René Leys/11

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G. Crès (p. 107-124).

18 juin 1911. — Ce Protocole vient à son heure : à mon tour d’entrer au Palais… de jour, il est vrai, et très officiellement. Le Ministre de France Plénipotentiaire, envoyé extraordinaire de Paris à Peiking, va présenter au Régent ses lettres de créance, et la Légation a décidé fort à propos qu’un Français de plus au cortège ferait bien.

Je suivrai, respectueusement, prêt à ne rien perdre du chemin que l’on fera, passé la Porte ; je ne sais encore où se donnera l’audience : dans le Palais de la Grande Harmonie ? au centre de la haute terrasse blanche, large comme une plaine, et carrée, dont on connaît de si enthousiastes et naïves descriptions Européennes d’autrefois ; dont on voit les toits doubles régner au centre et au fronton de la foule noble des Palais, du haut de Ts’ien-men ?… Mais peu d’espoir : la Maison Régnante est en deuil. Et l’audience se donnera, vraiment, je ne sais où…

Je suis le premier des « suiveurs » au rendez-vous, à Tong-Houa-men, la porte que je connais si bien du dehors. Mauvais signe : c’est une porte latérale, choisie évidemment pour dérober l’entrée par la grande Voie Impériale qui traverse la Chine, la ville sud, la ville Tartare et Ta Tsing-men, se vertèbre de monuments et va butter dans le Palais. — Soit, j’entrerai par la Porte Latérale.

On arrive, autour de moi. On se communique : que « le Ministre de France sera porté en chaise jusqu’à la salle de l’Audience ; que la suite… suivra. (J’abrège la formule.) Parvenue à la salle de l’Audience, quand le Régent paraîtra, la suite s’inclinera. Quand l’audience sera finie, l’on saluera par trois fois, et l’on se retirera en reculant. »

Voilà donc ce qu’il en est advenu, de la triple, triple et triple prosternation couchée d’autrefois ! Je songe que les courbettes inscrites à ce protocole ont fait couler beaucoup de sueurs diplomatiques. La Chine, suzeraine de toute l’Asie, exigeait de ses vassaux, comme des « tributaires » Européens, la grande « humiliation », le front au sol, et tout le corps allongé sur la terre, et cela répété neuf fois ! Les meneurs d’ambassades hésitaient, et, selon leurs pays d’origine, agissaient de façon toute différente : les Portugais, faciles et bons garçons, acceptèrent, se prosternèrent, et durent s’en aller bredouilles. Les Hollandais, plus réfléchis, visant des apanages commerciaux, se prosternèrent aussi, mais sans rien obtenir de plus. Les Russes, par bon voisinage, faisaient de même, simplement comme ils s’embrassent sur la bouche chez eux, par décence, aux fêtes religieuses. Les Anglais, avant de s’abaisser, exigèrent qu’un haut mandarin fît de même devant le portrait de leur King. (Le haut mandarin refusa.) Seuls les Français ne risquèrent ici aucune démarche « humiliante ». Il est vrai qu’ils n’envoyèrent ici aucun ambassadeur attitré. Leur mémoire historique et leur honneur sont saufs. Et c’est d’un front haut que je passe la porte.

Ensuite, j’essaie de repérer exactement mon chemin. Difficile à démêler, ce lacis équivoque de portes, de cours intérieures, rectangulaires et symétriques : je sais bien qu’il y a, courant du sud au nord, l’axe et la raison d’être de ce palais quadrillé : la voie droite, la voie médiane… je cherche à noter le moment exact où je la franchirai… De temps à autre, des valets à robe bleue et face blême, paraissent, regardent, et ne bougent pas sur notre passage… Ils appartiennent chacun à un enclos de ces murailles du même rouge-cinabre, ils s’abritent sous des toits de mêmes courbes jaunes… Comment m’y retrouver ensuite ? Faut-il, ici, où je suis conduit par la Diplomatie, me faut-il demander le chemin ?

