René Leys/10

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G. Crès (p. 95-106).

17 juin 1911. — Par exemple, qu’est-ce que cet autre vient encore faire chez moi ?

Cet autre, c’est le fonctionnaire chinois Jarignoux, dont la carte à double face me paraît chargée de titres, encore plus importants, et neufs, dont il veut sans doute me faire part. Je m’y attends. Je suis prêt. J’écoute.

Non. Il vient, dit-il en s’excusant rondement, il vient me donner des nouvelles de Monsieur Leys, le père, qui, ayant eu l’honneur de me recevoir chez lui, me « salue bien ».

Enchanté ! Mais pourquoi donc Leys père a-t-il pris comme intermédiaire à Pei-king ce gros homme qui jurait, il y a un mois à peine, ne pas connaître — mais du tout, — notre Leys fils.

— Il m’écrit, dit l’intermédiaire, des choses fâcheuses. Voilà tout d’un coup qu’il se remarie. Comme ça, du jour au lendemain.

Il serait bon d’exprimer quelques condoléances… Je n’ai pas le temps. L’autre poursuit :

— Alors, il a de grandes dépenses à faire, et il demande à son fils de continuer régulièrement ses envois d’argent. Il craint aussi que ce garnement ne fasse des dépenses exagérées avec les filles. Il n’a pas tort. Ce petit Leys est un sacré noceur. Il passe toutes ses nuits à Ts’ien-men-waï…

— Oh !

— Comme j’ai l’honneur de vous le dire, monsieur ! Il est entouré de galopins chinois de son âge ; il boit ; il entretient des chanteuses, monsieur ! Il dépense là tout son argent.

— Non ?

— Vous ne le connaissez que de jour. On dirait un garçon bien rangé, n’est-ce pas ? Un vrai Professeur ? Si vous saviez la « guinguette » qu’il mène, après dix heures du soir !

Et Monsieur Jarignoux, au nom du Père Épicier, se lamente, se désole, s’indigne d’un aussi mauvais emploi de fonds. Il faut bien répondre quelque chose.

— Monsieur Jarignoux, permettez-moi une question très indiscrète… Mais vous m’avez dit, l’autre jour, avoir épousé quelques femmes. Comment se porte madame votre troisième épouse ?

Jarignoux est moins à son aise. C’est donc que la troisième Épouse ne va pas… Je n’insiste. Il revient assez lourdement :

— Enfin, le jeune Leys donne de grandes inquiétudes à son père, et son père me charge, monsieur, de vous demander… d’avoir un peu l’œil sur lui…

— Allons donc ! C’est impossible ! René Leys est mon Professeur. Je le respecte. Pourquoi voulez-vous que ce garçon, qui s’est fait une existence très honorable ici, s’encombre de sa famille ?

Il se fait un silence embarrassé. Jarignoux a sué évidemment tout ce qu’il avait préparé de me dire. Je n’ai rien à ajouter, si ce n’est ce souhait, — inexprimable, — qu’il remette le moins possible ses pieds chez moi.

— … À propos, si vous voulez approcher des Chinois, permettez-moi de vous dire que je viens d’être distingué…

Pas possible ! (Ceci non plus n’est pas exprimé.)

— … par le Ministre des Voies et Communications, et que j’ai reçu, avant-hier, la décoration de cinquième classe du Double Dragon.

J’attends moi-même, avec une patience de Dragon, qu’il s’en aille.

Il s’en va. C’est long ! (Long = Dragon. Encore un jeu de mots intraduisible en chinois).

Il me reste maintenant à oublier sa visite et son dénigrement qui ne désabuse pas ma sympathie… Bien au contraire.

Même soir. — Comme s’il tenait à se justifier ce soir, voici qu’il m’arrive de bonne heure… Ou bien est-ce la pluie qui s’annonce et l’orage qui va crever ?

Je lui montre son couvert. Il refuse de se mettre à table en face de moi… Il a dîné de bonne heure, avec de nouveaux amis mandchous.

