Remarques et pensées/00

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Librairie Paul Ollendorff (p. xiii-xvi).
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AVANT-PROPOS



L’auteur d’un recueil de Pensées s’expose à bien des périls. Il est difficile que ce qu’il a observé n’ait pas été déjà remarqué et peut-être noté par d’autres. La forme seule peut lui appartenir, et dans son livre, ce qui sera vrai ne sera probablement pas nouveau ; ce qui serait nouveau risquerait fort de n’être pas vrai.

Une Maxime, d’ailleurs, par son essence même, donne facilement prise à la critique. Tenue d’être assez courte et assez incisive pour qu’après l’avoir entendue on puisse la retenir, elle doit affirmer, et il lui est interdit d’expliquer, de distinguer. Comme les bijoux en labrador, elle n’a tout son reflet que si l’on veut bien la regarder sous un certain angle ; sous un angle différent, le labrador n’est plus qu’une pierre grise, la Maxime n’est plus qu’un paradoxe ou une banalité.

Toutefois le reproche d’erreur ou de plagiat plus ou moins involontaire n’est pas encore le plus cruel danger que coure l’auteur. On prétend le reconnaître dans son livre comme dans un miroir ; on le soupçonne d’avoir jugé l’humanité d’après, son propre cœur. Ainsi La Rochefoucauld s’est plu à décrire avec une merveilleuse pénétration les effets de l’amour de soi-même, sur les actions des hommes, sur leurs vices et même sur leurs vertus. Dès lors, La Rochefoucauld est devenu pour nous le type de l’égoïste sans cœur ; nous voulons qu’il n’ait jamais eu dans sa vie d’autres mobiles que l’amour-propre, l’ambition étroite et exclusive, la passion de se faire valoir en écrasant tout autour de lui. En vain l’histoire le montrera-t-elle ami dévoué, soldat plein d’élan, amant fidèle et prêt à tous les sacrifices ; peu importe ! Nous ne consentons plus à voir en lui que l’homme haïssable dont ses Maximes donnent l’admirable et odieux portrait.

Un moraliste prudent, devrait donc, pour ne pas être mal jugé, je veux dire pour ne pas être jugé en mal, ne décrire que des sentiments généreux, ceux dont il serait heureux de se parer ; il devrait fermer les yeux à tous les instincts bas ou risibles qui dérivent trop souvent de l’amour de soi, et ne voir que l’élan sans calcul qui nous fait du dévouement et du sacrifice un besoin et un bonheur, étincelle divine qui illumine l’âme, reflet et signe de son origine immortelle.

Malheureusement ces sentiments élevés et nobles qui sont notre honneur et qui se révèlent parfois même dans les natures les plus basses, ne sont pas les seuls qui animent les hommes ; ne peindre que ceux-là serait faire un tableau aussi infidèle que celui qui se plairait à représenter exclusivement les côtés ingrats de l’humanité. Quand on étudie le cœur humain il faut se résigner à voir ce qui est mal, comme ce qui est bien, comme ce qui n’est ni mal, ni bien, et à dire la vérité telle qu’on la vit.

Mais peut-être me sera-t-il permis de rappeler que si une observation morale est quelquefois une confession, elle est souvent aussi un portrait ; que constater un vice ou un travers n’est pas l’absoudre, et qu’il serait injuste de confondre avec l’accusé le témoin attristé.