René Leys/38

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G. Crès (p. 246-253).

20 novembre 1911. — Pour la régularité de mes comptes, je suis allé tout au nord de la Ville Tartare payer à Maître Wang sa dernière mensualité. Il l’a reçue avec une reconnaissance étonnée. Depuis qu’il m’avait demandé asile chez moi, il se considérait, ai-je compris, comme mon locataire moral… et c’est lui… qui aurait dû…

J’arrête cette effusion de politesse en lui avouant que je vais quitter avant peu ma maison du « coin sud-est » et sans doute la capitale, et rentrer dans mon « royaume »… mais je ne veux pas le laisser sans refuge Européen, s’il a de nouveau besoin d’asile ; une carte de moi, que j’ajoute à sa collection, lui ouvrira les portes de France à l’adresse bien connue de sa Légation.

À ma grande surprise, il accepte la carte et le refuge. Tout est calme maintenant et « les affaires » vont reprendre. Le décret d’abdication a paru dans les journaux d’hier au soir.

Je n’ai donc plus qu’à prendre congé de mon professeur, avec qui je suis en règle, et, bénéficiant autant que possible de ses leçons à tenter de traduire, sans ironie déplacée, le décret impérial dont le texte est dans toutes les mains, pour « un cuivre » — le prix d’une tranche de pastèque, déjà sucée au marché !

Et vraiment je n’ai plus dans ce quartier que je quitte — car ma résolution est vraiment bien prise, et mon déménageur déjà requis, — je n’ai plus qu’un seul devoir à accomplir : prendre congé du voisin Jarignoux. À défaut de Princes du Sang, ce vendeur de son sang Européen me livrera peut-être la raison marchande de cet épilogue, sans doute payé : l’abdication, le désistement sans bruit…

Au moment où je tinte à sa porte, il en sort, et s’exclame :

— Tiens ! justement j’allais chez vous ! Vous… vous ne savez pas ce qui vient d’arriver ?

— Non. Il n’est rien arrivé du tout !

— Oh ! ce pauvre monsieur Leys !

Je sais. Je sais d’avance. Monsieur Leys, deux fois marié, doit être déjà deux fois cocu.

— Mais ce n’est pas du père dont je vous parle ; ce pauvre monsieur René…

— Eh bien ?

— Ce petit, qui était tout le temps chez vous… On l’a trouvé mort ce matin.

Oh ! la belle histoire ! une de plus à toutes celles qu’il m’a déjà si bien contées…

Jarignoux attend évidemment quelque réponse. Le moment est doux pour plaisanter enfin :

— Dites-moi, Monsieur Jarignoux, c’est bien René Leys lui-même qui vous a chargé de m’informer de sa mort ?

— Hein ? répond l’autre qui n’a plus sa figure d’imbécile à tout faire et m’exaspère en prenant le masque du « brave homme ».

— Oui : c’est René Leys qui vous a raconté ça ? (Où est-il ? Voilà deux nuits qu’il ne découche plus de chez moi…)

Jarignoux, hébété de ma réponse, ne peut que bégayer :

— Mais puisque je viens de le trouver sur son lit, chez lui… Allez-y voir, vous qui le connaissez !

Et le brave homme, tout ému, ajoute qu’il a reçu ce matin vers huit heures la visite du boy de René Leys qui trouvait que « la maladie de son maître » durait plus longtemps que d’habitude aujourd’hui…

La « maladie » ! René Leys est en syncope. L’absence d’émotions attendues, peut-être !

Ou peut-être ai-je été un peu dur, l’autre jour, avec mon questionnaire en trois points. Il s’est endormi, pour un peu trop longtemps… Il abuse… Je lui dois bien d’aller le réveiller !

Même soir. — J’y suis allé. J’en reviens. René Leys ne s’est pas réveillé. Pour la première fois, Jarignoux avait raison : René Leys est mort. Cette matinée dans cet horrible Pei-king, déjà presque en république, dans ce ciel révolutionnaire… ne peut s’oublier. Son boy, plus blême que lui, — craindrait-il qu’on l’accusât de quelque chose ? — pleurait comme un chien sentimental. — La maison était ouverte et sans aucune garde. Le boy devait savoir à quoi s’en tenir, car il n’a pas imploré mon savoir Européen pour guérir son maître, et il semble lui avoir épargné les habituels remèdes chinois de la dernière heure… pointes enfoncées un peu partout…

Le visage de René Leys était exactement celui de ses grandes syncopes… dont celle-ci est la quatrième : un beau visage fixé, reposé, qui a fini de se tendre vers le but en action, quel que soit le but ; — les yeux étaient grand ouverts, avec, plus que jamais, et pour toujours, cet étrange envahissement de tout l’iris par le sombre de la prunelle… Je n’ai pas fermé ces yeux qui jouaient leur rôle charmeur jusqu’au bout dans le charme indécomposable de ce visage. — Je l’ai déshabillé pour me rendre compte, avant que les médecins n’interviennent, de la cause de sa mort : René Leys est véritablement « mort empoisonné », puisque je n’ai trouvé aucune trace de blessure… Le dessin de son corps m’a surpris : tant de force en tant de souplesse ! une parfaite élégance symétrique… à suivre le contour de ses reins et de ses cuisses, j’ai compris comment il se liait à son cheval fou, et le geste même détendu de ses bras m’a fait voir comment il aurait dompté les femmes s’il avait vécu ! Juste assez brun pour n’être pas traité de « blanc » par les Jaunes… Et un dépoli de la peau déjà froide très semblable au toucher délicat de l’épiderme chinois…

Donc, sans blessure, et déjà froid, René Leys est mort, peu de temps après m’avoir quitté, avant-hier. Mais, de quel poison ?

