Remarques et pensées/Préface

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Librairie Paul Ollendorff (p. i-xi).

PRÉFACE


Il y aura huit ans bientôt que le recueil des Remarques et Pensées de M. Eugène Marbeau a paru pour la première fois. Je l’avais lu avec autant d’intérêt que de soin ; je viens de le relire et les additions et perfectionnements qu’il a reçus, m’en ont rendu la fréquentation plus profitable et plus agréable encore. C’est que la substance en est exquise et qu’il est écrit avec une justesse, une concision qui sont l’élégance propre à ce genre d’ouvrage. Une préface qui ne serait plus élogieuse n’aurait guère de raison d’être, mais l’éloge y est par cela, même, suspect de complaisance ; il faut donc le motiver. Il me suffira de noter les réflexions que m’a suggérées ce livre ; l’estime que j’en fais en sortira d’elle-même justifiée.

Sous divers titres (Maximes, Pensées, etc.), les recueils d’observations détachées, sans lion préconçu, faites au jour le jour par leurs auteurs sur eux-mêmes et sur autrui, en un mot par des hommes sur l’homme, se sont, depuis La Rochefoucauld, multipliés comme si la source en était inépuisable. Quelle en est donc la source ? D’où dérive cette variété, qui semble infinie, dans les manières d’être individuelles observées chez l’espèce humaine ? D’après la Bible, qui fait autorité pour tous les croyants judéo-chrétiens, les hommes des cendraient tous d’un seul couple, et les deux premiers-nés de ce couple, Caïn et Abel, auraient aussitôt différé entièrement de moralité, de penchants et d’aptitudes. Mais une pareille doctrine n’est-elle pas inconciliable avec la loi, reconnue sans conteste, de l’hérédité ? Assurément les deux frères tenaient de leurs parents ce qui définit la nature humaine en général ; mais de qui chacun d’eux tenait-il les caractères particuliers de cette nature, contraires en lui à ceux qu’elle affectait en l’autre ? Où Caïn avait-il puisé le germe d’envie qui le poussa au meurtre d’Abel, et celui-ci la foncière douceur, dont la tradition le gratifie ? Comment leurs parents, ni pires ni meilleurs l’un que l’autre, tous deux pourvus de qualités morales, sinon pareilles, du moins équivalentes, au sortir des mains du Créateur ont-ils pu leur en communiquer d’exactement opposées de part et d’autre ? Cette difficulté incline l’esprit vers quelque hypothèse moins incompatible avec le fait admis de l’hérédité, vers le darwinisme, par exemple, qui fait sortir l’espèce humaine d’un très petit nombre d’organismes initiaux par, transformation progressive de plusieurs types intermédiaires représentés actuellement encore, paraît-il, dans l’évolution du fœtus humain. On conçoit, en effet, que la lutte pour la vie, avec ses différentes péripéties selon les milieux, ait déterminé les caractères spécifiques, tant moraux que physiques des nombreux ancêtres de l’homme et que la diversité de ces caractères persiste et s’accuse jusque dans les divers représentants de notre espèce. Un curieux de physiognomonie, dont le nom m’échappe, antérieur à Darwin, a recherché les similitudes de la face humaine avec celles des bêtes ; il a signale des visages simiesques, léonins, canins, moutonniers, aquilins, etc., expressifs de qualités, morales communes à l’homme et aux animaux. Cette conception, si hardie qu’elle soit, est moins invraisemblable que la tradition biblique. Mais il n’est pas nécessaire d’aller jusque-là pour tirer parti de l’explication darwiniste ; il n’est pas nécessaire de considérer dès l’origine et dans tout le cours de la formation des espèces l’influence de la concurrence vitale sur la différenciation des caractères entre les individus. Il suffit de noter cette influence dans l’humanité à partir de l’état patriarcal. Les rapports sociaux étaient alors beaucoup moins complexes qu’aujourd’hui et par suite les caractères individuels, qui s’y adaptaient, différaient beaucoup moins les uns des autres. Plus tard ces rapports se sont progressivement compliqués et une sensible différence s’est accusée, dans chaque peuple, entre tel de ses caractères moraux à une époque et ce même caractère à une autre époque éloignée de la première. Par exemple, l’avarice, cette forme de l’égoïsme par laquelle on amasse pour soi seul de peur de manquer, s’est longtemps manifestée à l’observateur, par le besoin et le geste d’en fouir, mais depuis que la richesse n’est plus seulement, représentée par la monnaie métallique, depuis qu’elle l’est surtout par des valeurs fiduciaires en circulation, les manières d’être, les mœurs de l’avare ont changé. De même la politesse en s’affinant a multiplié les modes de la dissimulation, en a créé d’inoffensifs et d’utiles. Combien encore les manifestations de l’amour se sont modifiées sous l’action des loi qui en ont réfréné et par suite altéré, faussé les élans ? En outre, à une même époque, l’inégalité des conditions chez un peuple crée, pour les mêmes vices ou les mêmes travers, des différences d’aspect spéciales aussi, qui dérivent, comme cette inégalité, de la concurrence vitale, de la lutte si acharnée pour l’existence, dans les cités.

