René Leys/36

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G. Crès (p. 233-243).

18 novembre 1911. — Ceci va de mal en malheur, et à l’extrême pour l’Empire ! Le marché est mis à la gorge : le Régent de Demain, le Régent qui monte, Yuan Che-k’aï, a respectueusement fait connaître au Régent d’aujourd’hui — Prince Tch’ouen — et presque d’hier, qu’il faut abdiquer ; — qu’il faut avoir abdiqué avant que le jour de demain ne se lève. Cette nuit sera donc la nuit du grand débat ; peut-être de la grande lutte : les cinq mille Honanais payés par le vieux Yuan, renforcés de tous les mécontents, payés aussi, vont assiéger le Palais défendu par la Garde Impériale, la P. S. et ce brave petit René à leur tête. Il y aura bataille antique et moderne, avec grands cris et visages terribles, et aussi mausers à magasin. Malgré toute la fidélité que je leur porte, les Mandchous seront battus. Alors vient le sac du Palais. Deux cents concubines, la plupart respectables, puisqu’elles remontent au lit et au règne de Celui qui régna durant notre second Empire, demandent grâce de vie, et s’abandonnent aux vainqueurs. Les eunuques s’efforcent d’obtenir les mêmes attentions. Quelques braves de l’Ancien Temps décident la lutte, sont bousculés, repoussés, et finalement acculés…

Ce qui suit ne sort plus de mon imagination. Nous en avions parlé d’avance, lui et moi. Il m’avait fait remarquer que, dans les sièges de la Cité Violette Interdite, c’est toujours aux quatre angles que s’opèrent les derniers massacres :

— C’est l’endroit le plus éloigné des portes, vous comprenez ?

— Oui. Il suffit d’un coup d’œil sur le plan.

— Sur le plan ! soupire René Leys. Il réalise sans doute que, s’il y a massacre, c’est à l’un des quatre angles qu’il tombera. Mais, lui-même, ne sait-il aucune « issue » ? Et comment, par avance, le tirer de là ? Sa place, loyalement, est bien là.

C’est avec un reposant plaisir que je le vois donc m’arriver un peu avant la nuit, la Grande Nuit. Malgré l’angoisse dynastique et les préparatifs, il consent à dîner avec moi, généreusement. Nous dînons ; lui, de grand appétit. C’est bien. Qu’il se prépare. On dessert. On s’étire. Le temps est dur en cet hiver. Il devra se couvrir. A-t-il sa fourrure ? Je sonne un boy pour l’habiller ici ; qu’il ne prenne pas froid avant l’heure ! — Et tout simplement j’ouvre la bouche pour lui réoffrir mes services, (surtout pour cette nuit-là !…). Il me prévient :

— Je ne sors pas.

Il s’installe, allongé, sur la même chaise dans le même confort, mais plus intime par huit mois de confidence, et l’enfermé de la maison d’hiver. Il ne sort pas. Il ne va pas au Palais. Je lui laisse entendre que sa présence ici, près de moi, me rassure. Il n’a rien à craindre en effet, malgré ses aventures policières, « sous les plis du drapeau d’étranger » battant à ma porte ; laquelle, ainsi que du sang de l’agneau protégeant du massacre, est marquée d’un vieux lampion tricolore ! Mais Elle ! Que lui a-t-elle dit, à sa dernière audience ? Depuis quand ne l’a-t-il pas revue ?

Il revient du songe familier, s’étire, et ne répond rien. Puis, brusquement :

— Et si… Elle venait vous demander asile cette nuit ?

Oh ! mais, voilà qui est bien. C’est si direct que je suis tenté de le prendre au mot. Qu’elle vienne… cette nuit… ce soir… maintenant… tout de suite. Viendra-t-elle seule ? Et le Régent, pourquoi pas ? Et… le petit Empereur ? Une maison européenne en quartier chinois est plus diplomatiquement discrète que le refuge en l’une des dix Légations Étrangères parmi lesquelles il faut officiellement choisir…

— Donc, nous L’attendons, ce soir ?

Il dit avec la même simplicité :

— Je venais m’assurer que tout était prêt pour La recevoir.

La recevoir ! Si vite… À la chinoise, « ma maison est bien peu grande, mais elle y sera la très bienvenue… » Enfin l’on va s’arranger. Mon premier boy arrange tout. D’abord, je cède ma chambre… Il devine mes combinaisons :

— Elle ne sera point ici avant la troisième veille. L’attaque du Palais commencera juste à la quatrième. (Il y a pour cela des raisons… stratégiques…)

Il est, comme toujours, très à propos, renseigné. La troisième veille, cela nous fait onze heures du soir. Il en est à peine huit. Oh ! en temps d’émeute, mon Impériale Invitée sera indulgente pour l’immonde petit ver à soie qui la recevra dans son abject cocon (style de politesse).

— D’ici là, mon cher, nous pouvons causer comme « autrefois ».

— Oui. Mais je dois recevoir un message d’Elle, qui me forcera à vous quitter un instant.