Comment, sur un plan, retrouver mes traces ? Et surtout, comment repérer ceci où l’on s’arrête, où l’on pénètre… — « ceci » est une sorte d’antre civilisée, mystérieuse, caverneuse et absorbante comme la bouche à peine entr’ouverte du Dragon intelligent : un Palais chinois, surbaissé, un intérieur de bleus sombres et de verts, meublé seulement d’une estrade basse, — et qui serait vide, vide, à s’en inquiéter, si les murs, laqués de rouge, les colonnes de bois laquées de rouge, et surtout le plafond lourd et riche, caissonné, ouvragé, niellé, minutieusement compartimenté et menuisé, ne meublait ce vide et cette absence à l’égal d’un trésor royal attendant le souverain…

C’est à ce plafond que je remonte, le nez en l’air, le visage indécemment renversé, — quand je ne sais qui me pousse du coude, et me fait revenir à terre. Il est temps. À deux pas de moi, je L’aperçois, seul, sur son estrade basse, et nous tous, deux pieds au-dessous de Lui. Les trois premières inclinaisons sont faites. Je puis relever la tête et le regarder…

Mais d’abord, d’où est-il sorti, ou entré en scène ? Au fond de la muraille nord, il y a bien cette porte basse, voilée d’une tenture bleue qui vient de retomber sans bruit…

Jeune, gras, l’air très doux. C’est donc à lui que l’on s’attaque ? Lui, si peu « offensif ». Je le dévisage à souhait pendant que s’échange entre notre Ministre, un interprète et lui, la conversation obligée : — compliments, souhaits de santé, le meilleur souvenir à notre Président de la République… — Il est vêtu du petit costume de cérémonie, ou plutôt du costume de deuil. Il n’y a pas encore trois années officielles depuis que son frère, Empereur de la Période Kouang-Siu, s’en est allé, par ordre souverain, régner dans le Ciel des Sages…

C’est donc à celui-ci que l’on en veut ! Comme il a l’air doux, et la figure ronde sous le chapeau conique, — chapeau « chinois » depuis la conquête mandchoue, coiffure d’été, même en cérémonie ! — et les mains disparues dans les longues manches.

Il parle doucement, gravement, oui, gonflé d’une importance qui n’est point tout à fait la sienne…

Et puis il a fini de parler. Les autres s’inclinent. Je m’incline, et, suivant le Protocole, toujours tête basse, nous nous apprêtons à sortir à reculons. — Le cortège, peu accoutumé aux constructions chinoises, trébuche sur la grosse poutre qui barre solidement le seuil.

Quand on se relève, en respirant plus fort, et osant un dernier regard au fond de l’antre, il n’est plus là : la même trappe qui le fit apparaître, l’absorba : la tenture bleue est retombée sans un bruit.

Et, sur le chemin de retour, c’est une autre retombée qui m’obsède… J’entends autour de moi :

— En été, ça va bien ! Mais en hiver, ce qu’il doit falloir de poêles pour chauffer toutes ces bicoques !

(Ceci est proféré par un lieutenant d’artillerie).

— Et regardez-moi ça ! Cette espèce de tour qui a l’air d’une « bouteille de Pippermint » — (ajoute un autre qui désigne le stupa blanc, la Tour hindoue si peu à son aise ici). Comme c’est chinois ! Ça a l’air plein, est-ce pas ? Eh bien, c’est creux à l’intérieur. Ça contient un Bouddha de suif d’une religion inconnue !

J’affirme l’authenticité de ces paroles. Elles furent dites en cette circonstance par un capitaine du génie. Le suif est un mot sans doute mis pour « jade ». Et le trait de « Bouddha d’une religion inconnue » est fait de nacre : c’est la perle de mon sottisier chinois.

Seul, le Ministre de France a fait spirituellement les inclinaisons indiquées, est remonté non sans élégance en sa chaise, et s’en retourne sans avoir rien dit.

Voilà donc mon entrée personnelle au Palais. J’aimerais fort en discuter avec lui, qui doit m’arriver tout juste à trois heures après-midi, et, aussitôt, m’emmener au théâtre. L’attendant, j’ai à peine l’heur d’écrire en quelques mots ce que je viens de faire… ceci… Je voudrais tant me reconnaître dans ce chemin parcouru ! Et je déplie un plan à grande échelle de la ville interdite, un plan Européen, complet en apparence, exact, au centième, coloré, bourré de noms transcrits, — un plan levé hâtivement et puérilement par les troupes alliées, durant leur occupation pleine du Palais en « dix-neuf cent »…

Et, sous mes yeux, entre mes deux mains écartées de ce qui est à peine une envergure d’homme, je vois, je déroule, j’étale, je tiens et je possède, pour un peu d’argent, la figuration plane de cette ville, de la capitale et de ce qu’elle enferme… Pei-King.

