avoit pluſieurs exemples des familles entierement détruites par cette contagion ; & que ſi quelqu’un de la famille s’alloit refugier dans quelqu’autre maiſon, le mal s’y tranſportoit auſſi, & y faiſoit le même ravage.
„ 3°. Que cette maladie étoit uniforme preſque dans tous les ſujets, de quelque condition qu’ils fuſſent, & caracteriſée par les mêmes accidens, ſur tout par les bubons, les charbons, les puſtules livides, tâches pourprées, commençant d’ailleurs par les mêmes accidents, qui dénotent ordinairement les fiévres malignes, tels que ſont les friſſons, les maux de cœur, le grand abatement des forces, la douleur de tête gravative, les vomiſſemens, nauſées, enſuite la chaleur ardente, les aſſoupiſſemens, les délires, la langue ſéche & noire, les yeux étincelans, égarés, ou mourans, le pouls inégal & concentré, quelquefois fort élevé, la face cadavereuſe, les mouvemens convulſifs, & les hemorragies.
„ Pour ce qui concerne les cauſes, ils convinrent pareillement que ce mal n’avoit commencé à ſe faire ſentir qu’à l’arrivée d’un Vaiſſeau venu de Seyde, qui avoit perdu dans ſon trajet ſept à huit Matelots par le même genre de mal, & dont quelques marchandiſes dérobées avoient été tranſportées furtivement & ſans précaution, dans l’une des ruës de la Ville, qui a été infectée la premiere, & qui n’eſt habitée que par de menu peuple, quelques Portefaix qui avoient remué la marchandiſe, ayant péri eux-mêmes ſubitement, que les habitans de cette ruë ayant trafiqué dans les autres quartiers de la Ville y avoient répandu inſenſiblement la contagion, ajoûtant néanmoins que la populace & les pauvres Artiſans dépourvûs de bonne nourriture en étoient à proportion plus infectés que les gens riches & aiſés.
„ Après avoir oüi le raport de ces Meſſieurs, nous les priâmes de vouloir bien chacun en particulier dreſſer & nous remettre un memoire des divers cas qu’ils avoient obſervés, ce qui ayant été executé, tous ces Memoires ſe ſont trouvés conformes au raport précedent.
„ Cependant pour remplir avec plus d’exactitude la commiſſion, dont S. A. R. a bien voulu nous honorer, nous avons fait la viſite, & de l’Hôpital, auquel on tranſporte les malades ſoupçonnés de contagion, & des principaux quartiers de la Ville, & avons trouvé dans ledit Hôpital, placé à l’une des extremités de la Ville, environ quatre à cinq cens malades, dont plus de deux tiers, étoient attaqués du même genre de mal caracteriſé ci-deſſus avec bubons & puſtules livides, tâches pourprées ; & les uns mourans, & les autres prêts à mourir, quoiqu’ils n’euſſent été portés que depuis quelques heures, ou ſeulement depuis un jour ou deux ; en ſorte qu’on y voit juſques à quarante ou cinquante cadavres entaſſés dans un coin, qui répond aux differens courroirs, & qu’on peut compter dans les ving-quatre heures ſur un pareil nombre de morts.
„ Après la viſite dudit Hôpital, nous avons fait celle de differens quartiers de la Ville, & pouvons aſſûrer qu’il n’en eſt aucun dans lequel il n’y ait nombre de perſonnes attaquées du même mal, ayant ſouvent trouvé dans les mêmes maiſons, pere, mere, enfans infectés, prêts à perir, & dépourvûs de toute ſorte de ſecours.
„ Toutes ces viſites faites, nous avons crû devoir faire ouvrir trois cadavres, dans lequel nous n’avons trouvé que des inflammations gangreneuſes ou tendantes à gangrene.