Si je posais ce doute, les médecins exigeraient l’autopsie. L’analyse intestinale… la profanation de ce beau corps que je revêts et recouvre… Je ne poserai point ce doute ; je veux cependant, non pas en médecin, mais en homme, je veux savoir à quoi la mort est due.

Jusqu’ici, de tout ce qui précède, un seul fait est certain. René Leys est mort et point de mort naturelle, qui, d’ailleurs, pour les bons taoïstes, n’existe pas. Quand on a vécu près de lui à grande allure, à grande action, on sent que ses organes étaient bons. — Et l’on pourrait conclure : empoisonné par ses confrères, ses compétiteurs… ses rivaux… Mais je sais bien que les Chinois évitent le poison rapide, aussi dangereux pour le cuisinier que pour sa victime, et s’adressent toujours aux poisons lents qu’ils manient avec sécurité.

Alors, est-il mort empoisonné… par Lui ?

Mais pourquoi ? C’est vrai, ses « affaires dynastiques » allaient depuis quelque temps assez mal. L’abdication… Mais elle a dû être payée… Et il avait « tout perdu » dans la faillite de sa banque. Mais, à dix-sept ans ! Car depuis que je le connais voici tout juste dix mois ! il n’a même pas changé le chiffre de ses années ! tant de choses en si peu de jours !

Et il avait eu ce geste et ce mot : « Tout est à recommencer ! » Il était de force à le faire : même si la fortune mandchoue tombait à plat, et il était de jeunesse à retailler entièrement la sienne dans les « milieux Européens »… cette prodigieuse facilité d’assimilation… son don des langues : parlant anglais, pékinois, shanghaïen, cantonais et pidgin à volonté… En quelques autres mois, sur ma recommandation, il pouvait entrer dans une banque, même honorable… et pour un fils d’épicier, — n’oublions pas, — se créer sa situation. Pourquoi ne s’est-il pas ouvert à moi ? Je l’aurais certainement tiré de là !

Alors, il s’est empoisonné : par dépit d’amour ? Il n’a jamais été très amoureux. Que faisait-il loin d’Elle, durant la nuit qui devait être la Grande Nuit Tragique !

C’est pourtant au lendemain même de cette nuit qu’il est mort. Au lendemain du moment où j’ai, pour la première fois, douté de lui ; où je l’ai mis en cause, directement… où j’ai failli ne pas le croire… où il a vu ses « histoires », sa merveilleuse histoire contestée… sa parole mise en doute !

Dans ce cas, il aurait fait usage de « feuilles d’or », mort impériale… et tout à fait de la couleur de ses récits… La feuille d’or, image et symbole, qui seule ne pourrait tuer, malgré toutes les explications qu’on en donne, mais enrobe l’opium… Il méprisait l’opium.

De ce doute, — s’il avait laissé quelque testament, quelque histoire écrite… Mais il n’y a pas un meuble — que ce petit lit mince, dans l’ancien logis de son père. Et il se méfiait de ce logis ouvert à tous les marchands…

Rien non plus, chez moi, sauf deux lettres, déjà transcrites…

Et cet énigmatique reçu « de la première nuit d’amour au palais » — qu’il croyait perdu… sans que je l’eusse détrompé. J’ai déjà tenté de le déchiffrer. Mais suis-je mauvais élève, ou le devoir trop dur ? Ces caractères représentent des objets redoutables : des couteaux, une lance à croc ; des yeux en long ou dressés en hauteur, des fleurs, des dents de rat, des femmes se cachant le ventre, des puits, des creux, des tombes, des trous lutés d’un couvercle… un fourneau magique… une bouche vide… un bateau… De tout cela, qu’est-ce qui exprime ce thème… « Première nuit d’amour au Palais » ?

Faut-il faire traduire ? Si c’est faux, et peut-être un compte de maison, quel ridicule sur moi ! Si vraiment il s’agit de… cela, quelle trahison pour lui qui ne peut plus s’en défendre… et ne peut plus s’en expliquer !..

Ou simplement : ce papier ne serait-il pas écrit de ses mains ? car la calligraphie n’était qu’un jeu dans ses étonnantes aptitudes…

Et je reviens, et je me retrouve face à face avec mon seul témoin valable : ce manuscrit, — dont j’aurais voulu « faire un livre », voici dix mois ; et que je regarde avec une défiance lourde de tout ce qu’il contient. Je me souviens qu’il n’en ignorait pas l’existence : lui-même m’avait prié de le continuer avec soin. C’est avec son gré, dédié à sa mémoire, que je le rouvre et pour la première fois le relis d’un bout à l’autre…