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Relation historique de la peste de Marseille en 1720/25

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 : Observations en fin de livre.
Pierre Marteau (p. 450-480).
Chapitre XXV


CHAPITRE XXV.


Suites de la peſte.



LEs ſuites de la peſte comprennent tout ce qui eſt arrivé depuis le mois de Fevrier juſques à la fin de Juin, tems où nous mettons fin à cette Hiſtoire. Quoique nous regardions la peſte comme éteinte dans ce dernier periode, cependant le mal n’étoit pas encore fini ; il tomboit toûjours quelque malade de loin en loin, & de quinze en quinze jours. C’eſt ainſi que cette maladie ſe diſſipe petit à petit, car elle ne finit jamais bruſquement. En mettant ici la fin de la peſte, nous ſuivons l’uſage du Levant, où elle eſt familiere, & où on la regarde comme finie, quand on voit ceſſer la mortalité, & qu’il ne paroît plus que quelque malade en des tems fort éloignez l’un de l’autre, comme il eſt arrivé ici dans tous ces autres mois qui nous reſtent à décrire. La Ville étant bien déſinfectée & entierement purgée de toute infection, le bon ordre ne permettoit pas que l’on y ſouffrit aucun malade, non plus qu’à la campagne, auſſi les faiſoit-on enlever dès le mois de Janvier, pour les tranſporter dans les Hôpitaux : on fût encore plus exact dans les mois ſuivans. Mais de peur que la honte ou la peine que certains malades auroient pû ſe faire d’être tranſportés dans les Hôpitaux, ne les obligeât à ſe cacher, & n’expoſa ceux de la maiſon, & les autres parens & voiſins à s’infecter, Mr. le Commandant toûjours plus attentif à prévenir tous les abus, rendit diverſes Ordonnances, pour obliger toute ſorte de perſonnes qui tomberoient malades à la Ville ou à la Campagne, de ſe déclarer aux Commiſſaires, & ceux-ci à les faire viſiter par les Medecins, & ſur leur raport les faire tranſporter à l’Hôpital : ces abus devenant d’une plus grande conſequence, à meſure que la Ville devenoit plus ſaine ; il renouvella ces Ordonnances par celle du premier Mars, dans laquelle il ordonne la même choſe ſous peine de la vie irremiſſiblement. Et enjoint aux parens &, autres perſonnes de la maiſon & à toute autre, qui aura connoiſſance deſdits malades, de les déclarer aux Commiſſaires, ſous la même peine, & en outre la confiſcation de tous les meubles & effets de leurs maiſons & baſtides. Avec de pareils ordres, il étoit difficile qu’il reſta aucun malade dans la Ville. En effet on n’y en vit plus aucun : à peine en tomboit-il quelqu’un dans le mois, & c’étoit toûjours ſans aucune ſuite pour le reſte de la famille, qu’on ne laiſſoit pourtant pas de mettre en quarantaine dans un lieu deſtiné, & cela pour une plus grande ſûreté. Nous avons déja remarqué que ſur la fin la maladie étoit moins contagieuſe, & qu’il y avoit moins de riſque à aprocher les malades. Je ſçai bien que les Medecins me feront mon procès là-deſſus ; car enfin comment concevoir qu’une même maladie produite & entretenuë par la même cauſe, ſoit moins contagieuſe ſur la fin de la conſtitution épidemique, que dans les commencemens, & dans ſa vigueur ? C’eſt de quoi je m’embarraſſe fort peu ; c’eſt à eux à en trouver la raiſon, & en attendant qu’ils l’ayent trouvée, ils agréeront que je m’en tienne à l’experience, qui en matiere de peſte, prévaut à tous les raiſonnemens. L’état des Hôpitaux diminuoit à vûë d’œil, & il n’étoit groſſi que par les malades de la Campagne. Dans celui de la Charité, on reçût en Fevrier 54. malades, & il en ſortit 63. convaleſcens, au commencement de Mars, on trouva à propos de fermer cet Hôpital, & d’en tranſporter le reſte des malades, qui montoit à 110. dans celui du Mail. Pendant les cinq mois que cet Hôpital a ſubſiſté, c’eſt-à-dire depuis Octobre juſques en Fevrier incluſivement, on y a reçû en tout 1013. malades, deſquels il en eſt mort 545. Il eſt ſorti pendant ces cinq mois 468. convaleſcens, & ces deux nombres ſont celui de 1013. Voilà preſque la moitié des malades ſauvés, c’eſt l’effet des bons ſoins & de l’aplication de ceux qui dirigeoient cet Hôpital, & de ceux qui y traittoient les malades. La diminution du mal ne fût pas moins ſenſible dans l’Hôpital du Mail, car on n’y reçût en Fevrier que 33. malades de la Ville, & 91. du Terroir, en tout 124. Il en mourut de ceux-là 15. & de ceux-ci 53. en tout 68. par où l’on voit que l’on commençoit à joüir du calme que la diminution inſenſible de la maladie ſembloit nous promettre d’un mois à l’autre.

