Retour à ma femme

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 301-354).


RETOUR À MA FEMME


COMÉDIE


EN UN ACTE ET EN PROSE



PERSONNAGES


HONORÉ DE FERGUSE, 35 ans.

ARMAND DE KERNIS, cousin d’Honoré, 26 ans.

ÉLISE, femme d’Honoré, 25 ans.

La baronne de CERCEY, 24 ans.



La scène se passe à Paris, dans le boudoir d’Élise.


RETOUR À MA FEMME




Scène I.


ÉLISE, le coude appuyé sur une table, regardant une lettre qu’elle tient à la main.

Non ! Il ne m’est plus permis de douter, j’ai dans la main la preuve irrécusable de mon malheur. Il me trompe ! Il ne m’aime plus ! Voici cinq ans que je suis mariée et je constate que depuis deux ans, à peu près, mon mari ne passe guère avec moi plus de deux heures par semaine. Ce ne sont pourtant pas ses occupations qui justifient cet abandon, toutes ses heures sont à lui, et, malgré mes instances il va refuser encore une mission que lui propose le ministre. La baronne de Cercey est l’unique cause de ce refus, il faudrait quitter Paris qu’elle habite. Eh bon Dieu ! quelle femme est-ce donc ? Une femme du grand monde, et cela l’excuse de l’excentricité de sa morale et de ses allures. Elle a l’audace de s’intituler mon amie ! Aussi, par instants, ma colère est près d’éclater ; ce sont mes moments d’énergie, car ma faiblesse ne produit que du désespoir. Pourtant je ne veux pas pleurer devant mon mari. Les larmes confirment une défaite et satisfont l’amour-propre d’un homme. La colère, le dédain ne produisent guère plus ; et la résignation est la vertu des pusillanimes. Oh ! si Honoré pouvait ressentir une heure seulement toutes mes angoisses, ne serait-ce pas la meilleure et la plus efficace leçon donnée à mon mari. Oui, voilà une idée que je ferai bien de saisir. Aurais-je seulement le calme nécessaire pour l’exécuter. Cette lettre m’apprend qu’un rendez-vous doit avoir lieu chez moi, en mon absence, je dois faire une promenade à l’instigation de mon mari. Quel moyen emploiera-t-il pour m’engager à sortir. Ce fait seul est de la dernière impudence. Ah ! mon Dieu ! c’est lui, du courage et soyons maîtresse de nous-même.




Scène II.


HONORÉ, ELISE


HONORÉ.

Bonjour, ma chère Élise. (Il lui serre la main.) Oh ! mon Dieu ! comme vous êtes pâle.

ÉLISE, prenant un air distrait.

Moi ! c’est bien possible, les roses ne pâlissent-elles pas quelquefois ?

HONORÉ.

Oui ! quand elles passent ; mais les boutons ont toujours la vivacité de leur coloris. Or, chère, comme vous n’êtes pas encore la rose épanouie, cette altération passagère de votre teint me fait craindre pour votre santé.

ÉLISE, le remerciant de la main.

Pauvre Honoré, toujours rempli de sollicitude ! (À part) Quelle hypocrisie !

HONORÉ, à part.

Je n’ai que juste le temps de la décider, elle est à mille lieues de la vérité, la pauvre femme. (Haut) En vérité, ma chère, vous avez une manière de vivre qui me désespère : votre hygiène est tout bonnement déplorable.

ÉLISE.

Vraiment ! est-ce qu’à mon insu vous feriez quelques études médicales ? Je me suis toujours doutée que vos fréquentes absences devaient avoir un but scientifique.

HONORÉ, fronçant le sourcil.

Sous forme de raillerie, m’adressez-vous un reproche et avez-vous la prétention de m’imposer la vie cloîtrée ?

ÉLISE, affectant la bonhomie.

Ah ! comme vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, chacun doit vivre à sa fantaisie. Sortez et ne rentrez que lorsque l’envie vous en prendra, je serai la dernière à m’en apercevoir.

HONORÉ.

Voici, certes, une large permission de laquelle je n’abuserai pas, croyez-le bien. Mais, pour en revenir à ce que je vous disais tout à l’heure, je me permettrai de vous faire observer que la vie que vous menez depuis deux ans vous est très-nuisible, physiquement parlant. Tenez, par exemple, nous sommes au printemps. Eh bien ! il faudrait sortir chaque jour, ne serait-ce qu’une heure ou deux. L’air, ma chère, mais c’est la vie ; on étouffe réellement chez vous.

ÉLISE.

Eh bien, ouvrez la fenêtre, qui vous en empêche ?

HONORÉ.

Mais cela ne suffit pas. (Ouvrant la croisée.) Regardez donc ce beau soleil, c’est un sacrilége de rester chez soi, c’est mépriser les bienfaits de la nature.

ÉLISE.

Mais dans un mois nous serons à notre terre, et j’aurai le loisir d’admirer tout à mon aise les beautés pour lesquelles vous avez un enthousiasme que je ne vous connaissais pas.

HONORÉ, à part.

C’est plus difficile que je ne pensais. (Haut et s’approchant d’Élise.) Tenez, Élise, acceptez un conseil de bonne amitié, je vais faire atteler, vous jetterez un châle sur vos épaules et vous irez deux heures au bois ; c’est une ordonnance de médecin.

ÉLISE.

De mari, vous voulez dire ?

HONORÉ.

Mauvaise !

ÉLISE.

Faites-moi grâce aujourd’hui, et demain je commencerai mon nouveau régime ; d’ailleurs, vous n’ignorez pas qu’Armand, votre cousin, va venir dans quelques instants ; il m’a dit hier, en me quittant, qu’il me réservait une surprise.

HONORÉ, à part.

Précieux cousin, quel service ne me rend-il pas ! (Haut.) Cette considération ne peut pas vous retenir. Armand est un bon garçon qui vous attendra.

ÉLISE.

Non, décidément je reste. (Elle s’assied.)

HONORÉ, à part.

Je n’ai plus qu’une ressource. (Haut) Eh bien, quitte à vous contrarier un peu, il faut absolument triompher de votre paresse, et si vous voulez m’accepter comme compagnon de promenade, je suis à vos ordres.

ÉLISE, étonnée

Ah !

HONORÉ, avec gaieté.

Vous êtes surprise ; je suis un mari peu exigeant, je le sais, et il m’arrive rarement de vous imposer mon bras ; mais il est des moments où l’on reprend ses droits.

ÉLISE, à part.

Qu’est-ce que cela veut dire ?

HONORÉ.

C’est convenu, n’est-ce pas ? car si vous me refusiez, ce serait humiliant pour moi, qui exige si peu. (À la cantonade.) Jean, attelez l’américaine. Je prends mon chapeau, et je reviens.




Scène III.


ÉLISE, seule.

Gageons qu’au moment de partir il va prétexter une affaire pressée, seulement il aura le soin d’attendre que je sois dans la voiture. Le voici, c’est le moment de jouer mon rôle.




Scène IV.


ÉLISE, HONORÉ, un chapeau à la main.
HONORÉ.

Comment, vous n’êtes pas prête ?

ÉLISE, tranquillement.

Pourvu que je sois partie à deux heures, que vous importe ?

HONORÉ, déconcerté.

Que voulez-vous dire ?

ÉLISE.

Je veux dire que madame de Cercey ne vient qu’à deux heures, qu’il est une heure et demie, par conséquent, je n’ai pas de raison pour me presser.

HONORÉ, confondu.

Mais comment ! qui vous a dit ?… je vous assure que…

ÉLISE.

Non, n’assurez pas, un mensonge ne servirait à rien, mieux vaut l’éviter.

HONORÉ.

Mais vous voyez bien que j’allais sortir avec vous. Ce qu’on vous a dit est donc une infamie.

ÉLISE.

On ne m’a pas dit d’infamie, mais une lettre, tombée fortuitement dans mes mains, m’a tout appris.

HONORÉ.

Mais je… enfin c’est une scène, n’est-ce pas ?

ÉLISE, de plus en plus calme.

Non.

HONORÉ.

Si, dites-le ; de la jalousie, toujours de la jalousie.

ÉLISE.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, fort embarrassé de votre contenance, vous voudriez provoquer un éclat, pour éviter une explication que je ne vous demande même pas.

HONORÉ.

Mon Dieu ! puisque vous savez tout, que voulez-vous que je vous dise et que je vous explique ? C’est simplement une de ces intrigues sans importance qu’une femme d’esprit et de cœur pardonne assez volontiers.

ÉLISE.

Je ne sais si j’ai de l’esprit, mais je crois avoir du cœur. Pourtant, j’aurai la sincérité de ne pas accepter le bénéfice d’un mérite que je n’ai pas.

HONORÉ, étourdi.

Je vous jure que je vous entends sans vous comprendre.

ÉLISE, calme.

Oui, en effet, vous êtes ému, remettez-vous, je vous prie. (Lui présentant un siége.) Asseyez-vous, nous avons une demi-heure à causer, après je céderai la place, car l’exactitude à un rendez-vous, c’est chose sacrée.

HONORÉ.

Mais, madame, votre sang-froid n’est pas naturel, il cache probablement un orage près d’éclater ; ne mettez pas de contrainte, je suis résigné à tout entendre.