C’est une figure inoubliable quand on l’a, non pas vue, mais habitée. Un Carré posé sur un Rectangle. Celui-ci, le socle, sans plus, est déformé, non accompli ; sa muraille de droite, son mur oriental est contourné, et hésite. C’est la ville chinoise, ou plutôt le lieu des mercantis enveloppant, happant et dévorant comme des fourmis… Ce terrain sud et large serait à déblayer, s’il ne contenait pas, comme un faubourg, ainsi qu’il sied, les deux Temples du ciel et de l’agriculture, enfermés à droite et à gauche, au long de sa muraille sud, pendus à la grande voie vertébrale.

Ce faubourg communique avec la Ville Carrée, la Ville Tartare, par trois portes.

Celle de l’ouest, je n’ai jamais raison de la prendre. Celle de l’est, Ha-ta-men, au contraire, me livre passage vers toute la campagne… je la connais trop bien : c’est ma porte, mon échappée.

L’autre, celle du milieu, est Ts’ien-men. Rien de plus à dire. La légende est close.

Au nord de la ville chinoise se campe la Ville Tartare, celle que j’habite, en conquérant, mais discrètement, dans son coin de droite et en bas. Elle hausse ses murailles à trente pieds au-dessus de la plaine… C’est mon vrai domaine. C’est mon bien : je possède un carré minuscule entre l’Observatoire classique, dont les Jésuites ont fondu les bronzes, et le K’iao-leou, le Pavillon d’angle d’où la citadelle domine au loin la campagne planée comme une mer calme, la mer alluvionnaire de la plaine… Puis, enfermée dans la Ville Tartare, la Ville Impériale, qu’un mauvais jeu de mots, celui-là intraduisible en français, sur le caractère « Houang », laisse appeler souvent la « Ville Jaune ». — C’est un rempart de plus, mais bossué vers l’ouest. Enfin le troisième rectangle inscrit que l’on peut peindre d’une belle couleur violette, par convention — car tous ses toits sont du plus beau jaune, Le Palais.

Je l’encercle, je le domine ; j’équarris mon œil à sa forme ; je le comprends. Les bâtiments, les cours, les espaces, les palais du Palais sont là, schématiques et symétriques comme des alvéoles, non pas pentagones mais rectangulaires ; l’esprit est le même : la ruche a travaillé dans la cire pour un seul de ses habitants, — une seule, la Femelle, la Reine. Quatre cent millions d’hommes, ici à l’entour, pas plus différents entre eux que les travailleuses de la ruche, ont aggloméré ceci : des cases d’échiquiers, des formes droites et dures, des cellules dont l’image géométrique — sauf la profondeur angulaire des toits — n’est pas autre que le « parallélépipède » rectangle ! Mais, protégé, abrité, défendu contre les incursions barbares… en l’honneur du seul habitant mâle de ces Palais, — Lui, l’Empereur. Et tout ceci, — métempsychose ou parabole, — projeté sur le papier de ce plan, sans un repère, sans une directive autre que le grand axe du sud au nord, qui, perforant le Palais et les portes, vient butter logiquement et finir précisément au « Tchong-Kao », au « Palais du Milieu » qui, sur ce papier, barre la route… — Rien de plus que cette indication du centre… Mais, pratiquement, je ne sais m’y reconnaître. Où est la route là-dedans suivie ?… Où le Régent nous a-t-il reçu ?

… Il m’arrive fort à propos pour me tirer d’embarras :

— Dites-moi, Leys, par où donc avons-nous passé pour nous rendre à l’audience, ce matin ?

Il sourit :

— Je n’y étais pas !

— C’est vrai, mais, grâce à vous, je pourrai peut-être m’y retrouver. Voici, je suis sûr d’être bien entré par Tong-Houa-men ; ensuite, j’ai passé un canal sur un pont, celui-là peut-être. Regardez donc.

Mais lui, donne à mon plan, précis sur le papier, une attention méprisante à peine. Ce plan, cette feuille étalée au grand jour, lui déplaît, évidemment, à lui qui pénètre mystérieusement de nuit et se dirige là comme un familier.

Et puis, je le sens préoccupé. J’en suis sûr. Je ramasse mon plan. Il m’emmène… Est-ce le moyen qu’il a trouvé ?

