René Leys/12

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G. Crès (p. 125-127).

30 juin 1911. — Il y a plus longtemps que de coutume, trois jours entiers. Je ne l’ai pas revu. Il a compris sans doute que ses leçons de Pékinois m’importaient moins que ses leçons de vie Pékinoise, qui ne peuvent, sans surmenage, se donner quotidiennement. Ou bien il mène en dehors de ma maison et de moi son jeu compliqué. J’en ai quelque jalousie. D’abord il me plaît. Je commence à l’accepter, voire avec la négligence affectueuse que l’on a pour celui qui se fait attendre d’une veille au lendemain. Il me faudrait faire effort pour le peindre, si j’avais jamais à le peindre, et pourtant il est beau dans l’action, le mouvement libre dans l’air, à cheval, ou chevauchant une histoire au galop, avec moins de volubilité que de domination contenue de l’acte et de ce qu’il dit. — Et il est impossible d’oublier le persistant de son regard d’ombre, dilaté brusquement.

Comme si je l’attendais, j’ai fait disposer ce soir la grande chaise et mon fauteuil, dans ma cour, tiède du chaud soleil de tout ce jour… comme pour des confidences encore…

Autour de moi, dans le ciel, du tonnerre. Le tonnerre dans l’arène renversée ; … le tonnerre qui, depuis de longs jours, ne se résout pas à fulgurer, mais roule dans le cirque horizontal ses courses de chars du bruit menant sans crever leurs manèges !

Je l’attends. Que peut-il perpétrer cette nuit ? Qu’a-t-il fait de la nuit dernière ? Je me surprends à l’épier avec la générosité d’un aîné prêt aux indulgences, efficace bien plus qu’un père ! — L’épicier, là-bas dans sa Lune de Miélasse, peut considérément se reposer sur moi. Oui, Monsieur, je veille sur votre fils. Du moins j’en compte plus jalousement que vous les absences… je crois le comprendre et l’aimer plus que vous.

C’est bien ça : j’aime ce garçon nerveux et décidé. Ce qu’il me dit est parfait d’anecdote et de ton. Ce qu’il fait, — ou bien me regarde peu, — ou fait partie de ce que j’ai décidé d’aimer le plus au monde : les gens qui vivent au Palais, successeurs — un peu éteints — de Celui qui régna et qui mourut au fond du Dedans du Palais ! Lui-même, qui les évoque, et les exotérise, fait donc partie de mon plan du Palais. Ce raisonnement vient tout droit buter sur ce mur rebondissant : j’aime amicalement ce garçon nerveux et vivace, cet animateur, ce montreur d’ombres…

… « Mon ami ! c’était mon ami ! » De quel ton il a dit cela, sur le propos du mystérieux Disparu… le seul, le seul mâle, l’épuisé de plaisirs officiels, le maître d’eunuques et de femmes…

Et puis, quand il m’a raconté que le « frère de son ami, le Régent », il entendait le défendre contre tout, le sauver…

Pourquoi donc ne serais-je pas « son ami » ? Il n’ose pas : quinze ans d’âge et les distances européennes… Il n’ose pas. C’est donc à moi de décider.

Quand il reparaîtra chez moi, — (s’il lui arrive jamais de reparaître…) — je lui proposerai donc, logiquement, de devenir, s’il le veut bien, « mon ami ». Je sais d’avance qu’il nourrira ce mot de toutes les vertus que j’y place…

Je sais que peu de gens auront jamais, dessous un ciel aussi lourd, échangé de telles confidences… Serait-ce du ciel qu’il me faut espérer la résolution de ceci ? Il ne vient pas. La nuit est veuve. À des gouttes qui flaquent sur mes dalles, je sens enfin que toute la nue se détend, et qu’il pleut. — Il pleut enfin !

Alors, nu sous un vêtement de soie impalpable, de soie chinoise pour l’été, je reçois la grande averse, et, rafraîchi, je m’en vais, — enfin — dormir, détendu.