ÉLISE, souriant.

Non, vous vous trompez ; regardez ce beau ciel de printemps, présage-t-il de sombres menaces ? Eh bien, il est l’image de mon âme. Et, d’abord, laissez-moi vous remercier de ce qui arrive. Je sais que c’est bien malgré vous que j’en suis instruite ; vous auriez dû agir avec plus de franchise, mais vous avez été retenu par un sentiment de délicatesse dont je vous tiens compte, croyez-le bien.

HONORÉ.

Vous moquez-vous de moi, madame ?

ÉLISE.

Encore une fois, non ! Tenez, Honoré, ce que je viens d’apprendre me fait renaître à la vie ; vous avez allégé ma conscience d’un remords qui l’accablait. Oui, en effet, vous avez raison, mon visage a pâli, mes yeux ont perdu de leur éclat.

HONORÉ, se levant, à part.

Oh ! mais le désespoir la rend folle. (Haut.) Élise, vous ne savez ce que vous dites.

ÉLISE, continuant.

Voyez-vous, Honoré, les erreurs qu’on pose comme des principes causent bien des malheurs dans la société. Les chaînes du mariage vous gênent ; nous, elles nous brisent ! Oh ! si les mères disaient à leur fille tout ce qu’une union leur impose de devoirs, de luttes incompatibles avec la nature, la plupart reculeraient devant de semblables engagements. S’il était permis aux femmes d’être franches avec les hommes, ceux-ci n’exigeraient d’elles que ce qu’elles peuvent tenir. Voici deux ans que je souffre et d’aujourd’hui seulement je suis soulagée ; je ne me sens plus coupable ; je subis une loi commune ; nous nous absolvons l’un par l’autre ; mon histoire est la vôtre, votre histoire est la mienne.

HONORÉ.

Qu’entends-je, malheureuse !

ÉLISE.

Rassurez-vous, je lutterai tant qu’il me restera quelque force (Honoré fait un mouvement.), car il est de certains préjugés qu’il faut respecter quand on n’a pas la puissance de les détruire.

HONORÉ.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu !

ÉLISE.

Quand nous nous sommes mariés, Honoré, chacun de nous résumait pour l’autre ce qu’il avait rêvé, douce illusion ! qui ne devait durer qu’un instant. Vous vous souvenez, n’est-ce pas ? Vous me trouviez la plus belle, la plus parfaite des femmes, un de mes regards vous absorbait tout entier. Combien, mon pauvre ami, vous vous trompiez ; regardez-moi maintenant, et je ne sais s’il vous restera même le souvenir du temps que je rappelle. Cet enthousiasme de sentiment, je le partageais. Aussi, il y avait en moi un sens intérieur qui me disait que vous étiez là quand mes yeux n’avaient pu vous voir, quand mon oreille n’avait pu vous entendre ; les fleurs que vous m’offriez doublaient de parfum, l’admiration que je lisais dans vos regards me causait plus de joie que ce que toutes les bouches du monde eussent pu me dire.

Comment un tel sentiment s’est-il affaibli ? Avons-nous changé mutuellement, suis-je devenue laide, sotte ? N’êtes-vous plus ce cavalier élégant, ce brillant causeur dont mon exaltation faisait un dieu. Il est des mystères que nul ne peut sonder ; un sentiment s’affaiblit comme la mer qui se retire, en ayant l’air de s’avancer, petit à petit, imperceptiblement, jusqu’à ce que l’œil la cherche inutilement dans le plus lointain horizon.

HONORÉ.

Mais alors, Élise, vous avez eu les premiers torts ; car vous ne me saviez pas coupable, et puis ce que vous ressentez ne ressemble en rien à ce que j’éprouve. L’éducation des hommes justifie bien des faiblesses de leur part, mais je n’ai pas cessé de vous aimer.

ÉLISE.

Ni moi, mais d’une bonne amitié.

HONORÉ.

Mais, Élise, je vous atteste que la vivacité de mon affection pour vous n’a pas diminué, croyez-le.

ÉLISE.

Merci, de votre courtoisie, Honoré, c’est aimable, mais cela ne persuade pas.

HONORÉ.

Non, ce n’est pas possible, tout ce que vous me dites, vous ne le pensez pas, Élise.

ÉLISE.

À quel jeu croyez-vous donc que je joue et quelle comédienne pensez-vous que je sois ?

HONORÉ, furieux.

Mais alors, madame, c’est horrible, et ma modération ne serait plus qu’une lâche complaisance. Vous en aimez un autre.

ÉLISE, simplement.

Mais sans doute ; je vous ai dit tout à l’heure que mon histoire était la vôtre.

HONORÉ, exaspéré.

Eh ! non, madame, elle n’est pas la mienne, car je vous ai dit que je vous aimais, moi.

ÉLISE.

Ce n’est pas une raison pour que cela soit.

HONORÉ.

Vous en aimez un autre ; mais, madame, votre confidence a quelque chose de monstrueux.

ÉLISE.

Mais, mon Dieu ! je trouve plus monstrueux d’aimer deux femmes de la même façon ; c’est ce que vous venez de me dire.

HONORÉ.

Mais il y a une énorme différence entre vous et moi.

ÉLISE.

J’en tiens compte, car vous êtes coupable de fait, et j’ai la générosité de vous mettre à mon niveau ; mais je considérerais comme une injustice d’accuser l’individu des erreurs, des préjugés d’une société dans laquelle il est né et dont il doit subir inévitablement l’autorité. Voyez, je ne puis pas apporter dans une semblable circonstance plus d’impartialité et plus de conscience.

HONORÉ.

Mais, madame…

ÉLISE.

Ne me retenez pas. Adieu, il est temps que je vous laisse libre. La réflexion vous fera, je suis sûre, apprécier la loyauté de ma démarche.

(Elle sort.)

Scène V.


HONORÉ, seul.

Dire que la possibilité d’une semblable catastrophe ne m’avait jamais traversé le cerveau. Est-ce orgueil ? Est-ce confiance ? Eh ! par Dieu ! cette dernière est toujours la conséquence du premier ; Élise ! Élise ! Est-ce bien elle que je viens d’entendre ? Quel degré d’audace ! car, peut-on appeler cela franchise ? Est-il permis d’assassiner moralement un homme d’une façon plus froide et plus tranquille. J’ai un rival. Oh ! je le tuerai. Quel est-il ? Ma tête se perd, car ma vengeance ne fera que propager le scandale. Que faire ? Élise vit retirée ; à peine paraît-elle dans quelques réunions officielles et indispensables ; chez elle, elle ne reçoit intimement qu’Armand, mon cousin. (Faisant une pause) Ah ! mon Dieu ! quel soupçon ! Mais si c’était Armand. Au fait, comment admettre qu’un jeune homme consacre la plus grande partie de son temps à une femme pour laquelle il n’aurait que les sentiments d’une pure amitié, sous le prétexte de satisfaire une passion musicale réciproque. Je suis perdu. Mais non ; Armand est un original que je connais mieux que moi-même. Élevé avec lui, ayant suivi les mêmes études, je l’ai vu se développer jour par jour. Singulière organisation, qui ne paraît avoir de véritable passion que celle de la musique ; c’est bien pour cela que je l’ai admis ici sans inquiétude. D’ailleurs, Élise l’a accueilli, dès l’abord, avec une bienveillance amicale fort capable de rassurer le mari le plus soupçonneux ; puis mes oreilles me disent assez que la sonate et le concerto sont la base de leur entretien. Oui ! mais j’y songe, pendant mes fréquentes absences, puis-je juger de ce qui se passe. En vérité, il y a de par le monde des montagnes de sottises, au sommet desquelles un mari seul peut atteindre. Imagine-t-on une pareille complication d’absurdité, d’imprévoyance et de sécurité plus mal fondée. Mais, devais-je penser qu’Élise s’éprendrait de cette clef de sol en habit noir, de ce fanatique du trémolo et de la cadence, de ce mélomane, de cet enfiévré, de ce maniaque !




Scène VI.


HONORÉ, puis ARMAND DE KERNIS, entre-bâillant la porte.


ARMAND.

Élise, c’est moi. (Il est chargé de musique, et tient à la main un étui à violon. Apercevant Honoré) Ah ! c’est toi, qu’est-ce que tu fais là ?

HONORÉ, avec humeur.

Mais c’est à moi à te poser cette question.

ARMAND.

Oh ! non, non, il serait absurde de me demander ce que tu sais aussi bien que moi.

HONORÉ, avec intention.

Ce que je croyais savoir, du moins.

ARMAND, déposant sa musique et son violon.

Ah ! mon cher, je ne te comprends pas. Eh bien, tu me regardes comme un homme qui n’en peut croire ses yeux. On ne s’étonne pas d’une habitude, que diantre ! je viens ici tous les jours.

HONORÉ, aigrement.

Je ne le sais que trop.

ARMAND.

Pardieu, ce n’est pas à toi à t’en plaindre. Élise seule en aurait le droit, tu ne me vois jamais.

HONORÉ.

Oui, mais je t’entends, ce qui est pire.

ARMAND.

Merci.

HONORÉ.

Il n’y a pas de quoi.

ARMAND, le prenant par le bras.