— Rien de plus logique. Vous serez libre, et c’est vous qui l’introduirez ici… (car nous avons pris, d’instinct, l’usage de nous servir à volonté, avec souplesse, du « toi » ou du « vous » selon les incidents, l’heure, et l’humeur, le sérieux ou la gaîté).

— Et ce message, sous forme de… Voulez-vous que je prévienne discrètement le portier ?

— Non. Sous forme d’un courrier de la P. S. qui demandera à me voir et me remettra un mouchoir de soie…

— Rose ?

Il prend un air offusqué tout d’un coup :

— Mais non. Jaune.

— Ah ! pardon. C’est vrai. J’oubliais. Ceci ne vient pas de Ts’ien men-waï.

Il paraît calme. Pourquoi ne le serais-je pas ? Ce soir, et depuis de longs soirs, il n’est plus possible de s’étendre sous le ciel… Il faut se confiner dans les chambres chaudes, et parfois, ouvrir grande la porte pour aspirer avec joie l’air glacé qui entre d’une seule haleine…

Est-ce cela seulement ? Les mots sortent avec difficulté, la confidence n’existe plus… Il s’efforce d’instinct, lui-même, de me ramener en arrière ; il me parle de sa concubine ! (et qu’en fera-t-on cette nuit !) de ses projets grandioses, « impérialissimes », quand les Ts’ing, « consolidés comme une valeur branlante et rematée », seront fixes après la crise. En vérité, en vérité, je me le dis : il parle comme il a toujours parlé depuis six mois. Mais j’avoue ne plus écouter du tout de même…

J’écoute ailleurs. Il m’a dit : « Avant la troisième veille, on me portera un message. » J’attends, bien plus que lui, le message. J’attends, — et il n’y a pas un souffle extérieur, — le message à travers l’air froid de la Grosse Cloche qui sonnera peut-être sa dernière battue, cette nuit ; et qui vient de nous dépêcher, à travers le ciel, le double coup de la Deuxième veille. J’attends. Lui, parle toujours.

Ce qu’il dit ne m’intéresse plus. Le doute a porté ses fruits. Qu’il parle de ceci ou non… Qu’il dise ceci ou cela… J’attends le fait, pris sur le fait, le grossier événement palpable que je toucherai de mes doigts, la plaie même, à travers sa poitrine et son cœur, où je mettrai le doigt. Mieux que le battement de la Cloche de Fer, j’écoute le tintement de garde de ma sonnette… l’arrivée du léger mouchoir de soie jaune… avant le coup de la Troisième veille.

La Troisième veille a frappé, là-bas. Et il me semble n’avoir rien entendu, lui, pourtant si près de moi. — Est-ce à moi à le mettre sur ses gardes ?

Aucun message n’a paru. Aucun tintement à ma porte. Aucun pas dans la ruelle dont le sol gelé serait un bon avertisseur… Il paraît écouter au dehors, puis se remet à parler. Il raconte à merveille, comme en ses meilleurs jours… Mais pour la première fois, aucun désir de noter, ni même de retenir ce qu’il me dit.

Les heures chinoises étant doubles des nôtres, un peu énervé, j’attends le coup de la veille Quatrième ; bien que non précédée du mouchoir, elle viendra, puisqu’il est ici, et qu’il ne marque aucun mouvement pour la joindre en cette nuit que j’ai décidée : tragique. D’ici là, qu’il parle encore ; j’ausculte, dans le silence plus grand que ses paroles, la sourde et claire nuit d’hiver, j’épie plus loin que sa voix le coup de la cloche qui me dise mécaniquement, péremptoirement, si ce soir Elle est fidèle ou non ; si lui, que j’ai appelé mon ami, est digne d’amitié, oui ou non…

J’attends…

— La cloche. Quatrième veille.

Je laisse le son retomber. J’écoute un instant de plus. Je lui fais grâce d’un peu de silence. Rien. Ma porte reste fermée. Il a menti. Ce qu’il m’a prédit et promis n’arrive pas. Tout ce qu’il m’a raconté serait-il vrai ou faux ?… À mon tour, en confidence inverse, de reprendre son histoire, ou ses histoires…

Mais il est chez moi ; il est mon hôte. Même les anthropophages respectent leurs hôtes ou les cuisinent avant de les dévorer… Je change de jeu, et, sur le ton coutumier que l’on m’assure plein de politesse insolente, je l’interpelle :

— Dites donc, René Leys, vous n’avez pas l’air de savoir l’heure ?

Aucune réponse. Je poursuis :

— Nous devions recevoir : à neuf heures, la visite d’un mouchoir jaune ; à onze heures, sa visite, à Elle, l’Autre, la Première… Il est exactement onze heures cinq.

Il ne dit rien. Je poursuis :

— Vous m’aviez demandé autrefois si vous pouviez compter sur moi ?

Ceci le réveille, le redresse : il n’hésite pas :

— Oh ! oui. Je voulais pouvoir compter sur vous !

— Bien. Comme ami ?

— Oh ! oui, comme ami.

