Un neveu, s’il vous plaît

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 181-300).


UN NEVEU, S’IL VOUS PLAÎT


COMÉDIE


EN TROIS ACTES ET EN PROSE
PERSONNAGES


Le capitaine STRIKER, négrier.

HORACE MALQUAIS.

VAULUCHET, inventeur,

GAMBIER, médecin,

CHAMPMAILLY, paysagiste, amis d’Horace.

ALBÉRIC DE TOURBRUNE, lieutenant de dragons.

EVRART, beau-père d’Horace.

BAZIN, vieux domestique.

LOUISE, femme d’Horace.

Mme DE SORIEU.

Mme EVRART.

FLEURETTE, femme de chambre.

La scène se passe, au premier acte, dans une bastide aux environs de Marseille, chez M. Evrart ; aux deuxième et troisième actes, aux environs de Paris, dans une campagne, chez Horace Malquais.

UN NEVEU, S’IL VOUS PLAÎT



ACTE PREMIER

Le théâtre représente un salon dans une élégante bastide des environs de Marseille. Trois portes au fond donnant sur une terrasse. La mer au lointain.




Scène I.


BAZIN, seul.

Oui, je ne me trompe pas, il y a juste trente ans aujourd’hui que M. Abel, le frère de madame, a disparu de la maison, après un coup de tête, sans qu’on pût savoir jamais ce qu’il était devenu. Cruel anniversaire ! Je ne puis penser encore à ce pauvre jeune homme sans verser des larmes ! Lui si doux, si charmant ! on eût dit une jeune fille ! Il était bien un peu léger, qui ne l’est pas à vingt ans ? Oh ! s’il était ici ce matin, il assisterait au mariage de sa nièce. Je l’ai aussi élevée, la chère petite, je l’ai portée dans mes bras, j’ai guidé ses premiers pas. Elle me tutoyait, elle m’embrassait ; l’enfance ne distingue pas les rangs. C’est une bien grande folie que de s’attacher ainsi aux enfants qui ne sont pas les vôtres. On assiste en spectateur à tout ce qui leur arrive, n’ayant aucun droit sur eux et ne pouvant pas conjurer le mal qui les menace. Oui, elle se marie, et je suis plus triste que s’il était question de ses funérailles. Je ne reste pourtant jamais étranger aux joies de la famille. Mais c’est qu’en vérité, au jour d’aujourd’hui, les fiancés font de singulières figures. De mon temps, qui disait amoureux disait joyeux ; maintenant, le contraire c’est le genre. Cette union rétablit la fortune de mon pauvre maître, fortune bien compromise, hélas ! Aussi est-il dans la joie. Allons, voici encore des invités. Le cortége est parti depuis une heure. Ils sont en retard, malgré les chemins de fer. Quelle pitié que ces inventions-là !



Scène II.


BAZIN, CHAMPMAILLY, GAMBIER, VAULUCHET. (Ils portent chacun une petite valise et une couverture attachée par une courroie.)


BAZIN.

Que demandent ces messieurs ?

GAMBIER.

Enfin, voici une figure humaine. Imaginez-vous, mon brave homme, que nous sommes entrés par les jardins.

CHAMPMAILLY.

Et comme ils sont immenses, nous avons failli nous perdre.

VAULUCHET.

C’est concevable, quand on ne connaît pas le chemin.

BAZIN.

Ces messieurs sont sans doute invités à la noce ?…

GAMBIER.

Mais oui, et nous venons de Paris à Marseille pour y assister.

BAZIN.

Sauf votre respect, messieurs, je dois vous dire que vous ne verrez pas la cérémonie.

CHAMPMAILLY.

Comment, ils sont partis ?

VAULUCHET.

Déjà ?

BAZIN.

Il est onze heures et demie.

GAMBIER.

Ah çà ! mais à Marseille les mariées ne sont donc pas toujours en retard ? J’avais compté sur la longueur de la toilette, sur les mille péripéties d’un pareil jour.

BAZIN.

Sauf votre respect, monsieur, vous êtes venu par le chemin de fer ?

VAULUCHET.

Et comment, diantre, voulez-vous qu’on vienne ?

BAZIN.