Dis donc, ton entretien est plein d’intérêt ; mais où donc est Élise ?

HONORÉ, à part.

Il l’appelle toujours par son petit nom, devant moi. (Haut.) Elle est sortie.

ARMAND.

Tu te trompes, c’est l’heure où je viens. (Il s’assied.)

HONORÉ, l’observant, à part.

Il n’a vraiment pas mauvaise tournure. (Haut.) C’est inutile de l’attendre, elle rentrera tard, très-tard.

ARMAND, tirant son violon de son étui et le regardant avec amour.

Qu’est-ce que tu en sais ?

HONORÉ.

Qu’est-ce que j’en sais ? Il est superbe, parole d’honneur ! Il trouve surprenant que je sache quand rentrera ma femme.

ARMAND, remettant son violon dans l’étui et se relevant.

Et sans doute, tout est renversé aujourd’hui. Élise est sortie, je te trouve à sa place, ça n’a pas de nom ; moi qui lui préparais une surprise ; de plus, je l’en avais prévenue. C’est à n’y rien comprendre.

HONORÉ, appuyant.

Ah ! c’est une déception ; je conçois parfaitement que ce n’est pas pour moi que tu viens dans la maison. Mais tu comprends bien, mon cher ami, qu’il y a chance de rencontrer les gens quand on vient chez eux.

ARMAND.

Chez eux, chez eux ; mais tu n’es pas chez toi.

HONORÉ.

Vraiment ! Eh bien, ton idée est neuve !

ARMAND.

Tu me flattes, mais je persiste ; non, tu n’es pas chez toi. Chez soi veut dire généralement l’endroit où l’on réside, (Appuyant et s’approchant d’Honoré) l’endroit où l’on couche, enfin le centre de ses habitudes les plus intimes, et je crois que sous ce triple rapport tu ne peux pas te considérer ici chez toi.

HONORÉ, à part.

Il a un aplomb ! (Haut.) Ah çà ! dis donc, est-ce que tu es spirituel comme cela souvent ?

ARMAND.

Mais, oui, toutes les fois qu’il faut l’être pour deux.

HONORÉ, à part.

Ordinairement l’amant est l’esclave du mari ; celui-ci le rudoie, le drôle évite la banalité et croit éloigner les soupçons. (Haut.) On supporte tout d’un cousin, n’est-ce pas ? tout sans restriction ? C’est ton avis, j’en suis sûr.

ARMAND, tranquillement.

Pardieu, il faudrait bien que ce soit autrement ! Mais que diable, pourquoi ta femme est-elle sortie ?

HONORÉ.

Pour suivre un conseil que je lui ai donné.

ARMAND.

Eh bien, est-ce que tu vas te mettre sur le pied de conseiller ta femme, à présent ?

HONORÉ.

Mais oui, c’est une précaution que j’ai trop négligée. Élise, depuis longtemps, a la manie de s’enfermer chez elle, ce qui nuit à sa santé.

ARMAND.

Ah ! elle est au bois, n’est-ce pas, en calèche découverte ; tu ne vois pas le soleil ardent, de plus il fait un vent à contrarier les animaux à cornes, y compris beaucoup de maris. (Honoré fait un mouvement violent, qu’il comprime aussitôt.) Dis donc, mon bon, fais-moi donc le plaisir de ne pas t’occuper de médecine, tu t’y entends aussi bien qu’en musique. Élise va rentrer avec une migraine épouvantable, il nous sera impossible de jouer aujourd’hui le plus petit duo.

HONORÉ, avec dédain, mettant la main sur l’étui à violon.

Ah ! oui, tu te proposais de racler là-dessus.

ARMAND, lui arrachant l’étui des mains.

Là-dessus, là-dessus. Tu appelles ceci là-dessus, toi ! Tu ne sais pas que c’est le plus authentique des stradivarius ; le chef-d’œuvre des Stradivarius ; un stradivarius sans réparation. J’ai cru un instant qu’il allait m’échapper. Un Anglais mettait des surenchères ; mais j’ai tenu bon, et la fière Albion a dû céder devant mon attitude calme, mais résolue. À quarante mille francs, l’adjudication s’est faite en ma faveur. Devine ce qu’il voulait en faire, ce buveur d’ale. (Armand s’approche d’Honoré, qui marche à pas précipités.) Il se proposait d’en enrichir une collection de curiosités. Ce roi des instruments devait figurer entre un singe empaillé et le crâne d’un brigand moderne ! Sacrilége ! Comment trouves-tu ça, toi ?

HONORÉ, avec impatience.

Je trouve ça stupide. Payer cette boîte vermoulue quarante mille francs ! (Voulant prendre l’étui.) L’Anglais est un fou, et tu es le second.

ARMAND, vivement.

Arrête, malheureux, arrête !

HONORÉ.

Sois donc tranquille, du moment que ça, vaut quarante mille francs…

ARMAND.

Ah ! oui, n’est-ce pas, du moment que ça, représente un chiffre, une somme, tu admets la nécessité de certains égards. Pour moi, cet instrument ne représente pas une valeur monétaire. C’est une inspiration, une pensée, que dis-je, une âme.

HONORÉ, à part.

Il a le front développé, l’œil brillant. (Haut) Que les musiciens sont une sotte espèce. Fous, quand ils parlent de leur art, et ineptes sur toute autre question. Je n’imagine pas qu’une femme d’esprit puisse s’accommoder d’une société pareille.

ARMAND.

Tu parles de ta femme ?

HONORÉ.

Peut-être.

ARMAND.

Eh bien, mon cher, tu es ingrat. J’ai rempli d’abord une mission de dévouement, et cela sans murmurer. « Distrais ma femme, m’as-tu dit ; mes occupations ne me permettent pas de lui consacrer une partie de mon temps. » J’ai eu la générosité d’accepter le mot occupation, sans le discuter. « Tu es musicien, m’as-tu ajouté, elle est musicienne. « Le parallèle était humiliant pour moi, tu avoueras.

HONORÉ.

Je ferai part à Élise du jugement que tu portes sur son talent.

ARMAND.

D’abord, laisse-moi achever. — Tu me proposas donc de te remplacer auprès de ta femme.

HONORÉ, vivement.

Comment ?

ARMAND.

Écoute donc, pour charmer ses loisirs. Le succès a dépassé ton attente. Tu n’es plus, grâce à moi, nécessaire à ta femme. Te voilà donc libre et satisfait.

HONORÉ.

Un instant, je tiens à rectifier une erreur. Ce mandat, dont je t’ai investi, consistait simplement à faire de la musique avec ma femme.

ARMAND, solennellement.

Je crois l’avoir rempli consciencieusement. Depuis deux ans, je symphonise avec elle quatre heures par jour.

HONORÉ.

Je sens beaucoup trop tard, peut-être, que j’abuse de ton dévouement, et je veux y mettre un terme.

ARMAND.

Il a fait place au plaisir.

HONORÉ, vivement.

Hein ?

ARMAND.

Sans doute. Au début de nos ébats mélodiques, ta femme était du nombre des trois ou quatre cent mille pianoteuses qui étourdissent notre chère capitale. Elle tapotait agréablement, pour des oreilles complaisantes, une ronde d’Ascher ou une rêverie de Talexi, n’escamotant qu’avec sobriété, je dois lui rendre cette justice, les basses compliquées, que tout amateur considère comme superflu en général. Je la tirai de cet état rudimentaire, et bientôt je découvris en elle un sentiment musical et une facilité d’interprétation extraordinaires. Je développai ces heureuses dispositions, en l’initiant par degrés aux splendeurs d’un art que son ignorance lui voilait, et aujourd’hui Élise est peut-être, de toute la France, la femme qui comprend le mieux Mozart et Beethoven.

HONORÉ.

Que le diable les emporte et toi avec eux !

ARMAND.

Ah ! soit, je n’hésite pas à préférer leur compagnie à la tienne. J’irai les rejoindre avec plaisir, si tu m’en indiques le moyen.

HONORÉ, impatienté.

Voyons, trêve de plaisanterie, tu me fatigues.

ARMAND.

Bah ! voyez-vous ce cher cousin qui a des nerfs. Dis-donc, homme de cheval, est-ce que tu penses encore à ta débâcle de dimanche ? Ah ! ce pauvre Pas-de-Loup qui a perdu la course. Quelle chute, c’est dommage, car c’est pourtant une jolie bête, et toi qui avais engagé des paris formidables, sûr de son succès ! C’est une journée néfaste. Par exemple, tu peux te vanter d’avoir amusé la baronne de Cercey ; riait-elle, riait-elle ! Ah ! le fait est que tu avais une bonne figure dans le moment.

HONORÉ.

Comment ! elle riait ?

ARMAND.

À ta place je lui en voudrais ; heureusement que si elle a les griffes d’un chat, elle en a les dents, et on lui pardonne assez volontiers un accès de gaieté.

HONORÉ.

Que m’importe la baronne, et qu’y a-t-il de commun entre elle et ce que je te dis ? Grâce à votre charivari de tous les instants (Armand fait un mouvement indigné), je suis éveillé quand je voudrais dormir, et je dors quand je désire veiller. Aussi, entre deux sonates j’avais pris le parti…

ARMAND.

