Restons chez nous !/Chapitre II

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 15-23).

II



JACQUES Pelletier, le père de Paul, était, il y a dix ans de l’époque où se passe notre récit, un des plus riches cultivateurs de la belle paroisse de la Malbaie. Descendant des anciens pionniers qui immigrèrent des vieilles provinces de France sur les bords du Saint-Laurent, il avait du sang de colon dans les veines ; avant tout, il était agriculteur et appartenait à cette classe des amants de la terre, qu’ils travaillent toute leur vie, sur laquelle ils vivent heureux et espèrent mourir…

Celui-là est heureux, en effet, qui n’a d’autre souci que de demander à la terre, les fruits qu’elle lui donne avec tant de prodigalité. Il est heureux au-delà de toute expression le cultivateur qui, le matin, à la première lueur du jour, quand le crépuscule s’est enfui, avec les vapeurs de la nuit, et que la nature, la grande et poétique nature champêtre, se montre dans sa riche toilette du matin, s’en va, droit devant lui, en foulant l’herbe fraîche des champs, vers le lieu du labeur ; ou bien qui, le soir, quand la même nature, si animée le matin, se voile tout à coup d’un agreste mystère, regarde derrière lui le travail accompli, et rentre sous le toit rustique où l’attendent un essaim de petits enfants aux joues vermeilles, aux naïves gaietés, et une femme vive, souriante, à la démarche dégagée, qui lui demande : Es-tu fatigué, mon homme ?…

Héritier de la terre défrichée et colonisée par son vieux père, Jacques Pelletier, depuis qu’il en était le propriétaire, n’avait cessé de l’ensemencer, de la transformer et de l’embellir. Il était devenu bel et bien le roi de son domaine. Grâce à cette énergie et à cette forte dose de sens commun, dont jouissent pour la plupart, les fils de la terre et qui les font si pratiques en toutes choses, il finit par acquérir une honnête aisance, qu’il partagea avec sa femme et les trois enfants que Dieu lui avait donnés… De ces trois enfants, deux, les deux aînés, lui furent enlevés par la mort, dans un âge où ils commençaient à l’aider un peu. Ce fut une de ses plus rudes épreuves, qu’il supporta, du reste, en bon chrétien.

Sur Paul reposèrent maintenant toutes ses espérances.

Lorsque les deux aînés vivaient encore, Paul, qui était très intelligent, avait été remarqué par le curé de la paroisse qui conseilla fortement à son père de l’envoyer au séminaire où il ne manquerait certainement pas de se faire remarquer par ses talents. Le père céda assez facilement ; on espérait en faire un prêtre. Mais, à peine au séminaire, le malheureux Paul ne se fit remarquer que par son indiscipline et son amour effréné de la liberté. Finalement, après trois ans passés à courir les corridors, il revint au bercail et quitta la plume pour les mancherons de la charrue. Le père, à vrai dire, n’en fut que médiocrement fâché ; il avait besoin de tout l’aide possible…

Nous l’avons dit, Jacques Pelletier était un colon dans toute la force du mot. Il avait soif, pour ainsi dire, de défricher et d’agrandir sa terre, même de fonder des villages, des paroisses, et il ne cessait de répéter à ceux qui voulaient l’entendre, aux jeunes gens surtout : « Sur les terres nouvelles est l’avenir de la jeunesse du pays. Éloignez-vous des anciennes paroisses où le sol est épuisé ; allez remuer dans nos cantons une terre neuve qui va rendre au centuple le prix de vos labeurs ; mais, pour l’amour de Dieu ! n’allez pas affliger notre pays en donnant à l’étranger l’exubérance de vos jeunes années… Enfants, suivez la profession de vos pères ; ne rougissez pas de mettre la main à la charrue. Cette profession est noble parce qu’elle est aussi ancienne que la créature. Rien n’est meilleur que l’agriculture, rien n’est plus beau, rien n’est plus digne d’un homme libre. Elle suffit amplement aux besoins de notre vie. Toutes les autres professions, mes enfants, ne sont que secondaires ; l’homme n’en aurait pas besoin s’il était toujours resté simple dans ses goûts, modéré dans ses habitudes, sage, juste et en paix avec lui-même. Honneur au paysan ! s’écriait-il avec enthousiasme, honneur au pionnier ! »

Et, lorsque Jacques Pelletier jetait un coup d’œil sur la carte de son pays et qu’il mesurait l’étendue des terres incultes qui pouvaient, une fois défrichées, fournir l’aisance à des milliers de bras, il soupirait et se demandait pourquoi les gouvernements ne facilitaient pas davantage le défrichement du sol : « la colonisation de nos terres, disait-il, provoque une augmentation de la population ; c’est à la fois favoriser l’immigration étrangère et retenir nos enfants au pays. »

« Retenir nos enfants au pays ! » il en revenait toujours là ; comme tous ceux, d’ailleurs, qui aiment la terre, c’était son thème favori. Pauvre père, aujourd’hui il lutte contre l’engouement de son temps ; demain, ce sera contre son fils, contre son cher Paul, qu’il sortira ses grands et solides arguments !…

Jacques Pelletier était donc parfaitement heureux en son vieux domaine de la Malbaie, au bord du grand fleuve. Mais, parfois, de sombres pensées, comme d’inquiétants pressentiments, venaient l’assaillir quand, le soir, assis sur le seuil de sa porte, il humait à pleins poumons l’air embaumé, après les rudes labeurs de la journée.