Cependant le ſecours du bled que le Souverain Pontife nous envoyoit, étant arrivé, Mr. l’Evêque ſe mit en état de le diſtribuer aux pauvres, & pour le leur rendre plus commode, il trouva à propos de le convertir moitié en pain & moitié en argent, faiſant diſtribuer l’un & l’autre dans les Parroiſſes de la Ville, & dans tous les quartiers de la campagne ; & pour nous donner lieu de marquer nôtre reconnoiſſance envers nôtre bienfacteur, par ſon Mandement du 15. Fevrier, il ordonna des prieres pour le Souverain Pontife, qui ont continués juſqu’à Pâques : il en ordonna encore après ſa mort, & de plus un ſervice ſolemnel dans toutes les Egliſes. Non content d’entretenir toûjours l’eſprit de pieté dans les fidéles, il voulut nous donner encore des preuves bien marquées de ſon zele pour la ſanté publique, conſiderant que dans un tems de maladie, le maigre & les mauvais alimens peuvent être à pluſieurs une occaſion de la contracter ; par ſon Ordonnance du 24. du même mois, il nous permit l’uſage de la viande quatre jours de la ſemaine, ſubſtituant à cette abſtinence l’obligation de faire certaines prieres particulieres, & cela après en avoir conféré, dit-il, avec des Caſuiſtes & des Medecins : en ſe relâchant ainſi de la ſeverité de l’abſtinence du Carême, il tâcha de fléchir la colere du Ciel par les exercices de pieté les plus propres à l’appaiſer, & à inſpirer aux fidéles des ſentimens de componction & de pénitence : le 4. Mars il commença une neuvaine à St. François-Xavier dans l’Egliſe des PP. Jeſuites de St. Jaume, pour obtenir par l’interceſſion de ce Saint la ceſſation de nos maux ; & le 21. du même mois il en commença une autre au Sacré Cœur de Jesus, dans l’Egliſe des PP. Capucins, pendant laquelle il fit une retraite de dix jours, portant tous les jours le St. Sacrement à l’Autel, qui étoit à la porte de cette Egliſe, d’où il faiſoit un diſcours au Peuple aſſemblé en foule dans la place qui eſt au-devant de l’Egliſe ; il diſoit la ſainte Meſſe, donnoit la Communion aux Fidéles, & enſuite la Bénédiction du St. Sacrement. Il fit enſuite une Miſſion aux Soldats, leur prêchant ſoir & matin. La vraie charité ne ceſſe jamais d’agir ; quand elle n’a plus de malades à ſecourir, elle ſçait ménager les moyens d’inſtruire les Fidèles & de les édifier.

Le calme de la maladie ne raſſûroit pas entierement le monde ; on le regardoit encore comme l’effet de la ſaiſon ; on croyoit que le froid avoit ſeulement amorti la peſte ſans la détruire, & on attendoit le mois de Mars pour voir ſi le renouvellement de la ſaiſon ne produiroit point celui de la maladie. Il arriva ce nouveau mois, & dans celui-ci ni dans ceux qui le ſuivirent, nous n’eumes point de nouveaux troubles. Un ſeul malade fit quelque bruit dans la Ville au commencement de Mars. C’eſt la femme d’un Capitaine de Vaiſſeau appellé Rouviere. Elle revenoit de la Campagne, où elle avoit fréquenté dans quelque Baſtide ſuſpecte : peu de jours après ſon entrée dans la Ville, la voilà priſe du mal, ſans que ſes parens s’en méfient. Ils appellent un Medecin de la Ville, qui le leur déclare ; le Commiſſaire du quartier lui envoit un des Medecins étrangers, qui avoit ſon département. Il ſoûtient que ce n’eſt pas la peſte, il la ſaigne largement, & la traitte comme une maladie ordinaire ; le bubon paroît, & la malade meurt, & l’un & l’autre juſtifient le jugement du premier Medecin. Elle avoit déja été tranſportée dans l’Hôpital du Mail, & les parens mis en quarantaine, d’où ils ſortirent ſains & ſaufs. Tout ce que fit la nouvelle ſaiſon, ce fût de nous donner des malades peſtiferés d’une eſpece nouvelle, je veux dire les rechutes ; on étoit déja revenu de cette prévention que le mal ne pouvoit ſe prendre qu’une ſeule fois ; car on avoit vû quelques rechutes dans le cours, dans le fort même de la maladie : quelques-unes étoient venuës, dès que le malade avoit été guéri du premier mal, & d’autres long-tems après, par des excès qu’il avoit fait ; mais les exemples en étoient ſi rares, qu’on les auroit aiſément comptés. Elles furent plus fréquentes dans la ſuite ces rechutes, & ſur tout dans le mois de Mars, que nous décrivons.