Même jour. — Nous reprenons, au théâtre, une causerie aussi libre, aussi abritée que dans ma cour aux meilleurs soirs. L’abondance de la foule des hommes pressés autour de nous, au ras du plancher, — les cercles de milliers d’yeux de femmes piquant ces visages blancs, roses et rouges, et trônant aux galeries ; et la musique nourrie de ce tonnerre de gong, font un enveloppé très délicat ; une atmosphère recueillie par excès de couleurs, d’odeurs et de bruits, qui ramène et dispose à la méditation personnelle. Lui et moi sommes bien seuls ici. D’abord, très peu de gens savent ce que lui et moi connaissons… Ce rôle, ce mystère, ce secret policier… Par exemple, tous ces « amis » qui occupent une table carrée, pas loin de nous, et qui nous ont salué vivement à notre entrée, — sont de petits jeunes gens riches et noceurs, sans plus, et ne se doutent pas de la partie qui se joue, au fond du palais, sur des planches autrement vastes que celles-ci…

Cependant, René Leys, désignant le « gros bon garçon » à lunettes…

— Tenez : voilà mon secrétaire au Bureau Central de la P. S. C’est un des meilleurs agents. Il est remarquablement fort, sous sa graisse, et très fin…

— Comment ! même vos amis…

Le « même » est un peu de trop. Il répond, très naturel :

— Tous mes amis en font partie, mais dans des grades très différents, et qu’ils ignorent de l’un à l’autre. Aucun d’eux ne connaît ma situation véritable…

Et notre policière et secrète et franche causerie se prolonge à mots coupés, en français furtif, au milieu de la même foule chinoise, de plus en plus pressée, parmi le va-et-vient des domestiques inondant les tables de thé, lançant à dix mains tendues des serviettes chaudes qu’on attrape et qu’on renvoie au vol, après essuyage de la sueur, d’un geste élégant comme un coup d’aile ou d’éventail.

Tout ceci, plus amusant que la scène encombrée de coolies machinistes, de chaises qui figureront des montagnes, de tentures du plus beau rouge de Chine qui seront des lits de justice, ou de rouges autels conjugaux… Le grand tumulte du gong et le sifflement acide ou azuré du violon à deux cordes enveloppent heureusement toute la scène de paillettes sonores et d’un ruissellement continu. Cependant, ce personnage, qui est là, depuis une demi-heure, pleurant dans sa barbe blanche avec de grands ports de voix, — une voix cassée de vieillard qui aurait connu Confucius à l’école Primaire ! — celui-là m’ennuie…

— Vous ne le reconnaissez pas ? souffle René Leys. C’est le neveu du Prince Lang !

Pas possible ! Et pourtant : ces sourcils et cet arc des yeux… Un bon travesti. C’est lui. Comment son oncle lui permet-il de monter sur les planches ? Je croyais que c’était en Chine l’avant-dernier des métiers, préparant d’ailleurs au dernier qui est…

René Leys m’arrête d’un rougissement.

— Non ! les chanteurs ordinaires, c’est possible ; mais il s’habitue à la scène pour pouvoir chanter dans le Palais, où c’est tout à fait à la mode, pour les Princes qui veulent s’amuser, et y entrer… Et puis, en attendant, il est très bien payé ; vous entendez : il joue le « Vieux Père », il fait la « voix cassée ». — C’est celle que les directeurs paient le plus cher parce qu’elle dure moins longtemps…

Un remous dans la foule : on se lève autour de moi… On se pousse… Je me lève. René Leys est déjà loin, jouant des coudes, parlant vite, passant où il veut. Il disparaît dans la bousculade et je le cherche des yeux avec la crainte ridicule d’un danger sur lui. Mais il revient, et je vois des policiers emmener vivement derrière les coulisses un assistant habillé d’élégantes soieries bleues, la face blanche-paille, qui proteste à peine et s’évanouit aux mains qui le traînent.

René Leys s’excuse de m’avoir quitté brusquement :

— Il fallait bien : mes policiers hésitaient à le prendre. L’affaire est faite.

Et, négligemment :

— Oh ! une histoire de rien du tout : un eunuque, accusé d’avoir un peu trop parlé, et qu’on n’osait pas arrêter dans le Palais. J’ai pu faire donner mes policiers, ici. Personne ne le réclamera.

— Croyez-vous qu’on ait remarqué votre intervention un peu… vive ?