„ Toutes ces obſervations nous ont convaincu, que la maladie qui regne dans cette Ville, eſt une veritable fiévre peſtilentielle, qui n’eſt pas encore parvenuë à ſon dernier degré de malignité, ayant remarqué que quelques perſonnes du nombre de celles qui en ſont infectées, en rechapent, lorſqu’elles ſont ſecouruës dès le commencement, & que la bonne nourriture ne leur manque pas, ſupoſé d’ailleurs que la maladie aille au-delà du cinquiéme ou du ſixiéme jour, mais la Ville eſt ſi dépourvûë des alimens neceſſaires en pareils cas, ſur tout de la viande de boucherie, & l’on a pris juſqu’ici ſi peu de précaution pour ſeparer les infectés de ceux qui ne le ſont pas, & leur donner les ſecours convenables, qu’il eſt aiſé de prévoir que ſans l’attention particuliere que S. A. R. veut bien y donner, cette eſpece de peſte qui augmente de jour en jour, deviendroit fatale non ſeulement à cette Ville, mais même aux Provinces voiſines, pour ne pas dire à tout le Royaume. A Marſeille le 18. Août 1710.
Ce raport dit un peu plus que l’affiche, mais il biaiſe encore ; ces Meſſieurs n’oſent pas trancher le mot ; ce n’eſt, diſent-ils qu’une eſpece de peſte ; attendons que de retour à Marſeille, ils y traitent les malades, & ils l’avoüeront tout-à-fait. Il ſemble pourtant qu’enſuite de ce raport envoyé à la Cour, on ſe flattoit encore à Paris comme à Marſeille ſur cette maladie : car quelque tems après Mr. le Bret Intendant de la Province, qui depuis le commencement de ces malheurs n’a jamais ceſſé de procurer à nôtre Ville toute ſorte de ſecours, renvoya aux Medecins trois Memoires qu’on leur dit venir de la part de Mr. Chirac premier Medecin de Monſeigneur le Regent. Ces Medecins pleins d’eſtime pour ce celebre Profeſſeur, reçûrent ſes Memoires avec la même veneration, avec laquelle ils l’avoient autrefois écouté lui-même. Ils y reconnurent d’abord ſes principes, ſur leſquels ils s’étoient formés dans l’Ecole, mais l’experience leur avoit déja montré, qu’ils ne pouvoient pas être apliqués au cas preſent : en effet, dans l’un de ces Memoires, il propoſe des reglemens pour le ſervice des malades aux Magiſtrats, aux Confeſſeurs, aux Medecins & aux Chirurgiens. Il veut qu’on laiſſe les malades dans les maiſons, & qu’on établiſſe dans chaque quartier des Cuiſines, où l’on fera le boüillon, & où ceux qui ſont auprès des malades, iront le chercher. Mais comment pourvoir à tous les beſoins de trois à quatre mille pauvres dans leurs maiſons, où ils manquent de tout ? C’eſt encore un plus grand embarras de les traiter chez eux, que de les enfermer dans des Hôpitaux. Que les Medecins pratiquent les Magiſtrats, & qu’ils agiſſent de concert ; que ceux-ci donnent attention à leur entretien, pour les tenir en ſanté, en leur donnant le moyen de s’aſſembler tous les jours dans un lieu agreable, où ils puiſſent ſe délaſſer de leurs exercices, qui deviennent ſi penibles dans ces fâcheux tems : nos Magiſtrats n’ont guére paru diſpoſés à ſuivre un pareil conſeil. Que les Medecins ſe montrent aux promenades publiques avec une contenance gaye & contente, ils l’ont fait dans le commencement, & on en a formés d’indignes ſoupçons : Enfin, que l’on paye des Violons & des Tambours, pour les faire joüer dans les differens quartiers de la Ville, pour donner occaſion aux jeunes gens de s’égayer, & pour éloigner la triſteſſe & la mélancolie ; il eſt difficile, ſelon la penſée d’un Poëte, que ceux qui ſont au milieu des horreurs de la mort, ſoient ſuſceptibles de quelque joie.
Diſtrictus enſis cui ſuper impia
Cervice pendet, non ſicula dapes
Dulcem elaborabunt ſaporem ;
Non avium citharæque cantus
Somnum reducent[1].........