Il faut ſe rappeller ce que nous avons dit ci-deſſus que dans le fort du mal, mais ſur tout ſur la fin du ſecond periode, & pendant le troiſiéme, pluſieurs avoient eu le mal benin & des éruptions ſi favorables, qu’elles n’avoient donné aucune ſupuration, ce qui doit s’entendre principalement des bubons, qui diſparoiſſoient en peu de jours, & ſe terminoient par une heureuſe reſolution, ſans aucun ſymptome fâcheux pour le malade. Pluſieurs de ceux-là eſſuyerent dans le Printems une nouvelle atteinte du mal, ſoit par la revolution que la nouvelle ſaiſon faiſoit dans les humeurs, ſoit par d’autres raiſons que nous laiſſons aux Medecins à déduire : voici ce qui donna lieu de découvrir ces nouveaux malades. On tint dans l’Arſenal un conſeil pour examiner ſi l’on renvoyeroit les équipages des Galeres. Dans ce Conſeil, un des Chirurgiens de la Marine repreſenta que pluſieurs femmes des gens de ces équipages, n’ayant eu qu’un mal leger, pourroient facilement le reprendre & le communiquer à leur mari, & que l’on commençoit à voir en Ville quelques-uns de des malades par rechute. Mr. de Langeron, que les ſoins pour la Ville n’empêchoient pas de les donner encore au ſervice des Galeres, dit à ce Chirurgien de lui donner un memoire là-deſſus ; il le fit : ce memoire diſtinguoit trois ſortes de malades, dont il falloit craindre les rechutes. 1°. Ceux dont les bubons n’ayant été ouverts que par une ſimple ponction, ſans aucune ſupuration complette, étoient reſtés fiſtuleux. 2°. Ceux dont les bubons n’avoient donné qu’une legere ſupuration de quelques jours, dans leſquels la glande n’a été ni détruite, ni emportée, ni pourrie par la ſupuration. 3°. Ceux dont le bubon n’a du tout point ſupuré, dont la glande eſt encore tuméfiée, & dont la matiere n’a pas été divertie par aucune évacuation ſenſible, ni par les purgatifs ; & il fit voir que dans ces trois cas la maladie pouvoir reſſuſciter, & les malades tomber en rechûte. Ce memoire fût remis à Mr. Deidier, qui par l’abſence de Mrs. Chicoyneau & Verny, ſe trouvoit à la tête des Medecins : celui-ci ſe perſuadant que ce memoire avoit été donné par quelque Medecin de la Ville, crût que c’étoit ici une occaſion favorable, pour achever de les confondre, & pour confirmer les impreſſions que lui & ſes collegues avoient déja données contre eux par leur nouvelle doctrine ſur la maladie & ſur la contagion. Il convoqua dans la maiſon de Mr. le Commandant, & par ſon ordre une aſſemblée generale de tous les Medecins & Chirurgiens qui ſe trouvoient dans la Ville. On doit juger quelle fût la ſurpriſe des Medecins de Marſeille de s’y voir appellés, eux qu’on avoit toûjours negligé & éloigné de ces ſortes d’aſſemblées, quelque affaire qui s’y fût traittée. Prévenus du deſſein de ce Profeſſeur, ils ne laiſſerent pas de s’y trouver.

