René Leys/34

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G. Crès (p. 221-226).

13 novembre 1911. — Je n’ai pas eu même le temps de courir chercher René Leys : une ruée de gens en fête dans la rue des Légations m’apprend « qu’Il arrive » — « qu’Il sera là dans dix minutes » ; que l’on s’attend à des troubles ; et que l’on ne sait pas si tout Peiking ne va pas brûler cette nuit.

Oh ! oh ! moment historique ! Le vieux renard a bien joué : un secrétaire à la Russie me détaille, en courant avec moi vers la gare, le jeu, tout le jeu de l’offre et du refus si bien mené jusqu’au gain, et dont aucun écho n’était parvenu au fond de mon quartier chinois, alors que tous les Étrangers depuis dix jours en marquaient les étapes. Voici : Yuan Che-k’aï, l’exilé, le disgrâcié, nommé soudain Vice-Roi des deux Hou, — refuse. Politiquement, médicalement (sa jambe est encore bien malade). En réponse, on le nomme non plus Vice-Roi, mais Généralissime des troupes envoyées contre les Rebelles ; il accepte et ne bouge pas. — On lui enjoint de regagner son poste, au front, à quelques lieues d’Han-K’eou ; à mille kilomètres sud de Pei-king, et, brusquement, levant tout ce qu’il a de troupes bien à lui, il se met en route, mais vers le nord ; sur Pei-king… Il arrive… il sera là dans dix minutes… Du haut de la muraille on verra l’entrée… Nous courons toujours, nous arrivons à temps !

Premier train ; bien plus long que le quai. Il en sort un millier de soldats aux figures rondes et rouges ; des paysans bien nourris. Second train, de même contenu. Rien de plus pendant deux heures…

À la nuit, dernier convoi : des valets, des gardes, des femmes, des soldats d’ancien modèle aux hallebardes terribles, et formant haie mouvante et drue autour d’un homme court aux gestes vifs, aux yeux puissants et inoubliables qui, d’un trait, boivent et absorbent ces créneaux d’où je me penche, saisissant la ville où il entre, déjà maître avant le siège, serviteur plus fort cent fois que celui qui le nomme. Il est vêtu de la robe jaune, de la veste de cheval, du chapeau d’hiver, plume de faisan ! Un second coup d’œil, très doux celui-là, amical, pour les Européens qui n’ont jamais en vain compté sur lui, et l’acclament… et le voici presque porté par ses gardes jusqu’à la berline à grands chevaux noirs, — un peu trop russes en ce moment de Chine antique… Les gardes courent et s’accrochent aux marchepieds… l’équipage passe à grande allure la porte… latérale, celle que le peuple emprunte tous les jours quand, descendant du train, il pénètre dans la demi-lune de Ts’ien-men-waï.

Bien que déjà très sûr de lui, il a eu cette patience, cette décence de ne point exiger qu’on ouvrît les vantaux du sud, impérialement clos. Il sait placer dans leur ordre chacun de ses gestes. Il roule confortablement sur ses ressorts européens et va loger, en bon père de famille, dans le Yamen bien protégé de son fils aîné, Yuan K’o-ting.

Voilà tout ce que je brûle de raconter à René Leys, que je m’étonne fort de ne pas saisir dans la foule qui descend avec moi des murailles, — mais qu’il me semble naturel de découvrir, frais et reposé dans sa chambre où il vient de dormir, me dit-il, tout l’après-midi, — comme il n’avait pas dormi depuis longtemps. Il craignait que ce coup de pied ne lui eût « brisé un nerf dans la vessie »… « Mais il ne souffre plus du bas-ventre, et il urine… » — Me prend-il pour un médecin ? Il est indécent. J’ai pudeur de mon enthousiasme pas encore tiédi… Je ne lui parlerai pas aujourd’hui de la belle arrivée de Yuan. Je me tais.

Lui m’interpelle :

— Eh bien ! vous étiez persuadé qu’on ne le déciderait pas à partir ?

— … ?