Des deux autres Memoires, l’un regarde la maladie, & l’autre traitte la queſtion, s’il y a plus d’inconveniens à declarer la peſte qu’à la cacher ; il balance ces inconveniens de part & d’autre, & il conclut pour l’affirmative. Cette queſtion paroît pourtant fort inutile ; car outre que la peſte ſe manifeſte aſſez d’elle-même, ſi en la cachant on neglige les meſures convenables, à quels deſordres ne s’expoſe-t’on pas ? & ſi en prenant ces meſures, on veut diſſimuler la maladie, ces mêmes précautions trahiſſent le deſſein qu’on a de la cacher, & l’annoncent au Public. Nous ne pouvons pas ſuivre ces deux Memoires dans leur détail, tout ce que nous en pouvons dire, c’eſt que l’Autheur paroit ſupoſer par tout que la maladie de Marſeille n’eſt qu’une fiévre maligne ordinaire, & qu’il n’y a point de contagion. Il ramene tout à ce principe, lequel une fois poſé, on n’a pas de peine à convenir de tout ce qu’il avance : mais il s’en faut bien que la choſe ſoit ainſi ; dès qu’on a traitté deux ou trois malades par la methode qu’il propoſe, on reconnoît bientôt que l’on a affaire à tout autre mal que celui qu’il prétend, & que la fiévre maligne & la peſte ſont deux maladies réellement diſtinctes, & qui demandent des methodes toutes opoſées ; & de peur qu’on ne nous impute d’avoir mal entendu les ſentimens de ce célebre Medecin, nous avons crû devoir raporter tout au long l’article de ſon Memoire, où il s’explique le plus clairement ſur la maladie & ſur ſon origine.
„ Tout bien conſideré, après avoir lû & examiné avec grande attention les diverſes relations qu’on a envoyées de Marſeille ſur le caractere de la maladie qui y regne, ſur le nombre des perſonnes qui en ſont mortes, & ſur les circonſtances de leur mort, qui ſont affreuſes par raport à l’indolence & à la barbarie de ceux qui doivent veiller à la conſervation d’un peuple malheureux, & pourvoir à ſes plus preſſans beſoins ; j’ai jugé que cette maladie, quoique grande en elle-même, & très-dangereuſe, n’étoit qu’une fiévre maligne très-ordinaire dans les conjonctures ou elle eſt arrivée, entierement ſemblable à celles que j’ai vû regner en 1709. & 1710. revêtuë des mêmes accidents ; que ce n’eſt point une peſte venuë du Levant, & portée dans le Vaiſſeau, qui en eſt arrivé dans le port de Marſeille ; que ce n’eſt qu’une fiévre maligne cauſée par les mauvaiſes nourritures du petit peuple de Marſeille, il n’en faut pas davantage pour cauſer une maladie auſſi conſiderable : preuve de cela, c’eſt qu’il n’y a eu juſqu’ici que le bas peuple qui a beaucoup ſouffert depuis ſix mois, qui en ſoit attaqué, comme les Crocheteurs, qui ont porté les bales de marchandiſes du Vaiſſeau prétendu infect, ſe ſont trouvé de la maſſe de ce peuple mal nourri, il n’eſt pas ſurprenant que ceux qui ſe ſont trouvés les plus échauffés par le travail, qui ont ſué dans le tranſport des marchandiſes, & qui ſe ſont expoſés enſuite à un air un peu froid, ayent été attaqués les premiers, & que quelques-uns en ſoient morts en peu de jours & en peu d’heures, d’autant plus que des gens de cette ſorte ſont rarement ſecourus au plûtôt : pour ſe convaincre de ce que j’avance à l’égard des Crocheteurs, qui ont été les premiers attaqués de la maladie ; & pour être perſuadé que ce n’eſt pas d’eux, ni de leurs cadavres que la maladie s’eſt répanduë dans Marſeille, on n’a qu’à examiner l’éloignement des lieux où ils ſont, & où ils ont été enterrés, des maiſons où la maladie s’eſt déclarée, ou pendant leurs maladies, ou le jour de leur mort ou de leur enterrement ; & on jugera fort aiſement qu’il n’eſt guére poſſible que les émanations contagieuſes de ces corps ayent pû ſe répandre juſques dans des maiſons très-éloignées de celles où ils ſont morts, pour y communiquer de ſemblables maladies, & qu’il faudroit neceſſairement pour cela que la contagion ſe fût communiquée de proche en proche dans les maiſons voiſines, avant que d’arriver aux plus éloignées.