C’est possible, mais il a dû mal dîner : qu’est-ce que cette mine éteinte, et ces yeux battus ?… je suis sûr qu’il a pleuré. Il s’assied. Il ne dit rien. Je me garde d’interroger. Il veut parler… Alors j’interromps :

— Mon cher, nous serons mieux sous la vérandah, pour causer tranquillement… Pas dans la cour : il va tomber des cataractes ! Laissez desservir. Nous mettrons la lampe à l’autre bout, pour bien attirer les moustiques, et… Tenez, prenez la chaise-longue…

Il s’étend. Il ne dit rien. Il y a dans mon ciel noir un bouleversement tendu vers l’orage que nous sentons bien tous les deux. C’est pour cela que j’ai parlé avec douceur.

Il s’étend comme un enfant fatigué. Il dormirait tout de suite, là, s’il n’avait, — je le sens, — très envie de raconter son intrigue, sans doute parmi les Vierges de Ts’ien-men-waï… Je vois qu’on lui a fait de la peine !

Il dit enfin :

— J’ai reçu aujourd’hui une lettre qui me fait beaucoup de chagrin.

Si « elles » se mêlent d’écrire aussi !

— Mon père m’annonce qu’il va se remarier…

C’est vrai. Il a un père ; et je sais déjà la nouvelle. Eh bien ?

René Leys devine que la nouvelle ne me consterne pas. Pour me faire partager son émotion, il me parle de sa famille, il parle, de la même voix confidentielle qui, l’autre soir, ouvrait des portes au Palais !

— Mon père a tort de se remarier ! On sait bien ce qu’il épouse ! Une fille qu’il a connue autrefois, dans une tournée d’achalandage, à Louvain. Et ma mère vivait encore…

Ceci ne me semblerait point offensif, si je ne devinais au fond de cette jeune âme demi-belge ce débat : sa mère était Française, et il ne veut pas être Belge. Ceci peut-être l’empêchera de jamais devenir Chinois à la façon de Jarignoux son ami.

Enfin, ce sont un peu ses affaires ! Et surtout, la vie intime d’un commerçant veuf qui reconvole n’a pour moi, ce soir en particulier, aucun intérêt poignant. — Si nous parlions d’autre chose ?

— Ce qui m’ennuie, insiste René Leys, c’est que mon père me fait des reproches sur la façon dont je vis. Je ne sais pas ce qu’on a pu lui écrire ! Il m’accuse de compromettre ma situation à l’Université. S’il savait !

(Enfin, nous y voilà).

— Mon père me traite comme un petit garçon. Je ne peux pas lui raconter ce qui m’arrive : il irait le crier sur tous les toits : mon père croit que, si je quittais mon cours, je n’aurais plus aucune « position ». S’il savait !

Et brusquement, avec la simplicité énergique de l’enfant qui passe sa manche sale sur les yeux, reprenant sa voix et son calme, René Leys redevient lui-même, précis et informateur : ce qu’il ne peut pas écrire à son père, il faut bien qu’il le dise à quelqu’un, à moi. C’est assez considérable : ce garçon de dix-huit à vingt ans, cet étranger, ce barbare, ce Belge, vient d’être nommé, aujourd’hui même, à de hautes fonctions dans la Police Secrète de Pei-king.

Je m’y attendais un peu. Cela explique bien des choses. Mais je n’aurais jamais inventé le détail : se doutant depuis plusieurs mois que la vie du Régent n’était pas en sûreté, il s’était, par amitié pour le frère de son ami, l’Empereur mort, donné comme devoir de la protéger. Il écoutait ce qui se disait parmi les neveux et fils de Princes, et les eunuques et les femmes, — surtout aux fins de repas arrosés de vins de roses. Il avait eu l’idée de prier les chanteuses de bien écouter aussi. Et, la veille de l’attentat du pont de Heou-men, la Belle Policière — que j’avais tenue, à distance, dans mes mains, — dénonçait fort à propos la machine, et lui, René Leys, passant toute la nuit aux aguets, coupait les fils et sauvait le Régent.

Je comprends, après ce premier succès, combien peut être solide sa « situation » officieuse. Je le complimente. Il poursuit : ce résultat lui donne confiance. Il va multiplier les « policières » dans les maisons de Ts’ien-men-waï. On peut compter sur elles : il les paie, et elles obéissent mieux que des hommes. Ainsi, « Pureté Indiscutable » ne se livrera à l’acheteur qui l’aime, qu’au jour dit.