De faire fugue, de façon que tu es plus musicien que tu ne le pensais. (Riant.) Ah ! ah ! il est joli, celui-là ; j’en fais rarement, mais quand cela m’arrive, je les réussis.

HONORÉ, à part.

On ne peut pas se moquer d’un mari plus ouvertement. (Haut.) Jusqu’alors, je n’ai point voulu priver madame de Ferguse de la culture d’un art pour lequel je n’ai pas la plus vive sympathie. (Regardant Armand.) Peut-être à cause de ceux qui l’exercent. Mais depuis peu, ce goût est devenu une passion tellement désordonnée, que je crois convenable d’y mettre des limites.

ARMAND.

Oui, tu l’as dit, une passion, mais une noble passion, car elle agit à l’inverse des autres, en vous élevant dans des régions supérieures. Tu ne comprends pas ça, toi qui ne te sers ni de ton intelligence ni de ton âme.

HONORÉ.

Vraiment ! et quel degré d’intelligence possède le musicien, l’instrumentiste surtout ? espèce de machine passive, subissant servilement l’autorité du maître. La lecture d’un poëte, d’un philosophe pourra suggérer une suite d’idées qui vous seront propres, mais le déchiffrement d’une partition ne pourra faire naître que des sensations passagères. Il y a même suspension de la pensée.

ARMAND.

Mais non, mon cher, mais non, c’est le contraire qui advient. Quand on lit l’œuvre d’un écrivain, pour mieux en saisir l’idée, il faut faire abnégation de la sienne ; il y a une sorte de renonciation personnelle, fatigante si elle se prolonge, et qu’on rejette bientôt pour reprendre possession de soi-même, tandis que la musique, loin de gêner la pensée, en y substituant celle du maître, la fait naître et la développe.

HONORÉ.

Si la musique favorise à ce point l’exercice des facultés intellectuelles, comment expliquer une remarque que l’expérience confirme, à savoir : « Que les musiciens, pour la plupart, sont d’une nullité désespérante sur tout ce qui n’a pas rapport à leur art, et que les peintres, au contraire, sont presque tous gens d’esprit ? » Ce problème me semble facile à résoudre : c’est que la musique est un art d’instinct, et la peinture un art de raisonnement.

ARMAND, indigné

La musique un art d’instinct ! d’inspiration oui, et c’est là qu’est la supériorité. Elle ne s’explique pas humainement, c’est une communication surnaturelle. La musique est comme la religion, il faut la grâce pour la pratiquer. Les efforts du génie le plus vaste n’y suppléeront pas.

HONORÉ.

Eh bien, soit, la conclusion est qu’on peut être sot et musicien. La conception musicale étant une faculté isolée, la mélodie vient ou ne vient pas, aucun travail préalable de l’esprit ne la fait éclore, tandis qu’une pensée est toujours le fruit d’un raisonnement, d’une observation précédente.

ARMAND.

La musique, mais elle est la mère de la poésie. Les anciens l’avaient reconnu ; leurs récits d’amour, de guerre, de joie, de douleur se rhythmaient sur la mélodie ; elle inspirait le chantre antique, et qui sait si un accord du tétracorde n’a pas produit un des plus beaux chants d’Homère.

HONORÉ, à part, s’asseyant.

Son enthousiasme m’effraye, mon imprudence m’a perdu ; j’ai introduit dans ma maison un cratère.

ARMAND.

Mais, sapristi, écoute-moi donc, par Dieu ! Pas-de-Loup se rattrapera une autre fois. Tiens, le moyen âge, par exemple ; t’es-tu appesanti sur le moyen âge ?

HONORÉ, se levant spontanément.

Va te promener avec ton moyen âge. (À part.) Je l’étranglerais bien ; mais patience !

ARMAND.

Donc, le moyen âge nous représente ses ménestrels, ses trouvères, munis de l’instrument qui devait leur donner la sublime influence. — Nul ne pourra décrire les impressions qui se succèdent dans l’âme du musicien. Son imagination explore des espaces inconnus ; son œil embrasse des horizons sans bornes. Par intuition, j’ai vu les déserts immenses, les sables rougis par les feux du soleil, les forêts vierges du nouveau monde et les steppes glacés du Nord, et j’ai accompli ces lointains voyages en quelques minutes, assis sur un fauteuil, mon violon à la main, chez moi, rue du Helder, 14. Qu’est-ce que tu dis de cela ?

HONORÉ.

Je dis que tu es fou ; seulement, il y a des fous qui amusent, et d’autres qui assomment.

ARMAND.

Te voici au niveau de Pas-de-Loup, tu es battu comme lui ; de plus, tu es furieux.

HONORÉ, à part.

Et je ne trouverai pas un prétexte pour lui loger une balle dans la tête ! Le misérable !




Scène VII.


HONORÉ, ARMAND, LA BARONNE DE CERCEY.


UN LAQUAIS, annonçant.

Madame la baronne de Cercey !

HONORÉ, à part.

Allons, c’est elle maintenant ! j’ai la tête à cent lieues de ce rendez-vous.

ARMAND, bas à Honoré.

Parle-lui donc de Pas-de-Loup, tu verras comme elle va rire.

LA BARONNE, à part, s’arrêtant sur le seuil.

Il n’est pas seul. On ne peut être plus maladroit. (Haut.) Quoi, madame de Ferguse n’est pas ici ! mais alors c’est une trahison. Pardon, messieurs, n’est-ce pas impertinent de me plaindre à vous de ma mauvaise fortune ?

HONORÉ, cherchant à se remettre.

Comment, madame ? je ne comprends pas.

LA BARONNE.

Oh ! mais alors vous descendez des nuages. Je comptais trouver cette chère Élise ; certes, vous n’avez pas la prétention de la remplacer, n’est-ce pas ?

ARMAND, froidement.

Pour moi, madame, je ne le tenterai même pas. (Prenant son chapeau.) Je vous prie d’agréer mes respectueux hommages.

HONORÉ, à part.

Je ne peux pas rester seul avec elle, je ne saurais quoi lui dire ; une pensée unique m’absorbe. (Bas à Armand) Reste donc, animal. (Haut.) Mais qui te force à nous quitter si vite, ce n’est pas madame, j’imagine ?

LA BARONNE, à part.

Il le retient, c’est trop fort. (Haut.) C’est moi qui vous fais peur ?

ARMAND.

Je n’avais pas la fatuité de penser, madame, que ma présence pût vous offrir quelque chance de distraction. Le musicien est un être nul, dont l’esprit offre peu de ressources ; c’est du moins l’avis d’Honoré.

LA BARONNE.

Vous ne prodiguez pas votre conversation, il est vrai, et j’ai eu rarement le plaisir d’en jouir ; mais une femme d’un esprit élevé et délicat comme madame de Ferguse, dans l’intimité de laquelle vous vivez, est pour moi un sûr garant de ce que vous valez.

HONORÉ, à part.

Elle le sait aussi !

LA BARONNE.

Est-ce un parti pris de fuir mon salon, monsieur de Kernis, et n’obtiendrai-je pas un jour quelque spécimen de votre merveilleux talent ?

ARMAND.

Vous aimez la musique, madame ?

LA BARONNE.

Mais, sans doute, qui ne l’aime pas ?

ARMAND.

Honoré, d’abord.

LA BARONNE.

Ah ! vous savez, il y a des antipathies qui ont des raisons d’être particulières.

ARMAND.

Du reste, madame, il y a deux manières d’aimer la musique. La première pour elle-même, la seconde pour le bruit qu’elle fait.

LA BARONNE, souriant.

Expliquez-vous ?

ARMAND.

Sans doute, madame ; grâce à ce bruit, que de choses ne peut-on pas se dire dans un salon ; c’est une facilité de plus pour bien des gens.

LA BARONNE.

Ah ! charmant, charmant !

HONORÉ.

C’est de la seconde manière que vous aimez la musique ?

LA BARONNE.

Vous êtes un impertinent.

HONORÉ.

Ce n’est pas mon intention, mais c’est un goût récent que je ne vous connaissais pas.

LA BARONNE.

Eh ! mon cher monsieur de Ferguse, que de choses se modifient avec le temps, que d’opinions changées par l’expérience ! Voyez-vous, un instrument, on en tire toujours quelque chose, tandis qu’il y a des gens desquels on ne tire rien.

ARMAND, à part.

Ah ! diantre, voilà les griffes qui paraissent.

HONORÉ.

Mon Dieu ! madame, je préfère un esprit muet à un instrument qui me chante une fugue.

LA BARONNE

Une fugue gagne toujours à être entendue, c’est le contraire de bien des gens.

ARMAND.

Vous vous défendez à merveille, mais Honoré ne se convertit à rien ; tout à l’heure nous avons eu une discussion très-chaude.

HONORÉ.

Où il n’a débité que de lourdes bêtises.

LA BARONNE

C’est difficile à croire quand on a entendu monsieur.

ARMAND.

Vous êtes mille fois indulgente. Figurez-vous, madame, qu’il a classé les peintres au-dessus des musiciens.

LA BARONNE, à Honoré.

Comment ! vous faites de ces choses-là ?

ARMAND.

Pardon, madame, êtes-vous peintre ?