Hélas ! messieurs, j’ai l’air d’un vieux fou, d’un radoteur, mais avec vos chemins de fer on n’arrive jamais.

CHAMPMAILLY.

Ah ! le fait est que nous avons eu bien des arrêts, pour de l’eau, pour du charbon, que sais-je ? Mais avec la diligence c’était bien autre chose.

BAZIN.

Faites excuse, monsieur ; avec la diligence on se préparait à l’avance, on retenait sa place, on faisait sa malle la veille et on n’oubliait jamais l’heure du départ. Au jour d’aujourd’hui, on s’apprête au dernier moment, le train est parti, et on n’arrive pas… C’est le genre.

GAMBIER.

Dites donc, mon brave homme, est-ce que vous n’avez jamais été en chemin de fer ?

BAZIN.

Dieu m’en préserve ! monsieur ; la prudence n’est pas défendue, et bien que je sois à la fin de ma carrière, je ne désire pas hâter ma dernière heure.

VAULUCHET, à part.

Peste soit du bavard. (Haut.) Dites donc, messieurs, au lieu de poursuivre une conversation interminable, nous ferions mieux de demander une chambre afin de passer un habit pour nous rendre à l’église.

GAMBIER.

Vauluchet a raison. Moi, d’abord, j’aime voir marier. Eh bien, mon ami, pouvez-vous disposer d’une chambre ?

BAZIN.

Ah ! messieurs, en ce moment je ne saurais vous répondre, malgré tout le respect que je vous dois. La maison est en tumulte, je suis obligé de surveiller tout. Ah ! messieurs, il faut une tête, voyez-vous, une tête ! La mienne est déjà fendue.

VAULUCHET, à part.

Le fait est qu’il a un petit air fêlé.

CHAMPMAILLY.

Eh bien, mais puisque la maison est déserte, nous allons nous accommoder ici. Il s’agit de passer un habit et de mettre une cravate.

BAZIN, solennel.

Du moment que la décence est respectée, messieurs, vous pouvez rester dans ce salon. Au retour de mes maîtres, je pourrai m’occuper de vous trouver un appartement convenable. Ces messieurs désirent-ils prendre quelque chose ?

GAMBIER.

Non, cela nous couperait l’appétit, et il le faut intact pour le déjeuner. Merci, allez à vos affaires, mon brave. Votre nom ?

BAZIN.

Bazin, si vous voulez bien le permettre.

(Il s’incline et sort.)



Scène III.


les mêmes, moins BAZIN.
GAMBIER.

Ah ! quel bon type de domestique !

VAULUCHET.

Il est lugubre comme un employé des pompes funèbres.

CHAMPMAILLY, tirant son habit de sa valise.

Savez-vous que c’est charmant de nous être ainsi rencontrés !

GAMBIER.

Oui, c’est singulier, dans le même compartiment, sans nous être donné rendez-vous.

VAULUCHET.

Trois amis de collége qui se rencontrent à une noce.

GAMBIER.

Messieurs, c’est un bon pronostic.

CHAMPMAILLY.

Dites donc, savez-vous si notre ami Horace fait un riche mariage ?

GAMBIER, regardant autour de lui.

Dame, à en juger par l’apparence, cette propriété est une des plus belles bastides des environs de Marseille.

VAULUCHET.

Mes chers amis, vous n’y êtes pas du tout.

GAMBIER ET CHAMPMAILLY, s’arrêtant au moment d’entrer leur habit. — Ensemble :

Bah !

VAULUCHET.

Moi, j’aime à savoir, rien que pour m’instruire.

GAMBIER.

Eh bien ?

VAULUCHET.

Eh bien, il y a eu de la fortune, mais il n’y en a plus.

CHAMPMAILLY.

Diantre !

VAULUCHET.

Seulement Horace, en épousant Mlle Evrart, reconstruit la fortune de son beau-père, qui est armateur, lequel continuera ses affaires de plus belle, grâce à son gendre.

CHAMPMAILLY.

Alors c’est un mariage d’amour.

VAULUCHET.

Vous l’avez dit. Ils se virent, ils s’aimèrent et ils s’épousent à l’heure qu’il est ; conclusion morale.

GAMBIER.

Cela ne m’étonne pas de la part d’Horace, c’est une nature chevaleresque, qui admet assez volontiers le roman dans son existence. Du reste, charmant garçon, plein d’esprit et de savoir.