En liſant cet article, il eſt difficile de ſe refuſer à une reflexion qui ſe preſente naturellement, c’eſt que les grands hommes comptent quelquefois un peu trop ſur leurs lumieres, ſur tout quand ils croyent voir plus clair de loin que les autres de près. Nous ne devons pas obmettre un trait de ces Memoires très-offenſant contre les Medecins & les Chirurgiens.
„ Quel moyen, dit-il, qu’une auſſi grande maladie, qui demande des ſecours prompts & efficaces, parce qu’elle eſt très-grande, & qu’elle conduit ſouvent en peu de jours le malade à toute extrêmité, puiſſe guérir, lorſqu’on abandonne les malades à leur mauvaiſe deſtinée a lorſqu’on leur refuſe les ſecours les plus ordinaires, qu’on ne les ſoûtient ni par les remedes, ni par les nourritures, & qu’on les laiſſe mourir victimes de l’inhumanité barbare des Medecins & des Chirurgiens ignorants ou intereſſés, qui par des raiſons d’intérêt entretiennent dans le public un eſprit de terreur & de crainte, dans l’eſperance de ſe rendre plus neceſſaires, & de faire augmenter conſiderablement leur honoraires, &c.
On ne ſçait où eſt-ce que l’Autheur de ces Memoires a vû des Medecins de ce caractere ? Si l’élevation & un merite ſuperieur donnent droit d’inſtruire les autres, ils ne peuvent jamais devenir un titre legitime pour les mépriſer, encore moins pour leur prêter des ſentimens indignes de leur honneur & de leur caractere, contraires même à l’humanité. Ces injurieux ſoupçons doivent encore moins tomber ſur les Medecins de Marſeille, que ſur tous les autres. Nous leur laiſſons le ſoin de ſe juſtifier de l’ignorance qu’on leur impute ſur la maladie ; mais pouvons-nous refuſer à la verité le témoignage de ce que nous avons vû ? On ne peut dénier à ces Medecins la gloire d’avoir rompu la glace, & de s’être mis les premiers au-deſſus de cette vaine terreur qu’avoient autrefois les Medecins, comme le reſte des hommes, contre le mal contagieux. Bien loin de ſuivre les avis de leurs Autheurs, qui décident tous que les Medecins ne doivent pas viſiter les malades en tems de peſte, & qu’ils doivent être reſervés pour le conſeil des Chirurgiens, ils ſe ſont livrés à ce dangereux emploi d’eux-mêmes, & de la maniere du monde la plus genereuſe. On les a vû depuis le commencement eſſuyer le premier feu de la contagion, aller de ruë en ruë, chercher les malades dans les maiſons, les aprocher hardiment, les toucher & leurs bubons, & leurs playes, les panſer même, quand il a été neceſſaire ; en un mot remplir toutes leurs fonctions avec la même liberté, qu’ils le font aux malades ordinaires, ſans prendre des habits particuliers & negligeant toutes ces effrayantes précautions ſi recommandées par tous les Autheurs.
