Restaurateurs et Restaurés/05

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A. Le Chevalier (p. 68-77).


LES PETITES BOURSES.


À PRIX FIXE.


Ire catégorie des petites bourses.



On s’est souvent demandé ce que peuvent gagner les restaurants à trente-deux sous, qui vous donnent un potage, trois plats au choix, un dessert, une demi-bouteille et pain à discrétion.

Faisons le compte.

Le potage ! — Euh ! euh ! il nous serait assez difficile de définir ce que c’est. Sur vingt clients qui demandent un potage, quinze au moins s’arrêtent après la première cuillerée… sans se plaindre pourtant, car ils trouvent eux-mêmes cette excuse : « Pour le prix du dîner, on ne peut me fournir un consommé ! » — Ces potages inachevés retournent à la cuisine, où ils sont reversés dans la marmite. En tenant compte aussi des dîneurs qui ne prennent jamais de soupe, soixante potages peuvent donc suffire pour deux cents dîners. Généralement, ce sont soupes maigres… Admettons même le potage gras, si vous le voulez, mais fouillons la marmite, et nous y trouverons un composé de gélatine, d’os (quelquefois de seconde main), et de très-basse viande en fort petite quantité. — Le tout peut s’évaluer à une valeur de 16 francs. — Nous avons dit que, par le revidage, cette marmite de soixante potages suffisait à deux cents dîners ; soyons généreux, réduisons le nombre à cent vingt, et nous trouvons que le potage ne revient pas à 15 centimes.

Trois plats au choix. — La bête noire du restaurant à prix fixe est le client qui choisit trois plats de viande ! Voyons ou nous conduit cet abus de la liberté.

Les bouchers des quartiers riches, dont la clientèle prend seulement les beaux morceaux, ont une surabondance de basse viande qu’ils cèdent à leurs confrères des quartiers moins fortunés. C’est à ces derniers que s’adressent les établissements à prix fixe.

Si les hautes cuisines, comme nous l’avons écrit, obtiennent par traité une forte réduction sur le prix des morceaux de choix, le prix fixe jouit du même privilége pour la viande de deuxième qualité, qu’il paye de 1 fr. 35 c. à 1 fr. 60 le kilo. — On connaît assez la grosseur des portions (!) pour que nous paraissions modestes en disant qu’on tire au moins huit portions d’un kilo, ce qui met le plat à 26 centimes. — Trois plats, 78 centimes !!! Énorme ! Aussi répétons-nous que le client aux trois plats de viande est maudit par l’établissement.

Poisson. — Le poisson est ordinairement de la menue marée… quand elle est abondante, bien entendu ; sans quoi, on s’en tire, auprès du client qui exige un merlan, par cette phrase : « On vient de servir le dernier ! » Mais si la menue marée affluait hier, vous en aurez aujourd’hui… Dame ! le merlan sera un peu friable ou la raie piquera un tantinet… N’y regardez pas de trop près ; grâce à la sauce provençale, l’ail fera disparaître ces défauts.

(Conseil utile : Vous qui avez la manie de manger frais, dans tout restaurant de n’importe quelle catégorie, méfiez-vous toujours d’un plat accommodé à la provençale.)

Oui, vous trouverez aussi le turbot, la barbue, le saumon, — cette aristocratie de la marée ; mais soyez certains que ces poissons abondaient avant-hier. C’est du quatrième choix qui s’impatientait.

Dans de pareilles conditions, estimons à 25 centimes les portions… et quelles portions ! une puce resterait sur sa faim.

Gibier. — Le gibier massacré par le fusil et gâté par le sang extravasé ; celui qu’un maladroit emballage au foin (au lieu de paille) a altéré ; cet autre qu’un trop long voyage ou le séjour prolongé à la halle a compromis : voilà le gibier en question.

Un dessert. — Qu’est-ce que le dessert ? Une pomme à bateau, huit pruneaux, un clou de Brie ; tout cela vaut-il bien un sou ?

Prenons un dîneur exigeant qui demande une meringue. (!) — La meringue sort de la fabrique des biscuits et des macarons de foire. — 65 centimes la douzaine de coquilles. — On vous sert une coquille… avec la crème, le coût est de 7 centimes.

La carte vous dit « Un dessert ou un verre de liqueur. » Examinons encore. — La maison à prix fixe paye la qualité d’eau-de-vie qu’elle emploie à raison de 17 ou 18 fr. la velte contenant 7 litres 1/3 ; on la réduit par l’eau d’un sixième pour l’amener à 17 degrés, et, comme on tire 36 petits verres au litre, faites le calcul, et vous trouverez que le petit verre revient à 6 centimes.

Une demi-bouteille. Ce vin, tout entré, se paye à 120 fr. la pièce de 300 bouteilles, — après le baptême, 350 bouteilles ; et comme la demi-bouteille n’est pas absolument de mesure, on arrive à tirer 800 demi-bouteilles à la pièce… ce qui les met à 15 centimes.

Pain à discrétion — Ah ! il y a des gaillards qui tombent sur le pain ; mais il est aussi des dîneurs qui y touchent peu. La compensation nous donne 10 centimes.

Maintenant additionnons :

Pain ... 0.10  
Vin ... 0.15
Plat ... 0.26 Trois plats de viande,
le vorace !!!
Plat ... 0.26
Plat ... 0.26
Dessert .. 0.06
1.09

Déduisez la moitié des 51 centimes qui restent pour les frais de loyer, gaz, matériel, etc., et vous découvrirez un bénéfice de 25 centimes par couvert.

Notez maintenant que nous venons de calculer sur ce prix de trente-deux sous, jadis fixé par ces maisons qui s’intitulent aujourd’hui LES DÎNERS À DEUX FRANCS.

Il n’y a que le prix de changé.

Admettez les vivres d’une qualité supérieure, et vous connaîtrez les maisons des dîners à quatre francs.

Supposez, au contraire, les comestibles d’un degré inférieur, et vous tomberez dans les établissements à vingt et un sous.