Déconvenue ! Il n’y a donc plus d’étranges amours ! Seulement, dans toute la rigueur et la probité du terme, une simple… livraison.

J’apprends, de plus, que la police secrète du Régent est une sorte de Ministère des mieux organisés ; qu’il a ses bureaux, ses fonctionnaires, ses commis, ses employés.

J’ajoute :

— Ses écoles ?

— Oui. Comment le savez-vous ?

— J’ai aussi ma police. Continuez.

J’apprends aussi comment René Leys s’habille pour être reçu par le Régent : en « mandarin de quatrième classe ».

— Avec ou sans décorations ?

Je veux dire : a-t-il obtenu une distinction équivalente de celle de quelqu’un que je sais… le fonctionnaire chinois Jarignoux ?…

Il ne comprend pas. Je précise :

— L’ordre du Double Dragon.

Comme il semble me mépriser :

— Ça ? c’est fait pour les Européens ! Un Roumain avaleur de sabres, qui a beaucoup amusé le Régent le mois dernier, vient de recevoir ça… Et un autre, l’employé français, Jarignoux, celui que les Chinois traitent comme un coolie depuis qu’il s’est fait Chinois…

Il est fort bien renseigné ; et moi-même de plus en plus. J’apprends ce qu’il fait d’une partie — la plus copieuse — de ses nuits : il se rend au Bureau Central de la Police Secrète, il prononce familièrement de la « P. S. » et dépouille les rapports qui viennent s’y concentrer de tous les côtés, de tous les clans, de tous les recoins des Yamen, de toutes les cuisines et conciergeries des Légations Européennes, Américaines et Nippones.

Le personnel est inégal : dans les hauts grades, ce sont de grands mandarins ; tout en bas, des palefreniers, des valets, qui, recevant une lettre à porter, la transmettent tout droit au « Bureau Central », où elle est habilement décachetée (opération fort délicate, car le papier chinois craint la vapeur), puis enregistrée, lue, copiée, et d’où elle parvient, avec à peine une heure de retard, à son destinataire dont la réponse suit une étape identique. Chacun de ces honorables fonctionnaires, grands ou petits, est redevable d’un « rapport mensuel ». Il le communique à son supérieur immédiat, le seul qu’il connaisse, qui le fait parvenir à la tête, laquelle reste ignorée de tous les membres…

C’est méthodique et bien administré. C’est d’un naturel évident. J’attachais peu d’importance aux quelques mots tirés à ce sujet de Maître Wang : j’éprouve tout d’un coup, pour lui, une certaine considération. Quant à l’endroit de René Leys qui m’explique d’autorité tout cela, c’est de l’enthousiasme, de l’admiration prête à crever comme le gros nuage qui, insolemment, se promène dans la nuit supérieure…

Il fait chaud et très noir. Mais ! je vois clair. Voici la lumière et la porte et la pénétration ! Voici mes entrées promises : le mur rouge, le mur jaune, le mur violet infranchissable, me semblent tout d’un coup faits de réseaux délicats, transparents, que je perce et passe en jouant, sous des costumes… — Ma confiance n’a plus de bornes : je saurai tout : je verrai tout : je ne puis retenir de le complimenter :

— En somme, vous êtes chez vous, au Palais ?

Et j’attends un aveu total : il pénètre jusqu’au Grand Conseil à chaque aube ? Il jette des mots ou fait des signes, et les Eunuques s’inclinent très bas devant lui ?

Non. Il paraît qu’il n’en est rien, qu’il y a, dans le Palais même, des enceintes infranchissables à toute la police du Régent, et même au Régent !

— Ne les franchissez donc pas ! Et quel besoin ?

René Leys devient excessivement sérieux :

— C’est que… sa vie est en jeu tous les jours. Il faut bien arriver là d’où partent les coups… Et il ne se doute de rien.

— Avertissez-le !

— J’en ai peur. J’ai de la peine à l’effrayer une seconde fois… Si vous aviez vu son air tremblant et ses yeux, quand il a appris le lendemain qu’il « aurait pu être touché » ! La même figure que son frère d’autrefois ! Quand il a su que c’était moi qui avais coupé les fils, il m’a appelé « son ami ». Son ami ! vous entendez !