VAULUCHET.

Ah ! il piochait ferme à Louis-le-Grand !

CHAMPMAILLY.

Messieurs, je m’associe de grand cœur à son bonheur futur.

VAULUCHET

D’autant plus que la mariée est un miracle de beauté et de talents.

GAMBIER.

Brune ou blonde ?

VAULUCHET

Brune. D’ailleurs, dans n’importe quelle couleur, quand une femme est réussie, jamais je ne conteste son genre de beauté.

GAMBIER.

Et moi aussi, je suis éclectique. Ah ! mes amis ! qu’y a-t-il de plus poétique qu’une jeune fiancée dont la couronne d’oranger frissonne sous le voile blanc, par ce ciel si pur, au bord de ces flots azurés ! Quel beau rêve que l’amour !

VAULUCHET, criant.

Est-il idéaliste pour un médecin !

GAMBIER.

Moi, l’idée d’un mariage d’inclination ne me répugne pas.

VAULUCHET

Ah ! mon ami, prends garde, c’est une fantaisie bien chère à notre époque.

CHAMPMAILLY.

Ah ! mais Horace peut se la passer. Il est fils unique, et son père est immensément riche.

GAMBIER.

Eh bien, mes amis, on l’acquiert cette fortune, et les efforts qu’on fait pour l’atteindre vous en rendent la jouissance plus douce encore. À quoi servent le travail, la science ? On commence par l’idée, on finit par le sentiment.

VAULUCHET.

Et la gloire, tu l’oublies…

GAMBIER.

Je ne la conteste pas. C’est maintenant que je me félicite d’avoir étudié. Me voici reçu médecin. À mon tour de songer à ma position. Mon père n’est pas riche ; c’est un magistrat de province. Le peu qu’il a, je veux le destiner à ma sœur.

CHAMPMAILLY.

C’est d’un bon frère.

GAMBIER.

Eh ! la pauvre enfant, que ferait-elle sans dot ? Ne faut-il pas acheter les maris maintenant ? Heureusement je suis là. À propos, je m’installe à Paris, rue de Rivoli, au deuxième étage. Je viens d’acheter un mobilier magnifique ; mon salon est en velours grenat. Tu comprends, il faut du solide pour le va-et-vient des clients. Puis, j’ai fait l’acquisition d’une pendule superbe de chez Richond ; un objet d’art, enfin Charles le Téméraire sur son cheval. Il faut deux hommes pour la porter.

VAULUCHET.

Mais dis donc, pour le moment qui paye ces frais-là ?

GAMBIER, mettant sa cravate.

Ce sont les derniers sacrifices de mon père, et je ne veux les considérer que comme des avances d’argent, que je lui restituerai dès que je serai en mesure de le faire, et cela ne tardera pas.

VAULUCHET.

Et toi, Champmailly, il ne te faut qu’un modeste atelier ?

GAMBIER.

L’art est chez toi une passion innée. Te rappelles-tu, Vauluchet, quand il dessinait des paysages fantastiques sur le dos du pion endormi ?

CHAMPMAILLY, se redressant.

Oui, fort jeune, j’ai eu l’intention d’une régénération dans l’art.

VAULUCHET.

Peste ! mon cher, comme tu y vas !

CHAMPMAILLY.

Toutes les notions artistiques de notre siècle, je compte les renverser. Oh ! j’arriverai à la gloire.

GAMBIER, à Vauluchet.

Il y arrivera.

CHAMPMAILLY.

Nous y arriverons tous trois par des voies différentes… et toi Vauluchet, que fais-tu ?

VAULUCHET.

Je vous présente un docteur en droit de cette année.

GAMBIER.

Alors, tu veux être l’appui de l’orphelin ?

VAULUCHET.

Oh ! non ; mais enfin on peut mettre avocat sur sa carte. Ça fait bien. Fût-on simplement employé à deux mille francs, la médiocrité de la position est déguisée par ce moyen.

GAMBIER.

Oui, c’est une idée.

CHAMPMAILLY.

Messieurs, nous causons et nous ne finissons pas de nous habiller.

GAMBIER.

Je suis prêt.

VAULUCHET, à Gambier.

