Restons chez nous !/Chapitre XXV

La bibliothèque libre.
J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 181-184).

XXV



NOUS qui vivons la vie régulière de la famille, assis paisiblement, chaque jour, au foyer, ne jugeons pas trop vite ceux que la destinée a jetés dans des conditions d’existence anormale, dans de lointains pays, au milieu de privations, de convoitises et d’influences que nous ignorons ; ne jugeons pas trop vite les exilés et les errants dont les souffrances, les joies, les impressions tourmentées nous sont inconnues.

Dieu exaucera Jeanne.

Quand il buvait, Paul semblait heureux et il oubliait tout. C’était ce qu’il voulait. Mais ensuite venait la période d’affaissement, l’abrutissement après boire. Comme tous ceux qui ont bu, il restait là, l’œil morne, le front tombant sur la table, avec des sourires bêtes ; ou bien, ayant encore conscience de sa dignité, il se raidissait contre l’ivresse, relevait la tête quand même, et sa figure montrait je ne sais quelle expression de tristesse et d’écœurement… Et, c’est quand il revenait dans sa chambre de ces parties de plaisir que le quartier où il logeait lui semblait plus triste ; qu’il songeait le plus à son village, à sa mère et à Jeanne pour lesquelles, alors, il se sentait un attendrissement infini ; qu’une envie forte de pleurer le prenait et que quelque chose comme une larme lui venait dans les yeux.

Vingt fois, il prit la résolution de ne plus boire, de ne jamais plus aller retrouver ses nouveaux compagnons. À vingt ans, quoi ! on est un grand garçon et il semble que l’on sente le besoin de devenir sage, quand on a succombé à l’attrait des plaisirs… Les quelques sous qu’il gagnait péniblement, ne pouvait-il donc pas en faire un meilleur usage ? pourquoi ne les amasserait-il pas pour retourner au pays ? Allait-il mourir ici ?… Oh ! non, non, pas cela !

Et puis, il en avait assez, à la fin, de ces scènes de cabaret tant de fois répétées déjà. Traîner ses nuits dans des bouges, au milieu de gens ivres, ivre soi-même ; risquer de se faire ramasser le lendemain dans les égoûts ; on se lasse, vraiment, à la longue, de ces plaisirs bas. D’ailleurs, les lendemains sont pénibles et se ressemblent tous.

Mais, mon Dieu ! ces résolutions qu’on a pris tant de fois et qu’on n’a pas su tenir… on n’ose plus les reprendre encore, ou du moins, on n’ose plus le dire ; et l’on s’affaisse toujours, inerte, laissant passer les jours, attendant le courage qui ne vient pas…

Et pourtant il vint pour le pauvre Paul.

Le printemps était arrivé avec le mois de la verdure et des fleurs, avec le retour des oiseaux, des insectes et de la vie. Les soirées, maintenant plus chaudes, lui permettaient de reprendre ses promenades sur les quais, de regarder partir et arriver les bateaux et de les voir évoluer en tous sens dans le port. C’était la délivrance. Il ne se sentait plus si seul et les tentations d’aller passer les longues soirées dans les buvettes, s’en allaient avec le retour des soirs de mai. C’était si triste, ces soirs d’hiver, quand, dans sa mansarde, il n’avait qu’à écouter les sourds grondements du vent et les tintements de la pluie contre les vitres…

En pensant à l’épouvantable hiver qu’il venait de passer, Paul frémit à la vue de l’abîme où il avait failli s’engloutir. Il était grand temps de s’en éloigner ; aussi, il jura de ne plus boire jamais. Comme l’habitude n’était pas invétérée, il put strictement tenir la promesse qu’il s’était faite à lui-même ; et jamais il ne se grisa plus.

Jeanne était exaucée et sa mère n’avait pas prié en vain.