J’entends. Ce mot prend, dans la bouche de mon futur ami peut-être, une sonorité belle. Il semble comprendre et accepter ce que le mot veut dire jusqu’au fond de son assonance.

— Alors, vous êtes l’ami du « Régent », n’est-ce pas ?

— Oui.

— Eh bien, si vous craignez pour lui des dangers que vous n’osez pas lui raconter, et puisque vous tenez un premier succès, allez jusqu’au bout. Faites-vous donner, pour une nuit, deux compagnies de la Garde Impériale ; cernez les quartiers du Palais où se retranchent « les dangers » en question… Le feu prendra, ce soir-là, par la malveillance d’un Eunuque jaloux ou de méchante humeur… et qui sera bien payé ensuite. N’échapperont que ceux que vous laisserez sortir. Quand ce sera fini, on jettera de l’eau pour empêcher les kiosques d’alentour de flamber. — Enfin, il ne restera pas grand’chose des « dangers » qui l’effraient, et vous serez promu… je ne sais quoi : grand chef de tous les Policiers des Dix-Huit Provinces et Pays Tributaires… Allez-y, mon cher Leys, et votre fortune est faite !

Je ne sais trop moi-même, si, parlant ainsi, je plaisante ou prophétise, — simplement : j’entre dans le jeu.

Mais…

Mais je le regarde, par hasard, — et je me tais, vraiment confus, presque apeuré tout d’un coup par sa figure pleine de peur… Il me regarde aussi… Je ne sais ce qu’il peut avoir à me dire : il est effrayant : les yeux caves, pleins de folie qui monte, la bouche tendue pour parler… — Drôle d’interlocuteur ! Par le front rasé de son ami le Régent, qu’il parle ! Au nom de Fô et des Chiens de Fô ! qu’il parle ! qu’il dise n’importe quoi…

Il dit :

— Personne… n’oserait. Vous savez qui habite  ?

— Non. C’est justement pourquoi mon conseil est désintéressé.

— Le Régent lui-même n’en parle qu’avec beaucoup de réticences… Vous ne savez pas de qui… il…

— S’agit ? Non. Je vous le répète.

— Vous ne… savez…

— Pas !

Je termine pour lui et n’ai que tout juste le temps de l’étendre sur sa chaise que j’ai choisie longue, heureusement. C’est la crise, la bonne crise avec larmes et gros sanglots. Bien, qu’il pleure. Ensuite, il dormira. Si j’étais poète, je me demanderais aussitôt : où est la source de ces pleurs ? et verserais à mon tour, en guise de localisations lacrymatoires, des fontaines d’alexandrins coulants et clairs.

Enfin le voici calmé, — assagi ; — trop sage et trop petit garçon :

— Excusez-moi : ce sont les mauvaises nouvelles que j’ai reçues aujourd’hui. J’peux pas admettre que mon père veuille se remarier !

Oh ! je m’en remets encore moins, d’une secousse telle ! Cette nuit de confidence et d’orage, cette nuit d’obscure beauté où ce jeune homme m’avoue enfin ce qu’il est… où je devine ce qu’il deviendra… ces projets, cette crise, tout cela conclu par un faire-part dramatique de remariage paternel ! Je ne sais plus…, il doit être bien fatigué de ses larmes ! Quant à la personne d’où vient pour le Régent ce danger jusqu’ici assez anonyme, — je me donne congé d’y penser, puisque lui-même, qui s’en préoccupe, y mélange des bigamies posthumes d’épicier !

Et pourtant je voudrais bien savoir lequel des deux a déclenché à point cette crise. Lui, a été vraiment épouvanté de ce que j’ai dit. Remettons-en l’exégèse à plus tard. Pour aujourd’hui, ou plutôt à l’heure de cette nuit, il dort.

Je le fais très doucement porter dans son lit.

Et j’attends, livré à moi seul, que les nuages, électrisés et chargés d’eau, crèvent enfin, et forment crise — résolvant de leurs pleurs souverains l’angoisse toute intellectuelle qui se gonfle de cet objet : lui, — ce qu’il dit, — ce qu’il paraît être, — ce qu’il est ?

J’attends un long temps. Les gros nuages ne crèvent pas. Aucune éclaircie là-haut. En moi, aucune détente ?…