— Pas du tout. Ils admettent d’un Européen toutes les fantaisies… Croyez-vous qu’un Chinois regarderait, en plein théâtre, ces femmes, comme nous ?

Nous regardons en effet, avec une insistance toute latine, une loge de balcon emplie de visages connus, empâtés de fards et de blancs, lustrés de cosmétiques, et des poitrines engoncées de soie gris tendre et bleu mourant, de mauves crus, de vert « couleur du ciel après la pluie »… Ce sont nos belles de l’autre soir, les jolies policières, étalant leurs grâces triomphantes à dix pieds au-dessus des fronts rasés qui houlent au parquet et à l’orchestre. C’est beaucoup plus charmant à regarder que la scène, et ce neveu qui pleurniche toujours…

Non. Il est parti à bout de voix… Mais ceci, ceci que René Leys me dit être l’apothéose du vieux drame déroulé huit jours durant, est tout d’un coup possible à contempler : voilà bien des couleurs, des formes, des lueurs et des gestes aux courbes magnanimes… Je ne sais point ce que cela signifie. Je regarde, je regarde… et voici un grand homme tout vêtu de rouge, masqué de rouge, qui, tenant un sabre dans chaque main, s’apprête à lutter terriblement, on ne sait encore contre quoi…

C’est une escrime pourfendant le vide ; un duel dont un seul combattant est visible ; ses deux poings armés jouent entre eux, s’évitent, s’attaquent ; les deux tranchants se croisent et s’esquivent… Un choc d’acier ? non : une pirouette, un bond, trois moulinets et, immobile, fixé par un coup d’orchestre, il dresse face au ciel son visage rouge emprunté, ses deux bras dont les lames ont tranché des milliers d’écailles dans l’air… Cet air est peuplé de génies qu’il vient de mettre à mal, je le suppose… je le sens… j’ai raison, car voici l’incarnation, le défilé batailleur de ces génies qui commence… L’homme rouge…

— C’est, me souffle dans l’oreille René Leys, c’est le professeur des acteurs Impériaux, le chef de la scène, au Palais.

Bien, bien. Je regarde. L’homme rouge est aux prises avec un incarné : un guerrier noir, caparaçonné de jaune, le visage atrocement peint, le dos hérissé de flèches de combat et de drapeaux, les sourcils relevés et prolongés du nez aux tempes… Un embonpoint de héros, — l’attitude rythmique et dansante d’un être invincible et terriblement sûr de lui.

L’escrime recommence : pas plus de chocs, mais des feintes, des sauts. Un silence d’armes effrayant dans le combat de l’orchestre de soie, de bois et de bronze déchaînés… Voilà ! le guerrier noir et jaune est vaincu, blessé à mort : il penche la tête, reçoit le coup sur la nuque,… puis s’en retourne dans la coulisse à petits pas, — figurant dont la tâche est finie…

À un autre. Celui-ci est d’autre couleur. Non moins belle. Il combat plus vaillamment, mais doit être vaincu de même : il reçoit le coup : il s’en va.

C’est ainsi que, par six fois, l’Homme Rouge aux poignets tourbillonnants fait des feintes, tourne et virevolte, pare un coup, en donne un autre et cependant, — est-ce fatigue réelle ? est-ce parfaite attitude dans un rôle qui tuerait un de nos athlètes ?… — paraît faiblir, et peu à peu, devant le dernier ennemi, reculer.

Peu importe ce qui se pense et ce qui passe là… — Pourtant, dessous ces gestes, s’il y avait, par aventure, un drame ! — une action tendue vers un but ! Si cela n’était que péripéties ménagées vers… je ne sais quoi !

Plus tard, j’interrogerai René Leys. Mais, de lui-même, il parle, et assez inopinément :

— Vous avez remarqué l’assaut du quatrième ? Il a été d’un « mou » ! Et il est arrivé un peu tard sur les « pointes » !

Il voit le spectacle en connaisseur. Pour moi, je regarde, je regarde éperdument.

Voici plus : les géants combattants de toutes les couleurs se sont tout d’un coup résolus en un seul homme, au visage d’argent, au visage bardé de lames et traits d’argent, le corps gonflé, le geste métallique… Celui-là, l’Homme Rouge reçoit encore son attaque, et le vainc.

Survient enfin le Génie au visage d’or ; c’est un gros soleil porté sur des épaules, et qui danse en éblouissant…

Celui-là ne peut être dit vaincu : il éclate d’un coup de pétard qu’on lui jette sous les pieds, et s’en va, du même pas que les autres.

