Restaurateurs et Restaurés/10

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A. Le Chevalier (p. 108-113).


L’ARLEQUIN.



Nous sommes bien loin des grandes cuisines ! Nous ne trouvons même plus ici la fourchette en fer.

On mange debout, en plein air, sur le pouce, et la poche contient juste les quelques sous qui doivent payer les étranges aliments de la présente classe de mangeurs.

Ce n’est plus la saucisse ou la grillade qui crépite sur la poêle ambulante de la marchande ; ce ne sont pas ces petits poissons et ces pommes de terre qui se dorent dans la friture de la débitante du coin. Tout cela est encore bon et sain… et nous n’en donnerons d’autre preuve que la façon remarquable dont a profité une de nos plus joyeuses actrices. Mlle  Boisgontier a été élevée à la pomme de terre frite par sa mère, la méridionale friturière du marché Saint-Germain.

Nous sommes à cette heure devant ces plats étranges, mystérieux amalgames de morceaux si divers qu’on leur a donné le nom d’arlequins.

Vous rappelez-vous ces restes achetés aux restaurants, qu’on triait avec soin pour en tirer les meilleurs morceaux, qu’on revendait sous le nom de bijoux ?

L’arlequin est composé du reste de ces restes ! — Têtes de poissons, os de côtelettes, bouts de gigots, fragments de pâtisseries, tout cela est pêle-mêle, imprégné de vingt sauces différentes, déjà vieux de quatre ou cinq jours et attendant la pratique à certain coin des Halles centrales. Encore, en cet endroit, ces détritus sont au moins sous l’œil de l’autorité, qui les fait retirer de la vente avant qu’ils soient entièrement corrompus. — Mais ne craignez rien, ces restes condamnés par l’inspecteur ne sont pas encore perdus. Ils disparaissent pour aller dans les faubourgs, loin de la surveillance de l’autorité, approvisionner la cuisine de bouges épouvantables où se repaît la misère. — Ces établissements des faubourgs sont le pis-aller des houillers.

Connaissez-vous les houillers ? Non.

Ce que les restaurants à bas prix-fixe ont refusé de prendre au Marché à la volaille est acheté par le houiller. Vous jugez déjà la marchandise. Pour quelques sous, il a eu la préférence sur la voirie.

Le houiller devient alors ce paysan qui vous aborde dans la rue et sous les portes, pour vous proposer, avec des airs mystérieux, du gibier à bon marché. Sa marchandise est soigneusement empaquetée, « pour ne pas attirer l’attention de la police, » vous dit le prétendu braconnier. — Le bas prix vous décide, il vous passe le paquet… et vous rapportez la peste au logis.

Lorsque le houiller a promené infructueusement durant huit jours ce gibier, déjà gâté quand il l’acheta, il s’en défait alors dans les gargotes des faubourgs, et laisse à cinq ou six sous le lièvre qu’il avait payé quinze sous. — Ces prix seuls ont leur éloquence.

Un autre fait fera mieux connaître encore ce qu’on donne à manger au pauvre dans les faubourgs.

Il y a quelques années, le service de salubrité des Halles faisait enlever le poisson gâté dans des voitures qu’on allait vider aux dépotoirs de La Villette. — Un beau jour on arrêta des gens qui, depuis des années, venaient, après le départ des voitures, repêcher le poisson dans cet étrange liquide et le revendaient aux barrières.

Rien à ajouter après ce détail.