Dans cette aſſemblée, Mr. Deidier fit lire le memoire par un des plus jeunes Medecins étrangers, qui après cette lecture, ouvrit les opinions par un diſcours préparé & apris par cœur, dans lequel il s’efforça de prouver que l’Auteur du Memoire ne paroiſſoit pas initié dans les principes de la Medecine, & de la veritable Chymie, que les fermens ſe détruiſant par la fermentation, & les malades énoncés dans les trois cas du Memoire, ayant ſouffert une fermentation par la fiévre peſtilentielle, ce ferment étoit détruit en eux, & ne pouvoit plus reſſuſciter. Tout le reſte de ſon diſcours ne roula que ſur ce principe, & il fût debité avec un air de confiance, qui lui promettoit les ſuffrages de toute l’Aſſemblée. Après lui Mr. Deidier opina, en confirmant ce qu’avoit dit ce Medecin, & ſe contentant d’ajoûter à ces raiſons celle qu’il tira de l’honneur de la faculté, par laquelle il invita tous les autres à ſe réünir en un même ſentiment ; ce qu’ils firent tous, à la reſerve des Medecins de la Ville, qui crurent ne devoir opoſer à ces brillantes raiſons, que l’experience qui doit ſeule décider des cas de peſte.

Si quelque connoiſſance de Phyſique pouvoit nous donner droit d’entrer dans ces myſteres de Chymie, que l’Auteur du Memoire avoit paru ignorer, nous remarquerions volontiers qu’il n’eſt pas generalement vrai que les fermens ſe detruiſent par la fermentation, ils ne font quelquefois que s’engager dans des ſels contraires comme dans des gaines, avec leſquels ils compoſent un troiſiéme ſel, ou bien ils s’embarraſſent dans des matieres viſqueuſes ou ſulphureuſes, qui les lient comme des entraves, & dans ces deux cas ils peuvent ſe débarraſſer & reſſuſciter de nouveau, ou par leur propre mouvement, ou par l’action de quelqu’autre corps, ou par quelque mouvement étranger, qui ſurviendra à cette humeur. C’eſt ainſi que le ferment peſtilentiel renaît de ces bubons, dont il eſt parlé dans le Memoire ci-deſſus. En effet, on vit paroître dans ce mois de Mars quantité de ces rechûtes. Il eſt vrai qu’elles ne ſont guéres arrivées qu’à de petites gens, parce que ce ſont ceux-là qui s’étoient le plus négligés, tant dans le traittement de la maladie, que dans les précautions qu’il falloit prendre, pour en prévenir le retour. On en peut juger par l’état de l’Hôpital du Mail, où l’on reçut dans le mois de Mars 127. malades de la Ville, & 67. du Terroir, en tout 194. on eut en ce mois dans cet Hôpital 8. morts de la Ville, & 57. du Terroir, en tout 65. ce qui fait voir que la plûpart de ces malades de la Ville n’étoient que des rechûtes, qui étoient moins dangereuſes que le premier mal, & par conſequent moins contagieuſes : elles n’étoient pourtant pas tout-à-fait exemptes ni de danger, ni de contagion, car on en a vû mourir pluſieurs, & d’autres communiquer le mal, les femmes & les maris ſe les donner réciproquement.

Pour faire ceſſer ces rechûtes, qui étoient preſque les ſeuls malades, qui nous reſtoient ; on fit afficher un Avis, par lequel il invitoit tous ceux qui avoient des reſtes de la maladie, à ſe déclarer avec offre aux pauvres de les faire traitter aux dépens de la Ville, & avec permiſſion aux riches de ſe faire traitter dans leurs maiſons. On aſſigna aux premiers un endroit, où l’on mit des Chirurgiens pour les panſer & médicamenter, & par tous ces ordres ſi ſagement reglés, malgré l’avis des Medecins étrangers, on diſſipa ces reſtes de la maladie, qui ne finit pourtant pas ſi bien, que l’on ne vît encore quelque malade ; car au commencement d’Avril, un Marchand appellé Galien revenu de la Campagne avec toutes les précautions preſcrites par les Ordonnances du Commandant, eût quelques jours après ſa ſervante malade, & comme on ne la crût atteinte que d’une maladie ordinaire, il l’envoya à l’Hôtel-Dieu : où ſa maladie donna le change au Medecin de la Ville, qui en étoit chargé, & qui ne laiſſoit pas de s’en douter. Il eſt vrai que cette ſervante affectoit une contenance gaye, & qu’elle cachoit tous les ſymptomes, ſur leſquels on l’interrogeoit : mais quelques jours après la femme du Marchand étant tombée malade, on ne douta plus que la ſervante ne fût auſſi attaquée du mal, qui ne tarda pas à ſe manifeſter par un bubon, dès qu’elle fût à l’Hôpital du Mail, où elle fût portée, & où elle mourut peu de jours après. On y porta auſſi la maîtreſſe, qui fût plus heureuſe que la ſervante. Pour prévenir ces mépriſes, qui étoient preſque inévitables dans un tems, où le mal radouci ne ſe montroit pas d’abord dans ſa violence naturelle, on établit un Hôpital d’entrepôt dans le Couvent de l’Obſervance, où les malades ſuſpects étoient portés avant que d’aller à l’Hôtel-Dieu, & où on les laiſſoit quelques jours, pour donner au mal le tems de ſe mieux déclarer. Tant on étoit attentif à prévenir tout ce qui pouvoit favoriſer le retour de cette funeſte maladie.