LA BARONNE

Ah ! grand Dieu, nous autres pauvres femmes du monde, nous n’avons le temps de rien faire.

ARMAND, à part.

Elle se peint, mais elle ne peint pas. (Haut.) Je puis dire alors tout ce que j’en pense.

HONORÉ.

Bon ! encore une tirade. (À part.) Le brigand !

ARMAND.

Les peintres puisent leurs inspirations à une source visible à tous les yeux. Ils rampent terre à terre et n’emploient que des moyens humains. Ils cherchent l’harmonieux dans le prestige de la couleur, le relief dans l’empâtement de la brosse, passant une partie de leur existence dans d’étroites galeries pour y chercher, sous des couches de réglisse, les secrets d’un maître, dont ils ne reproduisent que les défauts. Tristes plagiaires qu’ils sont !

HONORÉ.

Comme si les musiciens ne s’inspiraient pas de leurs devanciers !

ARMAND.

Oui, pour la partie scientifique, mais la mélodie jamais. Là, point de convention, point de réminiscences permises. Le peintre le plus original ne pourra se dispenser de représenter un chérubin autrement que rose, bouffi, côtelé comme un capiton de fauteuil. Si c’est une Madeleine, il violacera ses yeux, posera de chic les deux larmes traditionnelles, et un coin de la toile sera inévitablement occupé par un crucifix et une tête de mort. Voilà pour la partie imaginative du tableau.

LA BARONNE, à Honoré.

Mais il est fort amusant, votre cousin !

ARMAND.

Élise ne revient pas, c’est inouï ; je vais aller au-devant d’elle. Un stradivarius ne peut pas attendre comme cela. (Reprenant son chapeau.) Madame, j’ai bien l’honneur de vous présenter mes respectueux hommages.

LA BARONNE, à part.

Il y tient. (Haut.) Monsieur…

HONORÉ.

Où vas-tu ?

ARMAND.

Rejoindre Élise et la ramener.

HONORÉ, furieux.

Mais c’est inutile.

LA BARONNE, à part.

Il se passe ici quelque chose d’extraordinaire.

HONORÉ, bas à Armand.

Reste, tu amuses la baronne.

ARMAND, de même.

C’est possible, mais elle ne m’amuse pas.

HONORÉ.

Ils vont se rejoindre et je ne puis les empêcher.

LA BARONNE.

Mon Dieu, monsieur de Ferguse, qu’avez-vous donc ? Vous paraissez agité, seriez-vous souffrant ? le printemps, peut-être ?

HONORÉ, au supplice.

Oui, en effet, je ne suis pas bien, comme vous dites, le printemps…

ARMAND.

Ah ! oui, c’est le printemps ; l’automne, ce serait aussi exactement la même chose, parce que, dans les deux saisons, il y a des courses, et, comme il n’y gagne pas toujours…

LA BARONNE, riant aux éclats.

Ce pauvre Pas-de-Loup, j’ai été vraiment désolée de sa défaite.

ARMAND.

Oh ! cela se voit encore.

HONORÉ, à part.

Je suis à bout de patience, pourtant un éclat me perdrait.

ARMAND, saluant.

Madame… (À Honoré) Je ne te dis pas adieu.

(Il sort.)




Scène VIII.


LA BARONNE, HONORÉ.


LA BARONNE.

C’est un garçon d’un esprit original que monsieur de Kernis, vous auriez dû le retenir plus longtemps.

HONORÉ, cherchant à se remettre.

Vous teniez à ce qu’il restât.

LA BARONNE, ironiquement.

Certainement, avec lui le temps passe rapidement. Du reste, c’est vous qui, le premier, avez insisté pour qu’il prolongeât sa visite. Sa présence semblait vous tirer d’embarras.

HONORÉ.

Vous croyez ?

LA BARONNE.

J’en suis sûre.

HONORÉ, à part.

Je me possède maintenant ; une femme telle que la baronne peut m’éclairer dans une semblable situation, car, malgré tout, je n’ai aucune certitude. Seulement, jouons serré.

LA BARONNE, à part.

C’est le moment de prendre ma revanche. Ah ! monsieur de Ferguse, prenez garde à vous !

HONORÉ.

Voyons, chère baronne, vous n’avez pu être dupe de cette manœuvre. La finesse me la dictait ; de cette façon, j’ai éloigné les soupçons ; savez-vous qu’Élise était sur le point d’en avoir ?

LA BARONNE.

Dieu ! quel homme vous faites ; vous êtes vraiment prodigieux de profondeur. Pourtant je vous trouve une singulière figure ; y a-t-il encore quelque finesse là-dessous ?

HONORÉ.

Non, il n’y a là-dessous que de la tristesse.

LA BARONNE.

En ce cas, votre tristesse ressemble fort à de la préoccupation, à de l’inquiétude même.

HONORÉ.

Vous avez raison, Clarisse, je suis inquiet, je souffre.

LA BARONNE.

Pourquoi ?

HONORÉ.

Vous ne devinez pas ?

LA BARONNE.

Non, certes.

HONORÉ, lui prenant la main.

Je sais une blessure qui guérirait bien vite, si cette petite main-là se donnait la peine de la panser.

LA BARONNE.

Que me parlez-vous de blessure, de pansement ? Vous me proposez donc un service d’hôpital ; prendriez-vous, par hasard, une coiffure de baronne pour une cornette de sœur grise ? Vous êtes fou, Honoré.

HONORÉ.

Je suis fou, parce que je vous crois sensible.

LA BARONNE.

Fi ! retirez donc ce mot, il est ridicule ; d’où l’avez-vous exhumé ? D’un vieux roman du siècle passé. Sensible, sensible, voilà la pierre qui vous lapide depuis le commencement du monde. À quoi cela ne nous engagerait-il pas si nous le prenions au sérieux ? Du reste, vous ne nous imposez toutes les vertus que pour en avoir le bénéfice.

HONORÉ.

Et quand il nous arrive de vous en contester une, même la plus infime, vous vous révoltez. N’avez-vous pas accaparé, de votre propre autorité, le monopole du dévouement, de la constance, du sacrifice, à ce point qu’il ne nous reste plus la possibilité du plus petit débit ?

LA BARONNE.

La constance, le dévouement, le sacrifice ! mais de qui tiendrions-nous toutes ces belles vertus, s’il était vrai que nous puisions en vous notre origine ? Le cuivre a-t-il jamais pu produire l’or ? Vous voyez-bien que vos jugements sur nous sont absurdes.

HONORÉ.

Ah ! permettez, permettez, je réclame ; nous sommes moins déshérités que vous voulez bien le prétendre, et la source de ces sublimes vertus est en nous, corrompue, quelquefois entravée dans son cours par nos passions et nos faiblesses ; mais il ne faut qu’un sentiment vrai pour en révéler l’existence ; et tenez, je puis personnellement en fournir la preuve. J’ai fait, pour vous, le sacrifice de ma vanité, en refusant un poste brillant qui m’éloignait.

LA BARONNE, sèchement.

Eh bien, vous avez eu grand tort ; c’est une sottise que vous avez faite, voilà tout.

HONORÉ.

Comment ! c’est ainsi que vous reconnaissez mon amour ? (À part.) Oh ! les femmes, les femmes !

LA BARONNE.

Je goûte peu les holocaustes ; d’ailleurs, j’ai trop de loyauté pour demander plus que je ne donne.

HONORÉ.

Mais l’amour est un culte, une religion, et, vous le savez, il n’y a point de religion sans sacrifice.

LA BARONNE.

Mais il existe là une immense différence. Les religions travaillent pour l’avenir, alors les victimes deviennent des élus ; tandis que l’amour ne peut affirmer que le présent, aussi ses victimes sont et ne seront toujours que des dupes.

HONORÉ.

Vous avez une logique désespérante.

LA BARONNE.

Parce qu’elle renverse l’échafaudage de vos raisons saugrenues.

HONORÉ.

Non, parce qu’elle anéantit mes espérances les plus chères. Voyons, de bonne foi, n’ai-je pas le droit d’être jaloux ?

LA BARONNE.

De votre cousin ?

HONORÉ.

Précisément, et tout ce que vous venez de me dire corrobore mes craintes ; et pourtant mérite-il bien votre attention ? Savez-vous ce qu’est Armand ?

LA BARONNE.

Mon Dieu, c’est un garçon qui joint beaucoup d’esprit à une charmante tournure.

HONORÉ, à part.

J’étais aveugle, et je ne lui connaissais pas tous ces moyens de séduction. (Haut) En admettant qu’il ait l’esprit que vous lui supposez, esprit qui du reste ne s’exerce que sur un point, ne voyez-vous point qu’un homme pareil exhibe son talent et en tire vanité comme une femme le fait de sa beauté ou de sa toilette ? Un soupir n’est pour lui qu’une valeur musicale, et l’entrée d’une jolie femme venant à troubler l’attention de ses auditeurs lui causerait un amer dépit. Cet homme peut-il jamais fixer le cœur d’une femme ?

LA BARONNE.

Mon bon ami, apprenez que le cœur ne se fixe pas d’une manière déterminée. Il est indépendant par essence, il ne subit que des dominations temporaires et facultatives. Il quitte un sentiment comme le touriste quitte un pays, après en avoir exploré les beautés et épuisé les plaisirs.