— Il est parti.

— Il est parti… et arrivé. Oui. Je l’ai…

— Arrivé, à son poste.

— Ah ?

— Je suis fier d’avoir tant insisté pour l’expédier là-bas. Le Régent ne pouvait croire qu’on le dépêcherait aussi facilement…

— Ah !

— Le voilà aux prises avec les Révolutionnaires et leurs vingt ou quarante mille hommes. Il aura fort affaire. J’avoue qu’il pouvait être dangereux dans le Nord… N’en parlez à personne : je viens d’assister au dépouillement des dépêches confidentielles reçues de Han-K’eou : il en est aujourd’hui exactement à dix kilomètres… Ça nous en fait mille de Pei-king…

Je regarde René Leys avec une candeur dont je ne savais pas mon visage capable. Je suis tout à fait calmé par son calme et j’arrive prodigieusement à lui confier ceci :

— Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? Tu as bu ? Tu es malade ? Tu as reçu des lettres de famille ?

Il s’étonne, très candide à son tour. J’explique :

— Eh bien, moi qui n’ai reçu aucune dépêche confidentielle, je vais t’annoncer sous le sceau du secret absolu que Yuan Che-k’ai est dans nos murs…

Il prend un air très fermé… Je ris avec un peu d’aigreur :

— Jure-moi de n’en rien dire aux cinq cents personnes qui l’ont vu arriver tout à l’heure à la gare…

— À la gare ! dit René Leys, un peu déconcerté. Par quel train ? À quelle heure ?

— À l’instant.

— Pas possible.

— Oh ! j’y étais.

Et je mets en scène : les deux trains de soldats, les gardes, la foule… et les Européens que l’on ne trompe pas…

Il ne dit rien. Pour la première fois, chercherait-il ce qu’il a l’intention de m’apprendre ? Et je me tais aussi… Ce qui me redéconcerte… Et je reprends avec difficulté… (est-ce l’énervement sec de l’hiver déjà commencé ? Il y a quelque crépitation dans mes syllabes…)

— Enfin, raconte ce que tu veux sur tes amis particuliers, mais laisse-moi te parler de mes « connaissances » ! Je connais assez le « Père Yuan » pour t’affirmer l’avoir vu descendre du train spécial, le troisième, à sept heures dix de l’horloge européenne, monter en voiture (deux chevaux noirs) et entrer à Pei-king, par la porte… latérale de l’ouest, et passer Ts’ien-men-waï… et s’en aller…

Il m’interrompt avec autorité :

— Vous avez vu quelqu’un… monter en voiture ? Ce n’était pas lui.

— Hein ?

— Je vais vous confier une chose de la plus haute importance ; et que vous serez seul à connaître, avec le Régent et moi…

Je le regarde. Je lui ai fait de la peine. Il est blême comme je ne l’ai jamais vu blême… J’ajoute, pour le consoler :

— Dites.

— Le vieux Yuan est bien à Pei-king. Mais j’avais raison de vous dire que vous ne l’aviez pas vu monter en voiture : ce n’est pas lui : c’était son sosie, celui qui prend sa place officielle, par prudence. L’autre, le vrai, était arrivé depuis… depuis…

Ah ! tant pis, qu’il s’évanouisse et qu’il donne sa crise et que tout soit fini ! La plaisanterie devient insupportable de tension ! Je vais la lui faire un peu sentir…

Mais c’est trop tard ? Je n’ai plus devant moi qu’un enfant dans un fauteuil, la tête penchée en arrière, les yeux chavirés, les lèvres blanches. — Je sais, cela dure dix minutes, et ça lui vient après des émotions diverses… Quelle est celle d’aujourd’hui ? L’arrivée de Yuan en chair et en os bien qu’en sosie, ou son dépit à n’être pas cru dans une version incroyable ?

Il est peut-être temps de le rappeler à lui. — Quelques tapes dans les mains… une serviette mouillée sur la figure. C’est fait.

Discrètement je le laisse redescendre tout seul en ce monde réel.