Il a la cravate blanche d’ordonnance.

GAMBIER.

Songez donc, messieurs, que je représente aujourd’hui la Faculté de Paris.

VAULUCHET, à Gambier.

Tu parviendras, parce que tu as du physique.

CHAMPMAILLY.

On l’attirera dans les familles qui ont des filles à marier.

VAULUCHET.

Les femmes incomprises dans leur ménage viendront te consulter, puis les veuves à la recherche d’une consolation.

CHAMPMAILLY.

Heureux Gambier !

GAMBIER.

J’en accepte l’augure. Certes, je ne suis pas né avec le génie d’Hippocrate ; mais, Dieu merci, je ne suis point non plus un idiot. Mais nous ne verrons pas la cérémonie.

VAULUCHET, regardant dans les jardins.

Il y a toujours plus malheureux que soi. Voici qui peut nous consoler de notre retard. Cette jeune femme dont les traits sont bouleversés nous représente une retardataire. C’est une Parisienne, elle va manquer l’effet de sa toilette.



Scène IV.


les mêmes, Mme DE SORIEU.


Mme DE SORIEU.

Pardon, messieurs, suis-je bien ici chez M. Evrart ? Cette bastide est isolée, on ne rencontre personne, et je ne sais si j’ai suivi exactement les indications qu’on m’avait données à Marseille ?

VAULUCHET.

Oui, madame, vous êtes ici chez M. Evrart.

Mme DE SORIEU, à part.

C’est à peine si je respire.

GAMBIER.

Vous paraissez fatiguée, madame. Je vois, que comme nous, vous vous êtes hâtée pour assisterà la cérémonie.

Mme DE SORIEU, se levant pâle.

La cérémonie…

VAULUCHET.

Mais, madame, n’êtes-vous pas invitée au mariage de notre ami Horace Malquais ?

Mme DE SORIEU, retombant foudroyée.

Grand Dieu, c’est donc vrai ! (Haut.) Non, messieurs, mais je suis amenée ici par une affaire de la plus haute importance. Il me faut parler à l’instant à M. Horace Malquais.

CHAMPMAILLY, regardant ses amis avec étonnement.

Cela serait difficile, madame, Horace se marie en ce moment.

Mme DE SORIEU.

C’est impossible, il faut que je lui parle. Une voiture, de grâce !

VAULUCHET.

Calmez-vous, madame, accordez ce jour à notre ami, et demain peut-être pourra-t-il vous donner quelques minutes d’entretien.

Mme DE SORIEU.

Demain, demain, mais c’est à l’heure même que je veux lui parler. Où est l’église, messieurs ? j’aurai encore le courage de m’y rendre.


GAMBIER, bas à Vauluchet.

Oh ! mon ami, quelle aventure !… Je commence à comprendre maintenant.

CHAMPMAILLY.

Madame, c’est inutile, vous arriverez trop tard.

Mme DE SORIEU.

Non, la nécessité me donnera des forces.

VAULUCHET, bas à Gambier.

C’est une ancienne liaison qui vient réclamer ses droits. L’autre est brune, celle-là est blonde : il aime la variété.

(On entend sonner les cloches.)
Mme DE SORIEU.

Qu’est-ce que cela ?




Scène V.



Scène les mêmes, BAZIN.


BAZIN.

Messieurs, voici la noce qui revient de l’église, permettez-moi d’aller au-devant de mes maîtres.

Mme DE SORIEU.

Grand Dieu ! tout est fini !…

(Elle tombe évanouie.)
CHAMPMAILLY.

Elle est évanouie !

VAULUCHET.

Et la mariée qui arrive… Que faire ?

CHAMPMAILLY, à Gambier.

Mon ami, c’est le moment d’exercer ta profession ; nous n’y entendons rien, et nous devons aller au-devant des mariés.

GAMBIER, effrayé.

Comment ! vous me laissez seul avec une femme en pareil état ?…

VAULUCHET.

Tu trouveras bien moyen de la faire revenir.

GAMBIER.

Mais il y a de quoi perdre la tête.

VAULUCHET.

Mon ami, la médecine est un sacerdoce. Bon courage !

CHAMPMAILLY.

Oui, bon courage ! Et nous, ne faisons pas soupçonner cet incident, épargnons le scandale.