On avoit lieu néanmoins de ſe raſſûrer dans le mois d’Avril, car les maladies ordinaires qui avoient ceſſé pendant la peſte, commencerent à reprendre le deſſus, & à reparoître ſelon le cours ordinaire ; il s’éleva même en ce tems-là une nouvelle maladie, qui fût comme épidemique, c’étoient des éreſipeles qui paroiſſoient être une ſuite de la peſte : car les Medecins diſent que la peſte finiſſant, dégenere toûjours en quelque maladie maligne, comme fiévre maligne, petite verole, &c. La nôtre parut donc avoir dégeneré en éreſipeles, rougeoles, & autres maladies, avec des éruptions cutanées : clics ne furent pourtant pas funeſtes, car preſque tous les malades guériſſoient : l’état de l’Hôpital des peſtiferés diminua conſiderablement ce mois ici, car il n’y entra que 19. malades de la Ville, & 65. du Terroir, en tout 84. dont il en mourut 13. de la Ville, & 57. du Terroir, en tout 70. La proportion qu’il y a toûjours eûë entre la Ville & le Terroir, par raport au tems que le mal y a commencé, nous fait voir que le nombre des malades de la Campagne ne fût groſſi ce mois ici que par les rechûtes ſemblables à celles qui avoient paru dans la Ville le mois précedent. Tout cela pourtant ranima la confiance du peuple, qui commença à ſe répandre & à ſe communiquer plus librement. Mais les Fêtes de Pâques aprochant, Mr. l’Evêque ne trouva pas à propos, de ſe trop confier à cette libre communication, & il differa le devoir de la Communion Paſchale juſques à la Fête de l’Aſcenſion. On commença pourtant dès la Semaine Sainte à celebrer l’Office Divin dans toutes les Egliſes portes fermées ; & le jour de Pâques, le peuple emporté par un zele de devotion, & par une pieuſe avidité d’entendre l’Office Divin, fit irruption en pluſieurs Egliſes, & ſur tout à la Cathedrale, & s’y aſſembla en foule, Mr. le Commandant craignant les ſuites de cette grande communication dans des lieux enfermés, fit mettre le lendemain des Gardes aux portes des Egliſes, pour empêcher le peuple d’y entrer, & Mr. l’Evêque, pour ſatisfaire en quelque maniere à ces pieux empreſſemens, dit la Meſſe ce jour-là à un Autel dreſſé au milieu du Cours, & continua de la dire les jours de Fête, & les Dimanches ſuivans, tantôt à l’une, tantôt à l’autre de nos Places publiques. Il voulut bien même ne pas interrompre l’ancienne coûtume qu’il a de porter le Viatique à tous les malades dans chaque Parroiſſe, pendant la quinzaine de Pâques.

