René Leys/37

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G. Crès (p. 244-245).

19 novembre 1911. — Ce matin ressemble à tous les matins de l’hiver… Rien ne s’est passé durant la nuit. Rien ne s’est fait. Pei-king, pour la première fois, m’a déçu : Pei-king et pas même les portes extérieures : Pei-king n’a pas brûlé tette nuit.

Faut-il croire à tant de bassesse ? L’abdication, le passage, la transmission des pouvoirs du Ciel se font-ils donc avec tant de complaisance aux pouvoirs de la terre ? Le Petit Empereur véridique, la main conduite par les doigts mous et gras du Régent, a « laissé tomber de son pinceau » le geste qui confère, au Dictateur, à Yuan Che-k’aï, tout pouvoir pour le Bonheur du Peuple et le soin de la santé de l’Empire… Après quoi, chacun sans doute est rentré dans ses appartements. Chacun dort paisiblement.

Il est peut-être indiscret ou maladroit de se réveiller à cette heure… historique pourtant. Et d’être soudain tout aussi lucide que le « grand ciel sec de l’hiver ». Je me réveille de très loin. Pour la première fois, ce jour n’est pas ce que j’attendais. Pei-king n’est plus l’habitat de mes rêves. Et ma mauvaise humeur envahissant et assiégeant le Palais même, j’en arrive à douter de mon désir d’y avoir jamais désiré entrer !

Comme après une nuit trop ivre de mauvais champagne belge, j’ai la bouche — et surtout les idées — mauvaises. Je voudrais avoir très mal à la tête, un prétexte à ce nauséeux état de mes idées… J’écris ceci d’une plume grinchue, et sans risquer une enquête politique, aujourd’hui, je me recouche une dernière fois dans l’aube de Pei-king. Ce soir ou demain, je bouclerai mes malles.

Et d’un geste inconscient, relisant le seul premier feuillet du manuscrit, je souligne ces mots : « Je ne saurai rien de plus… je me retire… »

Et j’ajoute d’une toute autre écriture :

… et ne veux savoir rien de plus.