HONORÉ.

Ainsi, suivant vous, le cœur ne se laisse séduire que par la nouveauté ; toutefois, comme changer de corps et de visage présente une difficulté insurmontable, auriez-vous la générosité de m’indiquer les moyens à employer pour rentrer en grâce devant un cœur qui ne m’aurait chassé que par caprice ?

LA BARONNE.

Ma science ne va pas si loin, mais elle a encore assez d’étendue pour vous dire que je ne suis pas dupe de la comédie que vous venez de jouer.

HONORÉ.

La comédie, ah ! vous êtes cruelle !

LA BARONNE.

Non, je suis perspicace ; vous ne vous apercevez que d’aujourd’hui que Armand de Kernis est l’amant de votre femme ? on n’est pas plus naïf.

HONORÉ.

Madame !…

LA BARONNE.

Vous êtes jaloux par amour-propre, car le cœur n’a là dedans aucune part ; heureusement qu’un homme de votre esprit appelle à lui la philosophie. Il trompe, il est trompé, voilà qui rétablit l’équilibre moral, les deux camps n’en font plus qu’un. Personne n’est en droit de se plaindre.

HONORÉ, se contenant.

Rien ne justifie le jugement que vous venez de porter, madame ; Armand est un frère pour moi, et j’ai prié madame de Ferguse de le considérer comme tel ; c’est par ma volonté qu’il vient ici, et…

LA BARONNE.

Mais de quoi vous défendez-vous ? c’est toujours ainsi que les choses se passent. Pourtant ne vous désolez pas, il vous reste encore une ressource efficace. Le cœur est sujet à d’étranges réactions, et en faisant vous-même quelques efforts, vous pouvez combattre l’influence de votre rival. Apprenez la musique, vous êtes jeune encore ; d’ailleurs, l’amour fait des prodiges. Cela vous demandera bien un peu de temps…

HONORÉ.

Assez, madame, une femme peut se permettre de tout dire ; pourtant le bon goût et la délicatesse ne doivent jamais franchir certaines limites.

LA BARONNE.

Vous méritiez une leçon, j’ai dû vous la donner. Mais, tenez, voici monsieur de Kernis qui revient seul. Il paraît fort désappointé, si cela peut vous consoler.




Scène IX.


Les mêmes, ARMAND.


ARMAND.

Je suis agacé, mon cheval ruisselle, et mon cocher est en nage. J’ai battu le bois dans tous les sens, impossible de la retrouver. J’ai eu beau examiner du plus loin toutes les livrées, je n’ai pas reconnu la sienne.

LA BARONNE.

C’est un steeple-chase, et vous aussi vous avez perdu.

ARMAND.

Ah ! mon Dieu, oui.

LA BARONNE.

Si votre cousine avait pu savoir ce qui arrive, elle se serait plutôt immobilisée que de vous condamner à une telle recherche. Je ne l’avais attendue que pour avoir le plaisir de serrer la main de cette chère amie. Mais je vois qu’il me faut y renoncer. Exprimez-lui tous mes regrets. Ah ! Il serait possible que je revinsse la chercher pour la représentation extraordinaire qui a lieu ce soir à l’Opéra ; il faut absolument voir ça. Il fait déjà un peu chaud, c’est vrai ; mais légèrement vêtue, c’est supportable. Monsieur de Kernis veut-il m’offrir son bras jusqu’à ma voiture ?

ARMAND.

Comment donc, madame ! (À part) Il paraîtrait que je sers à aiguillonner la jalousie d’Honoré.

(La baronne fait la révérence à Honoré, qui lui répond par un salut, et tombe sur un fauteuil. — La baronne et Armand sortent.)




Scène X.


HONORÉ, seul.

Cette baronne est vraiment une horrible femme, et dire qu’Élise !… Voici deux types bien différents. Eh bien, ce sont deux expressions qui rendent la même idée, deux masques qui cachent la même infamie, deux routes qui convergent au même point. La baronne trompe son mari, Élise me… Ah ! je ne puis achever. Voici donc à quoi aboutit notre croyance dans la vertu des femmes : chimère dont on nous a bercés ; illusion que notre expérience devrait détruire et que notre orgueil maintient. Mais aussi ne sommes-nous pas les êtres les plus inconséquents ! n’exigeons-nous pas des femmes la légèreté pour nos plaisirs, et la plus solide vertu quand il s’agit de notre honneur ! C’est une bien folle prétention, en vérité, de vouloir ainsi façonner la nature suivant les désirs et les caprices du moment ! Malgré tout, Élise n’est point excusable. Je l’ai trahie, c’est vrai ; mais enfin je n’aime pas la baronne. Oh ! j’en suis maintenant plus certain que jamais. Seulement, c’est une femme séduisante, mais sèche, égoïste, coquette par théorie. Elle possède le grand art de reprendre le lendemain ce qu’elle a donné la veille, de façon que tout est à recommencer. Et quand je pense que cet odieux Armand est l’instrument de mon malheur !




Scène XI.


HONORÉ, assis, ARMAND.


ARMAND, s’approchant.

Dis donc, il me semble que ton tête-à-tête avec la baronne n’a pas eu un résultat satisfaisant. Dame ! vois-tu, une jolie femme, dans tout l’éclat de la jeunesse, est comme le printemps ; elle a tant de promesses et tant d’avenir, qu’on ne lui marchande pas un jour de mauvaise humeur, espérant toujours que le lendemain dédommagera du caprice de la veille.

HONORÉ, se levant et allant vers Armand.

Pas un mot ! ne m’excite pas par tes sarcasmes, car un degré de plus, je crois que je commettrais un crime.

ARMAND.

Ah çà ! voyons, qu’as-tu ? Ce n’est pas sérieux, ce que tu me dis là ?

HONORÉ.

Ce n’est pas sérieux ! mais quel homme veux-tu donc que je sois ?

ARMAND.

Encore une fois, qu’est-ce que cela signifie ?

HONORÉ.

Cela signifie que tu es un misérable, car je t’ai accueilli avec la confiance d’un frère, et tu m’as payé d’une infamie.

ARMAND, ironiquement.

Tout cela vient à propos de madame de Cercey ? C’est trop fort ! tu me rends responsable des échecs que subit ton amour-propre. Ta maîtresse te raille, ton cheval perd à la course, et je supporte les ricochets de ta double mauvaise humeur. À la fin, ma patience se lasse.

HONORÉ.

Tu ne peux m’abuser plus longtemps : je sais tout, tu entends, tout !

ARMAND.

Parbleu ! tu cries assez fort pour que je t’entende ; mais à coup sûr, je veux être pendu si je comprends quelque chose à ta fureur, surtout si c’est à l’occasion de la baronne, qui n’est, suivant moi, qu’une fille de marbre régularisée par la naissance et le mariage. Beauté saupoudrée de blanc, qui ne peut faire mouvoir une fibre du visage sans élever un tourbillon de plâtre, et dont les sourcils se joignent ou s’écartent suivant le caprice de la main qui les trace.

HONORÉ, dont la colère va croissant.

Allons donc ! le voile est déchiré, et le mensonge n’a plus de refuge. Élise m’a tout dit.

ARMAND, étonné.

Comment ! Élise t’a tout dit ?

HONORÉ.

Oui ; parce qu’il y a des moments où le remords parle plus haut que la prudence. Il n’est plus possible de nier maintenant, tu le vois.

ARMAND.

Mais enfin que t’a-t-elle dit, Élise ?

HONORÉ, exaspéré.

Tu oses le demander ! tu veux que je vienne affirmer du même coup mon déshonneur et ta victoire !

ARMAND, furieux à son tour.

Ah çà, veux-tu me faire devenir fou !

HONORÉ.

Oui, Élise m’a tout avoué, ici, à l’instant même, sous le masque de la franchise ; elle a osé me dire qu’elle t’aimait, à moi son mari. Cela te confond, n’est-ce pas ?

ARMAND.

Comment ! Élise t’a dit que ?… mais…

HONORÉ.

Tu balbuties maintenant, traître ; tu comprends qu’il faut que mon honneur soit lavé dans ton sang.

ARMAND, stupéfait.

Élise t’a dit qu’elle m’aimait ?… mais cela n’est pas possible, tu déraisonnes.

HONORÉ.

Être méprisable, qui désavoues l’amour d’une femme par peur ! Elle au moins a été plus héroïque ; elle l’a confessé sans crainte ; mais ta lâcheté ne te sauvera pas. Nous nous battrons.

ARMAND, confondu.

Élise m’aime… (Haut.) Nous battre, allons donc !

HONORÉ.

Oui, nous battre. Et non pas demain, mais aujourd’hui, dans une heure, et s’il se présente un obstacle, je le briserai comme cela.

(Il prend le stradivarius et le brise.)
ARMAND, se jetant sur lui.

Ah ! malheureux, misérable, infâme, c’en est trop ! Oui, nous nous battrons à l’instant même. Nous nous tuerons, je l’espère du moins.

HONORÉ, avec rage.

Enfin te voilà donc comme je voulais te voir. Tu ne m’attendras pas longtemps : quelques minutes pour mettre en règle des papiers et préparer mes armes.

