Restons chez nous !/Chapitre XXVI

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J. Alf. Guay (Damase Potvinp. 185-190).

XXVI



IL est peu de personnes qui ne se soient attardées, souvent, sur les quais de quelque port de ville maritime pour regarder décharger les vaisseaux de toutes grandeurs et ces énormes chalands lourds de marchandises provenant de toutes les parties du globe. Les débardeurs, à qui appartient le monopole de cette rude tâche, forment une étrange population, où les types les plus extraordinaires se trouvent réunis. C’est une catégorie de travailleurs originale dans nos sociétés régulières d’aujourd’hui. La vie au grand air, les alternatives de flânerie et de dur labeur lui donnent cet aspect spécial remarquable.

Halés par le grand air, cheveux et barbe hirsutes, vêtus d’accoutrements bizarres, les débardeurs forment assurément l’une des parties les plus pittoresques de la population d’une ville. Irréguliers et fantaisistes, ils prennent le temps comme il se présente et travaillent quand l’idée leur en vient. Un jour, il suffira à l’un d’entre eux d’avoir gagné quelques sous avant midi ; estimant alors qu’il a assez travaillé, il va s’étendre au soleil sur un tas de sable, de charbon ou de ballots de marchandises, et il dormira à poings fermés ; ou bien, allongé sur le dos, il causera avec un compagnon à mots longuement espacés.

Quand le travail sera abondant, faudra-t-il donner un bon coup de collier ? on peut compter sur tous les débardeurs. Ils y seront tous et travailleront ferme. Mais gare aux suites. Durant des jours entiers, les produits de leur travail s’engouffrent dans les cabarets des environs qui deviennent le théâtre d’effroyables bombances. Sous la pluie et en plein soleil, le métier est rude et donne soif…

Chaque matin, quand arrive la troupe des débardeurs, un bon tiers manque de ceux qui ont travaillé la veille : les uns sont malades, les autres font ripaille, d’autres enfin, ne se soucient pas de travailler.

Alors on embauche ceux qui s’offrent à les remplacer. On prend tous ceux qui se présentent et c’est ce qui donne ce caractère hétéroclite à cette société mêlée. Beaucoup sont des malheureux venus de leur province, sans métier, sans amis ; des jeunes gens qui ont quitté leur village pour venir tenter fortune dans les villes et qui n’ont pas pu trouver mieux, en arrivant, que de s’embaucher portefaix : recrues de l’armée de la misère. Ils offrent ce qu’ils ont, leurs bras ; ils battent le pavé de la ville depuis des semaines, le ventre creux ; il faut bien qu’ils mangent. Et ils échouent là, brisés, abattus ; mauvais entraînement pour un métier où il faut soulever des fardeaux de centaines de livres, les placer sur sa nuque, et courir sur la passerelle en planches qui relie le bateau au quai… Un jour, un jeune homme tente cet exercice, il s’évanouit ; on le relève et il raconte son histoire. C’est un pauvre petit paysan de la campagne qui est venu « s’enrichir » à la ville. Toutes les portes se sont fermées pour lui partout où il aurait voulu entrer ; et il est venu là, sur les quais, parce qu’il a entendu dire qu’on y a toujours besoin de travailleurs et qu’il ne pouvait pas trouver d’autre chose à faire pour payer le loyer de la chambre où il couche et les repas qu’il prend de temps en temps.

En vérité les mancherons de la charrue qu’il conduisait dans les champs du père étaient moins difficiles à manier que ce pesant panier à charbon ; et le broc au bout duquel se balançaient quelques gerbes d’épis dorés ou une botte de foin fleurant le trèfle, était moins lourd que ce ballot qui semble refermer du fer ou du plomb…

Il y a de tous les genres dans ce monde varié des débardeurs. Outre ces pauvres chercheurs de trésors en rupture de ferme, on y rencontre des trimardeurs de dangereuse espèce souvent, à qui il a pris fantaisie, un bon matin, de se gagner quelques sous honnêtement ; des chemineaux que la faim fait quitter les grandes routes, mais qui continuent quand même, sur les quais, à dormir à la belle étoile, se servant de sacs comme matelas et couvertures ; on y voit même des fils de famille en brouille avec le papa qui a été assez cruel de vouloir les condamner à gagner leur vie dans un bureau quelconque. Nulle part la variété du recrutement n’existe davantage…

Cette vie est rude et peu rémunératrice. Par tous les temps, le débardeur est sur les quais, mouillé par la pluie ou cuit par le soleil. Et pour gagner les quelques sous qu’on lui promet, il lui faut fournir au moins dix heures de travail.

Aussi, bien peu de ces ouvriers meurent dans le métier et l’on s’empresse de le quitter dès qu’on peut, malgré que cette vie au grand air où l’on ne dépend guère que de son caprice fasse que ce métier dur et incertain exerce sur certains caractères un incomparable attrait.

Paul, n’en veut plus, lui, de ce métier de chien ; coûte que coûte, il lui faut d’autre chose. Depuis près de deux ans qu’il déchargeait et chargeait des navires, il en avait assez. Aussi bien, allait-il se laisser arrêter en route par la fluxion de poitrine ou la tuberculose qui le menacent tous les jours, lui et ses compagnons ?

Est-ce donc cela qu’il avait rêvé ? Est-ce donc pour cela qu’il ne voulait plus entendre parler des travaux des champs ? Oh ! que la charrue lui paraîtrait douce à conduire, à cette heure !… Et ils étaient si bien domptés les deux grands bœufs roux qui la traînaient, des journées entières, sans jamais se lasser, avec leur air doux et résigné…