On peut croire le drame résolu : le héros rouge a triomphé : le voici, haletant, couvert de sueur, soufflant et hurlant sa victoire dans des cris… Est-ce fini ? déjà !

— Non, dit René Leys ; attendez. J’espère qu’il sera meilleur dans sa défense contre les monstres.

Et, confidentiellement :

— Il a manqué la parade du « cinq ».

Je reconnais en René Leys le parfait habitué de théâtre : le drame qui se joue n’est rien : qu’il s’agisse de l’Hamlet humain de Shakespeare ou de l’autre si mignonnement travesti par Ambroise, qu’il s’agisse du grand dieu Brahma dans Lakmé (Léo-Delibes), ou de la grande soupe en famille de Louise, monologie du Peuple Souverain, — le parfait habitué de théâtre néglige ces nuances dans le détail du livret, pour s’en tenir au fond : la vertu de la grosse chanteuse, le port de voix du ténor éculé escamotant une « attaque » difficile…

Mais… mais… quelle pénétration de la vie chinoise, — mieux encore, Pékinoise, — ce garçon n’a-t-il pas atteint, pour rester sensible, au fort d’un spectacle à faire éclater les orbites, — aux seuls dessous du théâtre où il me mène !

Moi, je regarde de plus en plus : voici les Monstres annoncés. D’abord, un grand diable Symétrique, s’inversant, bout pour bout, à volonté, avec deux visages, mais non placés à la manière de Janus. On ne sait vraiment sur quels pieds ou quelles mains il peut danser ! L’Homme Rouge, un peu surpris, lutte avec un double à-propos.

Vient ensuite une boule vivante et ramassée, sans tête ni bras, qui se défend et se sauve en roulant sur son ventre total. Ensuite, un monstre élastique dont les bras, le tronc, les jambes se dilatent pour frapper, ou se ravalent pour éviter les coups. Puis, un monstre à tête de tortue, cuirassée d’écailles ; un autre qui figure un coquillage marin ; puis une roue inhumaine lancée sur les rais de ses bras et jambes multipliés par la vitesse… Enfin, le Géant Bonasse qui va tout écraser, car il est deux fois gros comme les autres…

L’Homme Rouge prend son élan ; et, d’un formidable coup vertical, le tranche en deux du crâne à l’entrejambe. Et je vois, je vois les deux moitiés gigantesques se séparer, clivées par une coupe abominablement moelleuse, sanglante et blanche ! — et partir en guerre, chacune de son côté, contre le Héros Rouge, qui, de deux sabres, les bras en croix, tient en respect le monstre divisé… qui s’en va, comme les autres…

Je vais enfin respirer… Non. L’Homme Rouge, resté maître de la scène, n’ayant rien de plus à pourfendre, regarde autour de lui, défiant le vide, en proie tout d’un coup à une peur extrême…

Il est épuisé. Assis par terre, le torse penché, jambes écartées, il regarde et il a peur. Si l’on pouvait savoir de quoi ! Il a grand’peur. Il ne lutte plus… Il voudrait s’enfuir… il ne peut. Il saute sur lui-même… puis il tombe, se rasseoit, et tout d’un coup se prend à s’agiter d’un épouvantable tressautement vertical…

— On ne dirait pas qu’il a cinquante-deux ans, dit René Leys. C’est fini. Mais avant de partir, laissez-moi…

— Attendez…

Il est insupportable aujourd’hui.

— Je vous ai promis de vous montrer le moyen que j’ai trouvé pour…

— Attendez. Vous êtes insup…

— Tenez : à droite, à toucher la scène, dans la loge du Patron du Théâtre…

Bon gré mal gré, j’aperçois une femme mandchoue en grand costume, minaudant avec des gestes connus… Encore une… Policière ? Bien, bien.

Et je reviens de force au spectacle. Et je regarde ; je regarde éperdument. L’Homme Rouge, seul au milieu de la scène qu’il a pourtant vidée de ses monstres comme un ventre de poisson cuit, est au comble de son épouvante ! Assis toujours, jambes écartées, il tressaute sur les fesses dans une mimique effrénée, impossible à expliquer, impossible à imiter… et retombe, et ne bouge enfin plus.

Cette fois, oui. Je veux bien m’en aller. Sortons vite.

Oh ! que ce grand air est bon !