Le mois de May fût encore plus tranquille, le monde ſe répand toûjours avec plus de liberté, les femmes ſortant de leurs retraites, commencent à orner nos ruës, & à faire ceſſer cette affreuſe ſolitude, qui les rendoit ſi triſtes ; elles frequentent les promenades, & rendent au Cours & au Port leurs embeliſſemens ordinaires. Les aſſemblées ſont ouvertes, les cotteries ſe réüniſſent, on renoüe les parties de plaiſirs ; en un mot, on commence à ſe rendre les devoirs d’amitié & d’honnêteté, que la contagion avoit entierement abolis. Nos Citoyens que la crainte du mal avoit diſperſé dans les Provinces voiſines, ſe rendent à leur famille & à leur Patrie, les uns pour y venir reprendre leurs affaires, les autres pour recueillir des ſucceſſions imprévûës : bientôt la Ville reprendroit ſon ancien luſtre, ſi la terreur du mal répanduë dans tout le Royaume, portée même chez les étrangers, ne tenoit encore ſon commerce ſuſpendu. Les Négocians impatiens de le renoüer, & de reparer leurs pertes, s’aſſemblent tous les jours auprès de la Loge, quoique fermée, & y traittent les affaires en pleine ruë. Ce ne ſont plus ces vaſtes projets, ni ces grandes entrepriſes, qui innondoient les pays lointains de nos marchandiſes. On n’y fait plus que de petites négociations capables d’entretenir, mais non pas d’avancer la fortune d’un Marchand. Ce commerce ainſi reſſerré fit comprendre de quelle importance il eſt de prévenir un malheur, qui après l’avoir tout-à-fait interrompu pendant ſa durée, le contraint & le borne encore pour pluſieurs années.

Il ne paroît point dans ce mois de malades de conſideration, quelques-uns de la Campagne, quelques rechûtes en Ville, & quelque nouveau de loin en loin. L’Hôpital des Peſtiferés ſe reſſent de cette diminution ; on n’y reçoit que 52. malades de la Ville ou de la Campagne, & on n’en perd que 39. La plûpart de ces malades & de ceux du mois ſuivant, ne ſont pas dans le cas de peſte ; car toutes les maladies venoient alors avec quelque éruption cutanée, qui dénuée des autres ſymptômes internes, ne pouvoit pas caractériſer une veritable peſte. On penſe déja à remercier les Medecins & Chirurgiens étrangers, qui depuis long-tems ne faiſoient que groſſir le nombre des gens oiſifs dans les promenades publiques, & ne s’occupoient qu’à recueillir les fruits de leurs travaux paſſés. On demande des Paſſeports pour eux à Mr. de Roquelaure Commandant en Languedoc, qui leur aſſigne un lieu de quarantaine dans cette Province. On rapelle d’Aix Mrs. Chicoyneau Verny, & Souliers, pour qu’ils puiſſent s’embarquer avec les autres ; & comme ils viennent d’une Ville moins ſaine que Marſeille, ils ne ſont reçûs que dans les Infirmeries. Ils partirent donc tous enſemble pour aller faire quarantaine dans un Port ſain de cette Province ; ce fût à la Ciotat, où ils commencerent à prêcher leur doctrine relâchée ſur la contagion, dont ils ne raporterent d’autre fruit, que le chagrin de ſe voir reſſerrés par une bonne barriere & ſequeſtrés de tout commerce avec les habitans de cette Ville, tant cette doctrine trouva de créance dans leurs eſprits.

Enfin dans le mois de Juin on fût preſque entierement raſſûré ſur la crainte du retour de la maladie, ſurtout quand on vit paſſer toutes les revolutions des ſaiſons, ſans qu’elle parut reſſuſciter. On vit paſſer le tems du ſolſtice, & la St. Jean, ſans aucun nouveau trouble, il n’y avoit plus dans l’Hôpital des peſtiferés que 43. malades, preſque tous convaleſcens on n’y en avoit reçû juſqu’alors que 26. ou de la Ville ou de la Campagne, parmi leſquels il y avoit pluſieurs rechûtes & quelques ſcorbutiques ; enſorte qu’il n’y avoit parmi eux que très-peu de nouveaux malades peſtiferés, & il n’y mourut en ce mois que 20. malades ; cependant cette ſecurité fût un peu altérée par huit nouveaux malades, qui tomberent du 25. au 29. Chacun crût voir la peſte ſe rallumer par les chaleurs de l’Eté dans tous les quartiers de la Ville ; on commence déja à faire de nouveaux préparatifs pour repartir & ſe retirer à la Campagne ; mais ils devinrent inutiles par les nouvelles attentions que l’on donna à tous ces malades, leſquelles firent reconnoître que la plûpart n’étoient pas de veritables cas de peſte, ce qui raſſura toute la Ville. Comme nous n’avons donné l’état de l’Hôpital du jeu de Mail que par mois, nous avons crû devoir les réunir ici. Depuis le 4. Octobre qu’il fût ouvert juſques au dernier Juin, qui eſt la fin de nôtre Hiſtoire, on reçût dans cet Hôpital des peſtiferés 1512. malades, dont il en eſt mort 820. Tout le reſte ayant heureuſement rechapé par les ſoins des Directeurs, & par l’aplication du Medecin & des Chirurgiens.