Ces pressentiments mentaient-ils ? Vraiment il faut croire que non, puisque, brusquement, il se fit une déchirure, cruelle, inoubliable, dans ce ciel si pur d’une existence si calme…

On était à la fin de septembre ; les foins étaient rentrés depuis longtemps et la moisson était finie. Un soir, sur le coup de minuit, alors qu’il faisait au dehors une de ces tempêtes de nord-est, si particulièrement redoutables et tristes sur les bords du Saint-Laurent, un voisin, qui revenait de veiller, se précipita dans la porte de la maison de Pelletier en criant le sinistre : au feu ! En un instant, tout le monde qui dormait paisiblement, fut sur pied. Nous renonçons à décrire la scène de consternation qui suivit.

On ne sortit de la maison qu’avec les plus grandes difficultés, chacun emportant une pièce de ménage à laquelle il tenait le plus.

Pour comble de malheur, comme le vent soufflait en bourrasques, une étincelle, échappée du foyer de l’incendie, tomba sur la grange, éloignée de quelques pas de la maison seulement et remplie de toute la moisson de la saison. Impossible de rien sauver sans eau et avec cette rage de vent.

Tout fut détruit : maison, grange, écurie, chevaux, porcs, bêtes à cornes et moutons. En une heure, l’œuvre de toute une génération de travailleurs venait de s’effondrer…

Jacques Pelletier fut atterré par ce désastre subit, imprévu, auquel il n’aurait même jamais pensé. C’en était assez, vraiment. Tout à l’heure, riche cultivateur, il est obligé de demander aux voisins, à présent, l’hospitalité pour lui et sa famille.

Les paysans canadiens sont charitables et s’oublient volontiers pour secourir un frère dans la misère. Les voisins de Jacques Pelletier furent sublimes de dévouement et de charité. Dès le lendemain de l’incendie, ils dirent à Jacques : « Nous voici ; nous allons t’aider à reconstruire ta maison et ta grange. Faisons une « corvée » et, dans quelques jours, tu seras logé comme auparavant. »

C’est une vieille coutume de nos colons de s’entr’aider les uns les autres. Le colon est pauvre : quand une fois il a choisi son lot, il songe, avant tout, à son abri, mais il est seul et il ne peut pas payer des ouvriers. Un peu d’aide le sauverait ; il s’en va donc trouver les voisins, qui sont à deux ou trois milles, quelquefois, et il leur dit : « Je viens m’établir parmi vous, mais je n’ai rien ; vous n’aviez rien non plus quand vous êtes arrivés. Il me faut une maison ; venez m’aider à la construire. » Et les voisins prennent rendez-vous, réunissent leurs forces et en quelques jours le « log house » est construit.

Jacques Pelletier sut gré à ses voisins de leur bon cœur, mais il refusa.

L’étonnement fut général. Il devint à son comble quand on apprit, quelques jours après, que Jacques venait de mettre sa terre en vente.

D’aucuns, les vieux, ne le crurent pas. Mais il fallut bien se rendre à l’évidence quand un jour on vit arriver Jacques accompagné du notaire du village et suivi d’un tiers qui devait être sans doute le nouveau propriétaire.

Les vieux routiniers de la terre, les voisins de Jacques Pelletier, qui ne connaissaient pas le pays au-delà de la ligne seigneuriale de leur paroisse, ne savaient trop quoi penser des agissements de leur vieil ami. Où allait-il, qu’allait-il faire ?…

Mais Jacques Pelletier avait son idée. Depuis longtemps il caressait un rêve qu’il eût bien voulu voir réaliser. Malgré le bonheur qu’il pouvait goûter sur sa terre toute faite, il rêvait d’ouvrir là-bas, dans la forêt, une autre terre qui serait le commencement d’un village, d’une paroisse et parfois dans son beau rêve, où son fils et lui jouaient de la cognée à qui mieux mieux, il voyait les feuillages tomber avec des branches sèches, les futaies se briser, et la forêt, refuge séculaire de myriades d’oiseaux et de bêtes sauvages, reculer, reculer comme par enchantement, devant sa persévérance de défricheur obstiné qui s’entête… Il se voit seul au milieu d’arbres géants, possesseurs antiques du sol, masse à la fois passive et vivante qui l’écrase et semble le défier… Il commence l’énorme besogne et bientôt une échancrure se fait dans la masse feuillue, la lisière recule et il a gagné la bataille…

Le rêve de Jacques Pelletier menaçait de n’être toujours qu’un rêve, quand l’incendie, qui venait de le mettre quasi sur le chemin, lui et les siens, se chargea de le réaliser.

Et voilà pourquoi il ne désespéra pas, soutenu par les joyeuses éventualités qu’éveillaient en lui ses futurs projets…

Pelletier passa néanmoins l’hiver encore dans sa vieille paroisse, chez un voisin qui lui avait loué une rallonge de sa maison… Et un beau matin du printemps suivant, après avoir dûment fait ses adieux à tous les vieux copains de la paroisse, il partit avec sa femme et Paul. Ils emmenaient avec eux un cheval, une méchante charrette et le peu de ménage qu’ils avaient sauvé de l’incendie de l’automne précédent ; en outre, détail important pour un colon, Pelletier avait, dans sa poche, bien pliés, de beaux billets de banques, prix de la pauvre terre paternelle qu’il ne reverrait peut-être jamais plus.

Où allait-il. Jacques Pelletier, fuyant ainsi, sans même se retourner, sa belle paroisse de la Malbaie ?…