Scène VI.


GAMBIER, Mme DE SORIEU, évanouie.

Quelle histoire ! quelle affaire ! Comment en sortir ? Où vais-je transporter cette femme-là ? Moi qui me promettais tant de plaisir ! Quelle journée !… tout commence mal. Madame ! madame ! revenez à vous… Que pourrais-je lui faire prendre ?… Il faudrait quelque chose de puissant. Je ne sais où je suis. Comment me diriger dans une maison inconnue ? J’entends du bruit, la noce arrive. Madame ! madame ! Bazin ! Personne ne me répond… Que lui donner ?… de l’eau sucrée… oui, c’est cela, de l’eau sucrée, quelques gouttes d’eau de fleurs d’oranger. Ah ! Dieu merci, les idées me reviennent ; oui, mais avant, il est nécessaire de la faire disparaître de ce salon. Où conduit cette porte ? (Il ouvre à droite.) Une bibliothèque, un cabinet… Personne ne songe à lire aujourd’hui. Hâtons-nous, des pas se dirigent de ce côté.

(Il enlève Mme de Sorieu et entre à droite.)



Scène VII.


HORACE, LOUISE, en costumes de mariés, M. EVRART,

Mme EVRART, toute la noce, CHAMPMAILLY,

VAULUCHET.


M. EVRART.

J’ai tant de grâces à rendre, tant de remercîments à faire, que mon cœur déborde et que je ne puis exprimer ce que je ressens. (À Horace.) Ah ! mon ami, je puis enfin vous appeler mon fils… Que ne vous dois-je pas ?

HORACE, très-triste, s’efforçant.

Monsieur… mon père…

M. EVRART, ouvrant ses bras.

Maintenant j’ai deux enfants à embrasser !

(Il embrasse son gendre et sa fille.)
CHAMPMAILLY, à Vauluchet.

Que penses-tu de la tristesse d’Horace ?

VAULUCHET.

C’est à n’y rien comprendre.

(Ils s’approchent du marié.)
HORACE.

Merci, mes chers amis.

CHAMPMAILLY.

Comment donc !… mais j’espère que tu ne doutes pas de notre amitié. Nous fussions venus de l’extrémité de la terre. Présente-nous à ta nouvelle famille. Ta femme est ravissante.

HORACE, froidement.

C’est vrai. (À M. et Mme Evrart.) Je vous présente deux de mes meilleurs amis, MM. Vauluchet et Champmailly.

M. EVRART.

La main, messieurs, la main. Vous aimez notre fils, c’est vous dire que nous vous aimons. Notre joie est bien un peu obscurcie ; M. Malquais père n’a pu assister au mariage de son fils, il est pris d’un accès de goutte. Notre Horace en est tout soucieux, et je le comprends.

HORACE, à part.

Quel supplice ! (Haut.) Ne m’avez-vous pas dit que Gambier était avec vous ?

VAULUCHET, fait un signe à Champmailly.

Oui, il était ici tout à l’heure ; mais il s’est trouvé légèrement indisposé.

Mme EVRART.

Je vais donner des ordres.

CHAMPMAILLY.

Non, n’en faites rien, il se promène dans le jardin et se sent déjà mieux.

M. EVRART, à Louise.

Ma fille, venez remercier les amis de votre mari.

Mme EVRART.

Quel beau jour !

LOUISE, très-pâle, à part.

Oui, pour eux, mais non pour moi.

M. EVRART.

J’oublie en ce moment qu’il est midi passé, et que si les cœurs sont pleins, les estomacs sont creux. Messieurs, que chacun de vous se fasse le chevalier d’une dame. Tout est préparé au bout de l’allée des lauriers-roses.

VAULUCHET, à Horace.

Mon ami, j’ai deux mots à te dire. (Champmailly offre son bras à la mariée. — Ils sortent tous, à l’exception de M. et de Mme Evrart.)



Scène VIII.

M. et Mme EVRART.
M. EVRART.

Ah ! quelques moments de tête-à-tête nous feront plaisir. Eh bien, ma bonne Amélie, peux-tu croire à tant de bonheur ?

Mme EVRART.

Mon ami, je ne trouve pas d’expression assez forte pour remercier Dieu.