Il nous reſteroit à rendre un compte exact du nombre des perſonnes que la peſte a fait perir dans cette Ville. Nous nous flattions de pouvoir le donner ſur le dénombrement que les Commiſſaires en ont fait dans toutes les Parroiſſes ; mais la maniere dont on a procedé à ce dénombrement, ne nous permet pas de nous y tenir. Dans quelques Parroiſſes on n’a pris que le nom de ceux qui ſont morts dans les maiſons & dans la ruë, à la vûë des voiſins, & on n’a pas marqué ceux qui s’étant diſperſés, ſont morts en d’autres ruës, dans les Places publiques, à la Campagne, dans les Hôpitaux, & en d’autres maiſons où ils s’étoient retirés. Quelques Commiſſaires ayant voulu repaſſer leur département, ont trouvé des omiſſions conſiderables. Il étoit même difficile que dans ces maiſons où il y avoit pluſieurs familles très-nombreuſes, un ſeul qui eſt reſté pût ſe rapeler tous ceux qui les compoſoient. Combien de maiſons de ſuite entierement déſertes, où tout avoit péri ? Quelle aparence que les voiſins les plus éloignés puſſent ſçavoir le nombre de toutes ces familles éteintes ? Combien d’étrangers, de gens inconnus, d’autres qui n’avoient point de domicile fixe, ni de demeure certaine ? Combien de gens obſcurs, inconnus aux plus proches voiſins ? Combien d’enfans entre les mains des Nourrices diſperſées, & ignorés de tous les voiſins. Tous ces gens-là manquent dans ce dénombrement, qui a été fait dans toutes les Parroiſſes, & qui ſe monte à 30000. ames ; ainſi en y ajoûtant tout ce qu’on voit y manquer, nous pouvons, ſans rien exagerer, le faire monter à 40000. Celui du Terroir va tout au moins à 10000. ce qui feroit en tout 50000. ames. On trouve à peu près le même nombre, quand on fait ce dénombrement par un calcul proportionel ſur le nombre des morts, dont on avoit tenu un compte exact jour par jour juſques vers le 15. du mois d’Août, en ſuivant les proportions, ſelon leſquelles la mortalité eſt allée croiſſant juſques au 15. Septembre, & de là toûjours en diminuant juſques à la fin de la contagion.

Mais pour donner une idée encore plus juſte de cette mortalité génerale, il n’y a qu’à la regler à proportion ſur celle des differens Corps des Arts & Mêtiers. Nous allons en raporter quelques-uns, qui ſerviront d’exemple & de regle. De cent Maîtres Chapeliers fabricants, il en eſt mort cinquante trois. De trois cens Garçons, qu’on appelle communement Compagnons, qui étoient dans la Ville, les autres ayant fuï, il n’en eſt reſté que trente. Il eſt mort quatre vingt quatre Ménuiſiers, ſur cent trente-quatre qu’ils étoient. Les Tailleurs qui étoient au nombre de cent trente-huit, ont perdu ſoixante dix-huit Maîtres. Les Cordonniers qui étoient au nombre de deux cens, il en eſt mort cent dix, & les Savetiers ſont reduits à cinquante de quatre cens qu’ils étoient. De cinq cens & quelques Maſſons, il en a péri trois cens cinquante. Si nous deſcendons dans les états plus bas, comme les Crocheteurs, les Porteurs de Chaiſes, &c. nous trouverons qu’à peine il en eſt reſté de ſix parts une. C’eſt bien pis de leurs familles, car les femmes & les enfans étoient bien plus ſuſceptibles du mal que les hommes : on peut juger, par là quelle a été la mortalité génerale qu’on peut aſſûrer avoir enlevé la moitié de nos Habitans.