La plupart des observateurs se bornent à enregistrer pêle-mêle toutes les différentes manières individuelles de sentir, de penser et d’agir qu’ils rencontrent dans leur milieu social, sans nul souci d’en expliquer les différences ni de les ramener à quelque principe commun. Cependant toutes les manifestations observables de la vie psychique, si multiples et variées qu’elles soient, procèdent de causes intérieures en nombre limité, communes soit à toute l’espèce humaine, comme l’attrait, sexuel, par exemple, soit à certains groupes, d’individus, comme l’instinct prédominant d’économiser, de sorte qu’il est naturel de rapporter ces manifestations au moindre nombre possible de mobiles passionnels.

Les philosophes ont entrepris cette tâche. On sait avec quelle admirable rigueur Spinoza, dans son Ethique, ne requérant qu’un principe fondamental, la tendance de tout individu à persévérer dans son essence, en fait dériver, selon que cette tendance est favorisée ou contrariée, deux passions primordiales, la joie et la tristesse, d’où dérivent à leur tour toutes les diverses autres passions par l’effet des idées inadéquates sur celle même tendance. L’Ethique ne fut connue qu’après sa mort, après la publication des Maximes de La Rochefoucauld. Celui-ci a également ramené toutes les démarches et tous les sentiments de l’homme à ce principe, qui prend, dans le langage ordinaire, les noms d’amour de soi ou d’égoïsme. Mais ni le moraliste métaphysicien ni le moraliste gentilhomme n’ont satisfait chez leurs lecteurs la conscience qui réclame l’existence du désintéressement, cette étrange aliénation du moi par le moi, inconcevable et indéniable tout en semble. On peut infirmer par raisonnement le témoignage de la conscience morale, mais on ne saurait effectivement l’abolir, et il y aura toujours pour elle entre le mobile des entreprises, de saint Vincent de Paul et celui des expéditions de Cartouche une différence irréductible. C’est qu’une déduction logique risque d’être faussée par l’omission d’une seule des données qui en fournissent les prémisses ou par une paille dans quelque anneau de sa chaîne, tandis qu’une intuition, c’est-à-dire une idée immédiate, que rien ne sépare de son objet, ne court pas le même péril. À cet égard, le désintéressement se trouve sur le même plan que le libre arbitre et subit les mêmes vicissitudes dans la spéculation philosophique.

L’attitude prise par M. Marbeau devant ces questions litigieuses est fort prudente et d’une modération qui inspire confiance. Il a rangé ses Remarques et Pensées selon leurs analogies dans un ordre qui permet d’en saisir l’esprit général. Au premier abord, si l’on n’en considère qu’un certain groupe, on serait tenté de croire qu’il, a adopté le point de vue simpliste de La Rochefoucauld et ne voit que l’égoïsme au fond des actes et des sentiments humains, que cet unique mobile les explique tous à ses yeux. Tant s’en faut en réalité ! Il n’a pas cédé à la tentation d’avilir la nature humaine pour s’ériger, comme d’autres, en exception, pour se faire valoir auprès du lecteur par la perspicacité de sa critique des mobiles d’autrui, à la tentation de se donner par le mépris un air de supériorité. Non, il reconnait de précieuses nuances dans l’incontestable tendance de l’homme à n’agir qu’en vue de sentir, en vue de son propre bonheur tel qu’il le conçoit, car il, le conçoit parfois sous la forme du sacrifice, ce qui n’est pas à l’égard d’autrui la même chose que de le concevoir sous celle du vol ou du meurtre. S’il est impossible à l’homme de se désintéresser absolument, du moins impliquer dans son intérêt propre celui d’autrui, faire de l’intérêt d’autrui le sien et le faire librement, cela suffit à distinguer notre espèce de celles où l’individu n’agit que par aveugle impulsion et que pour soi. Dans bon nombre de ses Remarque et Pensées, M. Marbeau reconnaît implicitement le libre arbitre en exhortant l’homme a exercer le privilège supérieur de pouvoir mettre son égoïsme au service des autres en l’utilisant pour eux sans l’abdiquer, comme le chrétien, tout en faisant son salut, c’est-à-dire en poursuivant son propre bonheur, ne s’en dévoue pas moins à celui d’autrui par la pratique de la charité. En cela il n’admet pas plus l’irresponsable nécessité de Spinoza qu’il n’adopte le calomniateur pessimisme de La Rochefoucauld. Sa critique est équilibrée par une analyse plus complète des facteurs de nos déterminations. Il ne nous refuse pas le pouvoir de commence par nous sacrifier à autrui, fût-ce en vue de notre plus grand avantage ultérieur, et Ge sacrifice ne paraîtra pas illusoire, si l’on reconnaît com bien il en coûte même au chrétien le plus convaincu de partager présentement son manteau avec son prochain, malgré la certitude d’y gagner un paradis futur.

Ainsi chez M. Marbeau le moraliste n’est ni adulateur ni contempteur de la nature humaine ; il en signale les faiblesses, les propensions au mal sans en contester les aptitudes au bien. Il jouit, à vrai dire, visiblement de n’être pas dupe des faux-semblants qui couvrent les premières ; il ne se prive pas de s’en moquer. Une fine ironie sans trace d’amertume est son arme favorite ; sa malice n’est point venimeuse, elle se contente d’être spirituelle. Le sourire dans la satire est marque d’une parfaite pondération du jugement, qualité maîtresse de cet observateur pénétrant. Tout son ouvrage respire, l’honnête homme dans l’ancienne, l’élégante, acception du mot comme dans celle qu’on en a conservée. Quelle recommandation meilleure auprès de ses lecteur ?

Sully Prudhomme.