René Leys/33

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G. Crès (p. 218-220).

10 novembre 1911. — Oh ! du nouveau enfin, parmi la caste mandchoue ! Maître Wang, disparu depuis deux mois — de vacances policières — me revient, parlant à voix basse, sa bonne figure énergiquement effrayée : on a, paraît-il, une peur extraordinaire au Palais. On ne sait pas exactement de quoi, et s’il faut craindre que Sun-Yat-sen ne remonte tout à coup le canal Impérial de Hang-tcheou à Tien-tsin à bord d’un vaisseau de guerre japonais ; ou bien qu’un perpétuel descendant des Ming ne se fasse sacrer empereur à Nan-king. On craint que la Mongolie n’aille porter ses tributs en Russie, que les Français ne divisent le Yun-nan en départements, et que les fleuves gelés dans le nord ne se mettent à fondre ! On a vu des signes dans le ciel : un dragon sans tête coiffé d’un chapeau de feutre noir, de la forme du melon d’eau, et une tortue jaune écorcée revêtant un complet européen. Alors, les mesures traditionnelles commencent : on a payé deux mois de solde en retard à la Garde Impériale ; on a licencié trois cents eunuques ; la Princesse Épouse du Régent boucle ses paquets et veut fuir ; elle ne sait point vers où : à Jehol dans les montagnes-nord, sans doute. C’est l’abri familial dans tous les cas de grande débâcle.

— Et vous, Maître Wang ?

Maître Wang ne tient pas à fuir, mais simplement à déménager. Il m’aide à comprendre que, dans le cas d’une émeute à Pei-king, sa vie, très compromise de par la coiffure et la race de son épouse, se trouverait fort poliment en sûreté chez moi. Oh ! un simple logis dans les dépendances !

Je demeure embarrassé. Je ne dispose vraiment que d’un seul corps de bâtiment ; celui du sud.

— Vous voyez : c’est la chambre de Monsieur « Lei ». Il est vrai qu’il n’y vient plus souvent.

Et je songe un instant à prier ce brave René Leys de me permettre d’abriter à sa place un couple infiniment plus en danger que lui… quand je réfléchis que lui-même est plus exposé que tous : le chef d’une Police Secrète, s’il ne démissionne ou ne disparaît à temps, est le premier à laisser en gage sa personne dans ces jeux antidynastiques. Les risques peut-être imaginaires ou grossis dont il m’a… — dont il avait peur — ne sont rien à côté de ceux qu’on devine… Maître Wang qui « en » fait partie, comprendra !

J’explique donc : je suis au regret : mais les « hautes fonctions » de Monsieur Lei devenant fort dangereuses pour lui, je tiens à lui conserver cet asile chez moi.

Wang fait un peu l’étonné :

— Un Européen n’a rien à craindre, même s’il est Professeur à l’École des Nobles !

— Je veux parler de ses hautes fonctions à… la Police Secrète…

Au moment où chacun doit se compter dans « notre » clan, il n’y a plus de prudence à garder. Je mets donc l’infime policier, Maître Wang, au courant des derniers titres officiels de René Leys, et de quelques-uns de ses plus avouables exploits.

Maître Wang prétend tout ignorer. Il y avait bien, dit-il, un étranger employé dans cette confrérie, mais avec un grade inférieur. C’était un Allemand. On l’a convaincu de vol, et chassé. Le chef actuel est un Pékinois nommé Siu.

Maître Wang est lui-même un fort bon policier, secret et discret, qui ne trahit point, même pour moi, ses patrons. S’il savait que je sais tout, et, comme le Phénix, bien d’autres choses encore ! — Nous convenons de lui aménager un recoin qu’il découvre derrière mes bâtiments de l’ouest, où j’ignorais ce prolongement, dont il s’arrangera, dit-il, ainsi que Madame Wang, sans nous compromettre.

Un mot de plus. Qu’est-ce qu’on dit, parmi ses amis mandchous, du retour en grâce du Chinois Yuan Che-k’aï ?

Rien. On n’en dit rien. La chose a passé parmi les nominations quotidiennes. Il est maintenant à la guerre, dans le sud. Quand l’affaire sera finie, on lui donnera un témoignage de satisfaction.