ARMAND, ramassant les débris du violon.

Un malheur irréparable !

(Honoré sort violemment.)




Scène XII.


ARMAND, seul.

Il ne faut qu’un mot pour bouleverser les idées d’un homme. Élise m’aime ! Que suis-je donc, pour ne pas m’en être aperçu ? Je m’étais tellement fait à l’idée d’une sorte de fraternité avec Honoré, qu’il ne m’était pas entré une seule fois dans l’esprit que je pusse devenir amoureux de sa femme. Élise est bien belle, c’est vrai ; et à mon insu, j’aurai cédé au charme qu’elle doit inévitablement inspirer. Sans nul doute, chacun explique notre intimité de cette façon, et, ce qui m’exaspère, c’est que Honoré m’accuse d’odieuse machination, lui dont la légèreté de conduite mérite tous les blâmes. Mais aussi pourquoi Élise lui a-t-elle fait un pareil aveu ? Il faut que le sentiment qu’elle éprouve lui ôte toute la liberté de son esprit. En effet, plus d’une fois, je l’ai vue les larmes dans les yeux, un secret semblait prêt à s’échapper de ses lèvres. Voici bien les signes d’une passion contenue, et moi-même je suis tout autre qu’il y a une heure ; aimerais-je Élise sans m’en douter ? Oui, je l’aimais, je l’aime. Cette nouvelle situation dérange mes projets. Je n’admettais dans la vie que les amours faciles, qu’on prend et qu’on quitte sans regret. Je redoutais les sentiments qui absorbent, car les sciences et les arts n’y trouvent guère leur compte. Ô divine mélodie ! tu devais être mon unique maîtresse, mon unique beauté. Ah ! après tout, Salomon a dit aussi : « Mon unique beauté, » il en avait pourtant sept cents dans son palais. Il faut croire que c’est un propos aimable et délicat qu’il tenait à chacune d’elles, et il ne se croyait pas engagé pour cela. Serai-je plus scrupuleux que lui ?




Scène XIII.


ARMAND, puis ÉLISE.


ÉLISE, cherchant à déguiser son trouble.

Ah ! mon pauvre ami, vous êtes là, vous m’attendiez.

ARMAND, embarrassé, à part.

Je n’ose la regarder. (Haut.) Oui, je vous attendais ; mais comment êtes-vous ? j’étais inquiet.

ÉLISE.

Je ne me sens pas bien, et il me serait impossible de faire de la musique aujourd’hui.

ARMAND.

Eh bien, c’est comme moi, je ne sais ce que j’éprouve. (Élise porte la main à son front.) Élise, vous souffrez, je le vois. (Élise tombe accablée sur un fauteuil et cache sa figure dans ses mains. — À part.) Je puis à peine contenir mon émotion. (Haut.) Élise !

ÉLISE.

Oui, je souffre plus que je ne saurais le dire.

ARMAND, s’approchant d’elle.

Élise, je sais tout ; pourquoi vous contraindre.

ÉLISE, étonnée.

Quoi ! vous avez deviné… ?

ARMAND, à part.

Laissons-la ignorer ce qui s’est passé.

ÉLISE.

Vous me plaignez, n’est-ce pas ?

ARMAND.

Hélas ! nous sommes tous deux à plaindre.

ÉLISE, à part.

Quelle belle âme, pour s’associer ainsi à mon chagrin !

ARMAND.

Comment ai-je fait pour ne pas voir plus vite ce qui se passait dans votre âme !

ÉLISE.

Voyez-vous, Armand, j’ai fait ce que j’ai pu pour cacher les tortures auxquelles j’étais en proie. Il me semblait que c’était atténuer mon malheur que de ne pas m’y appesantir.

ARMAND.

Si vous m’aviez parlé plus tôt, cela vous aurait soulagée ; croyez-le, vos sentiments, je les partageais.

ÉLISE.

Oh ! je m’en doutais bien.

ARMAND, à part.

Elle s’en doutait ; ah ! elle voyait clair dans mon cœur.

ÉLISE.

Mais il y a de certains aveux qui blessent la susceptibilité d’une femme.

ARMAND.

Élise, me croyez-vous indigne de les entendre ?

ÉLISE, lui prenant la main.

Oh ! bien loin de là.

ARMAND, à part.

En vérité, je ne sais ce que je ressens, mais je ne la croyais pas si belle.

ÉLISE.

Aimer seule, voyez-vous, c’est un supplice horrible !

ARMAND, avec élan.

Mais, chère Élise, rassurez-vous, vous êtes aimée, adorée.

ÉLISE.

Non, vous me trompez.

ARMAND, à part.

Comment la convaincre ? (Haut.) Oui, en effet, je comprends, vous n’avez pu vous rendre compte de mon silence. Le sentiment dont je ne sens la force que dans ce moment s’est formé pour ainsi dire à mon insu. Ce charme puissant qui m’attirait sans cesse vers vous, je l’attribuais à une autre cause.

ÉLISE.

Que dit-il !

ARMAND.

Oh ! n’en doutez pas, une passion peut naître, se développer, sans qu’on en soupçonne l’existence, aveuglé qu’on est par l’autorité d’un préjugé et d’un scrupule. Mais il arrive un instant où, ayant acquis toute sa force, un seul mot prononcé provoque son essor. Une fois au grand jour, elle domine, entraîne, commande. Tenez, en ce moment, je me sens transporté. Jusque-là, je n’avais fait que vous entendre ; d’aujourd’hui seulement je vous vois, vous êtes belle, oui, bien belle, Élise.

ÉLISE, se levant.

Mais, Armand, qu’entends-je ?

ARMAND, s’exaltant de plus en plus.

Élise, nous ne devons pas résister à cette inspiration soudaine. La conformité de nos âmes rend désormais impossible la séparation de nos existences. Dans une heure, je dois me battre avec Honoré, qui ne souffre que dans sa vanité, car il ne vous aime pas. Ce combat n’aura pour résultat que de nous éloigner pour jamais l’un de l’autre. Aucun lien ne vous retient ici. Je suis libre, j’ai une grande fortune, nous pourrons être heureux ; fuyons, ne perdons pas un instant.

ÉLISE.

Mais, malheureux, vous perdez la tête !

ARMAND.

Non, Élise, je t’aime.

(Il tombe à ses genoux.)
ÉLISE.

Calmez-vous, je vous en supplie, vous vous méprenez.

ARMAND.

Mais pourquoi résister encore, lorsque vous avez avoué à Honoré.

ÉLISE, bouleversée.

Il y a là quelque terrible méprise, Armand ; remettez-vous, et écoutez-moi.

ARMAND.

Que voulez-vous dire ?

ÉLISE.

Honoré me trompe depuis deux ans ; d’aujourd’hui seulement j’en ai la preuve certaine. Pourtant je l’aime ; oui je l’aime plus follement que jamais.

ARMAND.

Vous vous trompez.

ÉLISE.

Non, malheureusement non. Je rougis de ma faiblesse, de ma lâcheté ; mais chaque effort que je fais pour détacher mon cœur en resserre encore les liens.

ARMAND.

Mais pensez donc qu’il ne vous aime pas, lui !

ÉLISE.

Oh ! ne répétez pas cette phrase cruelle ; car, voyez-vous, Armand, le sentiment qui reste s’accroît encore du sentiment qui s’en va.

ARMAND.

Mais alors que voulait dire… ?

ÉLISE.

Mue par un sentiment que je ne saurais analyser, j’ai voulu me venger, en faisant croire à Honoré que moi-même j’avais cessé de l’aimer, et qu’un autre avait fixé mon cœur. J’espérais peut-être, grâce à cette ruse, éclairer son âme et le ramener près de moi.

ARMAND, blessé.

Ainsi, Élise, je vous ai servi d’instrument.

ÉLISE.

Oh ! pardon, Armand. Je n’aurais jamais voulu vous faire l’acteur de cette triste comédie ; mais Honoré, livré à lui-même, a cherché sans doute quel pouvait être ce rival imaginaire, et ses soupçons sont tombés sur vous, j’en suis sûre maintenant ; aussi tout à l’heure, je ne pouvais vous comprendre.

ARMAND, s’essuyant le front.

Il y a parfois des coïncidences malheureuses dans la vie ; Élise, oubliez ce que je viens de vous dire.

ÉLISE.

Je vous jure, Armand, que je n’en ai déjà plus le souvenir.

ARMAND.

Maintenant, il faut absolument avoir une explication avec Honoré.

ÉLISE.

Armand, je vous en prie, différons-la.

ARMAND.

Impossible ; dans une heure, nous nous battons, et je ne veux pas courir la chance de le tuer. De plus, je ne puis pas rester dans une situation dont ma délicatesse souffre.

ÉLISE.

De la prolongation de son erreur dépend peut-être le bonheur de ma vie. Ce duel n’aura pas lieu, soyez-en persuadé. Ah ! dites-moi, et madame de Cercey ?

ARMAND.

Rassurez-vous, elle est partie railleuse et froissée. Quant à Honoré, il était furieux.

ÉLISE.

Ah ! mon Dieu, tant mieux !

ARMAND.

Qu’espérez-vous ?

ÉLISE.