— Alors, laissez-moi vous faire, à mon tour, des confidences… amicales… Laisse-moi te dire que… je ne comprends plus rien aux histoires que tu me racontes ; je n’en crois plus un mot ; et au lieu de m’en plaindre à Jarignoux qui s’est plaint à moi de t’avoir prêté… cinq francs, je préfère te parler carrément… cette nuit où nous avons désormais tout notre temps libre…

— Bien. Parlons…

— Il commence à faire chaud et lourd dans la maison. Sortons. Nous serons plus libres dehors.

Il est debout… Il me précède. Je l’arrête :

— Et si tout à fait par hasard Elle venait et ne trouvait personne ?

— Qui ça ?

— Elle ?

Il dit avec un grand soupir mécanique :

— C’est fini maintenant !

Nous allons dans la ruelle, sous la fraîche douche de lune, pluie éblouissante dans le Ciel lucide du Pei-king d’hiver. C’est un clair pénétrant. Des ombres violettes. « On lirait un journal cette nuit… » Va-t-on lire des choses moins imprimées ? moins quotidiennes ? Cette lumière fouille les recoins et bleuit jusqu’aux tas d’ordures… Va-t-on voir des joyaux que le grand soleil ou l’ombre n’ont pas encore décelés ?

Mais qu’il fait froid ! René Leys n’a point songé, dans sa hâte à sortir, qu’on ne sort plus sans fourrure. Il tremble dans un pardessus mince. Et la lumière est spécialement blême sur son visage. On ne voit plus que ses yeux agrandis que cette lumière ne pénètre pas… Remarque faite au hasard… Et son air d’angoisse véritable. Sentiments ! Reflets ! Ne jouons plus, ou enfin jouons plus serré. Tant pis si je suis dur :

— Avant de faire un pas de plus, j’ai besoin de savoir trois choses. Si je me trompe tout à fait, tu arrêteras mes questions. Si elles te déplaisent, tu auras le droit de te taire. Si je tombe juste, tu répondras. Convenu ?

Il fait signe que nous sommes d’accord.

— Première question : comment es-tu devenu l’ami et le familier de l’Autre… pas Elle… Lui, pas le Régent, — l’Autre ?… Enfin, par où es-tu entré pour la première fois au Palais ?

Pas de réponse. Bien.

— Seconde question. Quelle somme exacte as-tu payée pour entrer… à l’intérieur de l’intérieur du Dedans, chez Elle. Où est le reçu du prix de passe ?

— Je… il fait un effort… Je l’ai… perdu.

C’est exact. C’est moi qui le possède et ne m’en dessaisirai pas.

— Troisième question : oui ou non, as-tu couché avec l’Impératrice ?

J’ai employé à dessein le verbe neutre activé d’un adverbe qui porte son sens à l’extrême… ceci afin de provoquer coûte que coûte une réponse, au besoin même un déni formel…

Il me regarde, et simplement, fermement :

— Oui. J’ai couché avec Elle.

Moi, de même, simplement, fermement :

— La preuve ?

Lui, d’un grand naturel :

— La preuve ?… L’enfant.

— Ah !

— Et c’est un garçon. Le grand eunuque Ma me l’avait annoncé par téléphone il y a huit jours, presque à la minute de sa naissance, au bureau central de la P. S. Je ne l’ai pas vu. Il me ressemble… Il a un nez européen.

Qu’il est gênant avec sa réponse à tout ! Je commence à le trouver déplacé :

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

Il ne comprend pas. Il hésite. Je dois lui expliquer : un homme qui a femme et enfant, loin de son ménage, dans cette nuit où « les siens » doivent peu dormir ?

Il en convient :

— Oui, tu as raison… Je devrais être là-bas. Dedans. Et il me regarde avec une telle gravité, d’un incomparable aveu sous le ciel impitoyable que j’hésite et j’ai peur de la gravité et du profond de ce regard… Je tempère : je console :

— Oh ! rien n’arrivera de ce que l’on avait craint, cette nuit… C’est toujours comme ça, dans la Chine… L’abdication va se traiter à l’amiable… C’est peut-être déjà fait… Il est tard. Et le Palais n’a vraiment plus le temps de brûler cette nuit… Et puis les vents ne sont pas au massacre… Cependant j’ai un conseil à te donner… C’est d’avoir moins peur des puits, de laisser claquer des bombes chimiques qui ne font de mal qu’à leurs émissaires, et de veiller un peu plus, pour ta sécurité personnelle, sur un danger culinaire que tu m’as l’air d’ignorer tout à fait… dont tu ne m’as jamais parlé, et qui est pourtant d’un emploi… historique, en Chine.

Il écoute avec un sérieux tel que je voudrais me taire, tout d’un coup… Mais le sérieux est vraiment trop déplacé. Tant pis :

— As-tu songé dans « tes histoires », au poison ?

Il prend un temps pour répondre avec calme :

— Non. C’est vrai. J’y songerai. Merci de m’y avoir fait penser.

Il s’en revient avec moi, d’un pas de promenade accomplie ; il s’en revient, paisiblement, un peu lâchement, se réfugier chez moi dans cette nuit que lui-même m’a peinte comme décisive… Je le quitte avec une nouvelle mauvaise humeur, humilié de recevoir un tel hôte en un tel moment.