Veritablement les premiers jours ils uſerent de quelques parfums, mais c’étoit moins pour ſe garantir de l’infection contagieuſe, à laquelle la plûpart ne croyent pas, que de celle qu’exaloient des maiſons mal propres, où ils trouvoient ſouvent quatre ou cinq malades dans une même chambre. Ils ſe ſont prêté genereuſement à tout ce qu’on a demandé d’eux dans la Ville, à la Campagne, & dans les Hôpitaux, & tout cela ſans être à charge à la Ville, excepté quand ils ont ſervi dans ces deux derniers endroits, ſans autre reconnoiſſance, de la part du Peuple, que des mépris & ſouvent des inſultes ; celle qu’ils peuvent attendre des Magiſtrats dépend de leur generoſité, ayant regardé comme une choſe indigne de faire avec eux aucun traité d’interêt. Ce n’eſt donc pas l’eſpoir de groſſir leurs honoraires, qui leur a fait declarer le mal, il l’étoit déja quand ils ont été apellés, & tout ce qu’ils auroient pû dire, pour raſſurer le Public auroit toûjours tourné à leur confuſion. Il étoit même neceſſaire alors de le declarer ce mal, pour obliger ceux qui étoient chargés de l’adminiſtration publique à prendre des promptes meſures pour ſecourir les malades. S’ils n’avoient conſulté que leur interêt, ils l’auroient caché pour retenir dans la Ville ceux à qui un état aiſé permettoit d’en ſortir, Ils devoient bien prévoir qu’en le déclarant, il ne reſteroit que les pauvres dans la Ville ; & que peuvent attendre des Medecins d’une miſerable populace ? Pourquoi donc faire entrer le lâche motif d’un ſordide interêt, dans une déclaration, qui ne fût faite d’abord qu’aux Magiſtrats, & qui n’a eu d’autre vûë que le bien public. Ce que nous diſons des Medecins eſt commun aux Chirurgiens, ç’a été dans les uns & dans les autres même zele, même deſintereſſement.
Achevons de les juſtifier ſur cette prétenduë déſertion dont on a fait tant de bruit. L’agregation de cette Ville étoit compoſée alors de douze Medecins. Il y en avoit deux enfermés dans l’Arcenal pour le ſervice des Galeres, Mr. Pelliſſery Medecin real, & Mr. Colomb à l’Hôpital des Equipages ; un aux Infirmeries, un à l’Hôtel-Dieu, & un cinquiéme enfermé dans l’Abbaye de St. Victor, en vertu d’un engagement que le Medecin ordinaire de cette Abbaye paſſe avec les Religieux, de s’y enfermer en cas de contagion. Quatre autres Medecins étoient employés à la viſite des malades dans la Ville, qu’ils s’étoient repartie en quatre. Il reſtoit encore ceux qui avoient fait la propoſition des feux, pere & fils, qui furent obligés en quelque maniere de ſe retirer, pour ſe dérober aux inſultes de la populace : le fils d’ailleurs incommodé de la poitrine n’auroit pas pû ſervir ; en effet, il mourut quelque mois après. Il n’en reſte plus qu’un, qui veritablement a quitté la Ville, en s’excuſant ſur ſon peu de ſanté. Voilà donc cette déſertion generale des Medecins reduite à un ſeul.
La déſertion des Chirurgiens n’a pas été plus generale que celle des Medecins. Il y a dans cette Ville trois claſſes de Chirurgiens, ſçavoir les Maîtres jurés de la Ville, dont deux ſeulement ont fuï tous les autres ont travaillé avec beaucoup d’application & de fermeté. Il y a ceux qui ont gagné leur Maîtriſe dans les Hôpitaux, dont deux encore ont diſparu : les autres ont été employés : il y a encore les Chirurgiens qui tiennent des privileges ; deux de ceux-là avoient déſerté, & les autres ont travaillé : peut-on après cela les accuſer de déſertion ? Ne ſeparons pas les Apoticaires ; il n’y en a qu’un ſeul qui ſe ſoit caché ; tous les autres ont tenu leur Boutiques ouvertes pendant toute la contagion, ou juſques à leur mort, & pluſieurs ont ſervi dans les Hôpitaux. On voit par-là, que ſi on a manqué de Medecins & de Chirurgiens dans cette triſte conjoncture, & ſi on a été obligé d’en faire venir de tout côté, c’eſt moins par la déſertion de ceux de la Ville, que par la mortalité, & par les raiſons qu’on trouvera ci-aprés.
- ↑ Horac. lib, 3. od. 1.