Laissez-moi faire ; tenez, voici Honoré qui revient. Il est de toute nécessité que je lui parle, je suis sûre de réussir. Entrez dans cette chambre ; merci de votre aide.

ARMAND.

Élise, en toute circonstance comptez sur mon profond dévouement.

(Il entre dans la chambre.)




Scène XIV.


ÉLISE, HONORÉ.


HONORÉ.

Ah ! vous voici, madame.

ÉLISE.

Oui, monsieur.

HONORÉ.

Comme mesure de prudence, je vous conseille de dire adieu à votre amant ; car je me propose de le tuer avant une heure.

ÉLISE.

Mon Dieu, monsieur, ce qu’on se propose n’arrive pas toujours, et il serait très-possible que le contraire advînt.

HONORÉ, avec stupeur.

Ah ! mais vous êtes cynique. Voilà donc où tendent tous vos désirs : ma mort. — Et pourtant, vous poursuivez un rêve insensé, folle que vous êtes.

ÉLISE.

Pourquoi ?

HONORÉ, hors de lui.

Pensez-vous pouvoir épouser l’assassin de votre mari ?

ÉLISE.

Si vous aviez bien voulu me laisser continuer, vous vous fussiez épargné la peine de débiter toutes ces folies. Ce duel ne peut avoir lieu.

HONORÉ.

Ah ! je comprends, je viens de vous éclairer à propos, n’est-ce pas ? Mais vous vous trompez, ce duel aura lieu et à l’instant encore ; je le tuerai ou il me tuera, car il faut que l’un de nous deux reste sur la place.

ÉLISE, souriant.

Vraiment ! c’est de toute nécessité ? Et d’abord qui vous dit que ce soit Armand que j’aime ?

HONORÉ.

N’essayez pas de me dissuader. Et si vous n’avez devant vous que cette ressource…

ÉLISE.

Mais je pense que cette ressource serait puissante, si elle contenait une vérité. Enfin, en admettant la justesse de vos soupçons.

HONORÉ.

Quelle audace !

ÉLISE.

Veuillez m’écouter. Où seraient les motifs de votre haine contre Armand ?

HONORÉ.

Quoi ! il est votre amant, et vous osez… ?

ÉLISE.

Arrêtez-vous ici, monsieur, vous devriez être le premier à me défendre et le dernier à me trouver coupable. Si j’avais été faible comme vous, je ne serais pas venue vous en faire l’aveu ce matin. Heureuse dans ma passion, je n’aurais rien négligé pour prolonger une situation qui me mettait à même de la satisfaire. J’ai agi au rebours, en acceptant la lutte avec courage. N’ayant plus l’illusion de votre amour, j’ai eu la loyauté de recourir à votre aide. Je voulais sauver votre honneur, et c’est vous maintenant qui, par votre sot orgueil, allez le perdre.

HONORÉ, précipitamment.

Que voulez-vous dire ?

ÉLISE.

Je veux dire que par ce duel vous signez votre déshonneur. Quelle qu’en soit l’issue, il sera demain l’objet de toutes les conversations de Paris, et la cause qu’on lui prêtera n’est pas douteuse.

HONORÉ.

Il me faut donc supporter… ?

ÉLISE, avec dignité.

Quoi ? Vous seriez bien embarrassé de le dire ; mais, si vous aviez quelque sincérité, vous avoueriez que vous êtes profondément blessé dans votre vanité. L’idée d’une rivalité vous est insupportable. Il vous était doux de penser qu’infidèle, je continuais de vous aimer comme par le passé. Votre triomphe se complétait par la douleur de la victime. Mais mon indifférence vous a jeté dans un dépit voisin de la fureur.

HONORÉ.

Madame !

ÉLISE.

En obéissant à un mouvement de colère et d’amour-propre froissé, vous avez commis une maladresse que je vais essayer de réparer. D’ailleurs, ce matin, je vous ai fait une promesse, et je veux la tenir.

HONORÉ.

Il s’est passé tant de choses depuis quelques heures, que je n’en ai plus le souvenir.

ÉLISE.

Je m’étais engagée à lutter tant qu’il me resterait des forces.

HONORÉ.

Eh bien ?

ÉLISE.

Eh bien ? j’en ai juste assez pour partir.

HONORÉ.

Partir ! comment ?

ÉLISE.

Ne voyez-vous pas qu’il me faut tout mon courage pour prendre une semblable résolution. Pourtant je n’hésite pas. Un heureux hasard nous permet d’expliquer naturellement ce départ. Cette mission que veut vous confier le ministre, vous allez l’accepter à l’instant, et demain nous partirons pour l’Allemagne.

HONORÉ, à part.

Oui, j’aime mieux l’Allemagne que… (Haut.) Soit, j’y consens.

ÉLISE, à part.

Ô bonheur ! (Haut) En annonçant cette nouvelle, j’aurai le sourire sur les lèvres, de façon que personne ne pourra soupçonner un regret.

HONORÉ.

Ainsi, Élise, vous n’êtes pas coupable ?

ÉLISE.

Puis-je mieux vous le prouver ? écrivez au ministre. (Honoré s’assied et écrit.) Je pense, monsieur, qu’à défaut d’affection, vous me devez votre estime.

HONORÉ, pliant la lettre.

Sans doute, puisque c’est le seul sentiment auquel vous attachiez de l’importance ; car en me suivant, Élise, vous laissez ici la plus noble partie de vous-même.

ÉLISE.

Et ne laissez-vous rien à madame de Cercey ?

HONORÉ, haussant les épaules.

Ah !

ÉLISE, à part.

Je respire. (Haut) Je vous demande encore une chose indispensable, de serrer la main d’Armand devant la baronne.

HONORÉ, vivement.

Oh ! je n’y consentirai jamais.

ÉLISE.

Mais souvenez-vous donc que votre honneur en dépend, et qu’une rupture entre vous et lui, avant votre départ, donnerait créance aux plus fâcheuses interprétations.

HONORÉ, à part.

C’est vrai, après ce qui s’est passé tantôt avec la baronne. (Haut.) Soit.

(Un laquais annonce la baronne de Cercey.)




Scène XV.


HONORÉ, ÉLISE, LA BARONNE DE CERCEY.


LA BARONNE, à Élise.

Enfin, la voici cette chère égarée.

ÉLISE.

Quelle grâce de revenir pour moi !

LA BARONNE.

Ah çà ! j’espère que ces messieurs vous ont annoncé ma visite. Je vous enlève, chère belle.

ÉLISE.

Vraiment !

LA BARONNE.

Oui, l’Opéra offrira ce soir un coup d’œil assez curieux. Il faut absolument que vous y veniez avec moi.

ÉLISE.

Impossible.

LA BARONNE, regardant Honoré.

Pourquoi ?

HONORÉ.

Des préparatifs de voyage sont le seul motif de ce refus.

LA BARONNE.

Comment ! vous partez à la campagne, déjà ?

ÉLISE.

Non, madame ; mais, cédant à mes instances, monsieur de Ferguse accepte la mission dont le charge le ministre. Demain matin, nous prendrons la route de l’Allemagne.

LA BARONNE, piquée.

Ah !

HONORÉ, bas à la baronne.

Rester était une sottise ; j’ai voulu la réparer en suivant votre avis.

LA BARONNE, à Honoré.

Voilà qui s’appelle disparaître à propos. (Haut.) Ah çà ! j’espère que monsieur de Kernis fait partie de l’expédition.

ÉLISE, avec naturel.

Ah ! mon Dieu, non, Armand reste. Mais où est-il donc passé ? Il causait à l’instant avec Honoré. Armand, venez donc rassurer la baronne.




Scène XVI.


HONORÉ, ÉLISE, LA BARONNE, puis ARMAND, qui entre et salue la baronne.


ÉLISE, continuant.

Elle s’étonne beaucoup que vous ne nous suiviez pas en Allemagne.

ARMAND, à part.

Ils partent ; j’aime autant cela, l’absence ramènera un peu de calme dans mes idées.

LA BARONNE.

C’était pourtant une occasion d’étudier les maîtres.

ARMAND.

J’ai la prétention, madame, d’avoir terminé mes études.

LA BARONNE.

Moi, j’aurai bon besoin de les commencer, et si, en acceptant une place dans ma loge, vous étiez assez aimable pour me donner une leçon…

ÉLISE.

Armand, vous ne pouvez refuser.

(Elle fait un signe à Honoré.)
HONORÉ, pressant la main d’Armand avec effort.

Certainement, tu ne peux refuser. Ce cher Armand !

ARMAND, embarrassé.

Ce bon Honoré. J’accepte, madame. (À part) Oui, cela m’étourdira ; j’ai besoin de bruit, ce soir j’aime la musique de la seconde manière.

LA BARONNE.

Et maintenant, nous vous laissons tout à vos préparatifs. Croyez bien que mes meilleurs souhaits vous accompagneront pendant votre voyage. Eh bien, monsieur de Kernis, c’est le moment de faire vos adieux.

(Élise fait un signe à Honoré.)
HONORÉ.

Armand nous les fera demain, madame, en déjeunant avec nous.


(Le rideau tombe.)


FIN.




Paris. — Typographie Herruyer, rue du Boulevard, 7.