Enfin le jour de la Fête de Dieu, qui étoit le 11. Juin, on fit la Proceſſion génerale du St. Sacrement, à la maniere ordinaire, avec un grand concours de peuple, à qui on ne permit pourtant pas d’entrer dans l’Egliſe. Les Parroiſſes firent auſſi leurs Proceſſions particulieres dans le cours de l’Octave ; & le 20. du même mois, jour auquel Mr. l’Evêque avoit indiqué la Fête du Sacré Cœur de Jesus, qu’il avoit voüée ſolemnellement dans le mois d’Octobre, par ſon Mandement inſeré cy-deſſus ; ce jour-là, dis-je, il fit célébrer cette Fête avec toutes les ſolemnités que l’Egliſe pratique en ſemblables occaſions. Il fit encore une Proceſſion génerale, dans laquelle il porta le St. Sacrement, ſuivi d’une foule de peuple, dont la communication ne cauſa point de nouveaux déſordres. Ainſi ce calme, qui ſe ſoûtenoit depuis le mois d’Avril, malgré les communications les plus libres, malgré toutes les revolutions des ſaiſons, fit regarder la contagion comme finie depuis ce tems-là. En effet le retour des maladies ordinaires dès le mois d’Avril, l’aparition de quelques autres dans leſquelles la peſte a coutume de dégenerer en finiſſant, l’heureuſe liberté avec laquelle on aprochoit les malades, qui ne paroiſſoient que de loin en loin, nous confirmerent non ſeulement la ceſſation de la peſte, mais encore celle de toutes les ſuites. Cependant la peſte ſemble donner toûjours le ton à toutes les autres maladies, elles retiennent encore quelque caractére du mal dominant, ce qui donne quelquefois le change à ceux qui ſont commis à la viſite des malades, & leur fait prendre pour peſte ce qui n’en eſt qu’une ſuite très-éloignée, ſans conſiderer qu’un ſeul ſymptôme dénué de tous les autres, ne ſuffit pas pour caractériſer la maladie ; néanmoins ces ſortes de malades ſont ſequeſtrés, & leur enlevement excite de tems en tems quelque trouble dans la Ville, mais on ſe raſſûra dans la ſuite, & on diſtingua les malades peſtiferés de ceux qui n’étoient atteints que d’une maladie ordinaire, quoi qu’elle pouſſa en dehors quelque éruption cutanée, & qu’elle emprunta quelque ſymptôme de la maladie contagieuſe. Toutes ces raiſons ſemblent nous permettre de regarder la contagion comme finie au mois de Juin ; quelques malades qui pourroient encore ſurvenir du caractere de ceux, dont nous venons de parler, ne ſçauroient faire une continuation de la maladie. Puiſqu’on a vû des peſtes paſſées traîner après elles de longues ſuites, qui donnoient de tems en tems quelques allarmes, comme nous avons eu depuis quelque mois, mais qui n’ont jamais marqué un veritable retour de la maladie, ni une rechûte génerale. Nous eſperons que le Seigneur voudra nous en garantir, & que le bon ordre qui regne à preſent dans la Ville, nous mettra à couvert de ce nouveau malheur.

Ainſi finit cette peſte ſi rapide dans ſes progrès, ſi violente par ſes accidents, ſi terrible par ſes ravages, ſi ruineuſe par ſa durée, ſi funeſte à tant de familles ; cette peſte qui a enlevé la moitié de nos habitans, & a laiſſé le reſte dans le deüil & dans la déſolation, qui a fait en même tems un triſte déſert d’une Ville la plus peuplée, & a reduit dans la derniere miſere un peuple glorieux de ſon opulence & de ſes richeſſes. Il doit ſa délivrance, & la ceſſation de ce terrible fleau à la miſericorde du Seigneur, qui a bien voulu apaiſer ſa colere aux vœux de ſon Evêque, à la ſageſſe d’un Commandant, à la vigilance des Magiſtrats, au zele des Citoyens qui les ont aſſiſtés, aux prieres & aux aumônes des gens de bien, à celle du Souverain Pontife d’heureuſe mémoire, de pluſieurs Evêques du Royaume, aux ſoins d’un Intendant toûjours attentif à toutes ſes neceſſités, enfin aux liberalités de l’illuſtre Prince qui nous gouverne, & aux nouveaux ſecours qu’il vient de nous accorder. Heureux ſi le ſouvenir de nos malheurs paſſés peut nous ſervir de regle pour l’avenir, nous inſpirer de ſages précautions, & nous être un motif, pour ne plus irriter la colere du Seigneur.


FIN.