M. EVRART.

Il y a six semaines, nous étions perdus, ruinés… Des ennemis osaient même soupçonner ma délicatesse… il ne me restait plus qu’à chercher dans la mort une réhabilitation.

Mme EVRART.

Ah ! quelles angoisses ! mes cheveux en ont blanchi… Mais le ciel a eu enfin pitié de mes larmes.

M. EVRART.

Un sauveur s’est présenté.

Mme EVRART.

Mais toi-même, il y a vingt ans, avais arraché son père à une mort certaine. C’est donc une dette de reconnaissance.

M. EVRART.

Si peu de gens savent les payer ! Jusque-là, M. Malquais et moi étions dans une situation trop brillante, pour que l’un de nous réclamât un service à l’autre. Absorbés chacun dans nos affaires, nous paraissions mutuellement oublieux ; d’ail leurs, les fréquents voyages de M. Malquais avaient rendu entre nous des relations impossibles. Mais quand arriva l’affreuse catastrophe, un jeune homme, paraissant ignorer le malheur qui venait de nous frapper, se présenta. « J’aime votre fille, me dit-il, et je viens vous la demander. » Je lui avouai ma position. Il me répondit noblement que c’était Mlle Evrart qu’il aimait, et non les millions de son père.

Mme EVRART.

Quelle grandeur d’âme !

M. EVRART.

Il me dit enfin son nom. Quel saisissement ! le fils venait payer la dette du père, en cédant à l’élan de son cœur.

Mme EVRART.

Et comme le nom des Malquais est vénéré de tous, Horace, en entrant dans notre famille, fit taire à l’instant les bruits injurieux qu’on s’était plu à répandre.

M. EVRART.

Nous sommes sauvés, en faisant le bonheur de notre fille. Tant pis pour les incrédules qui ne croient pas à la Providence. Maintenant, voici notre bonheur solidement établi.

Mme EVRART.

Ah ! rien ne troublerait ma joie, si un triste souvenir n’était venu assombrir mon esprit.

M. EVRART.

Lequel ?

Mme EVRART.

Tu ne saurais croire que toute la journée l’image de mon frère, Abel, s’est constamment tenue devant mes yeux. Cette nuit, il m’est apparu dans tous mes rêves. Pauvre frère, comme il me manque aujourd’hui ! Ce serait le seul parent présent au mariage de notre Louise.

M. EVRART.

Allons, ma chère, fais tes efforts pour chasser ce qui pourrait amener un nuage sur ton front.

Mme EVRART.

C’était une nature si douce, si tendre !… exaltée, enthousiaste à l’excès malheureusement. Il disparut un jour, à la suite d’une folie. Nous n’en entendîmes plus parler.

M. EVRART.

Ma chère Amélie, sois raisonnable. N’oublie pas que nous nous devons à nos amis.

Mme EVRART.

C’est vrai, je vais les rejoindre, car notre absence pourrait leur sembler singulière. Viens-tu ?

M. EVRART.

Je te suis à l’instant, mais il est indispensable que je donne mes ordres à Bazin.

(Il sonne, Mme Evrart sort.)



Scène IX.


EVRART, BAZIN.


BAZIN.

Monsieur m’a appelé ?

EVRART.

Oui, mon brave Bazin. Eh bien, tout se passe-t-il convenablement ?… Et le déjeuner ?

BAZIN.

Sauf votre respect, monsieur, permettez-moi de me dégager de toute responsabilité sur ce point. Au jour d’aujourd’hui, on fait tout à l’envers… il paraît que c’est le genre.

M. EVRART.

Crois-tu que le repas ne soit pas tel que je l’ai ordonné ? Tout me vient de Paris pourtant.

BAZIN.

Autrefois, monsieur, chaque casserole avait son fourneau. Aujourd’hui un fourneau suffit pour trente casseroles. On les plante les unes sur les autres, du charbon dessus, du charbon dessous. Ce sont des piles qui s’élèvent à la hauteur d’un premier. Il paraîtrait que c’est le genre.

M. EVRART.

Eh ! mon pauvre vieux, tu tiens à tes anciennes coutumes ; mais il est nécessaire, vois-tu, d’accepter le progrès.

BAZIN.

Hélas ! monsieur !…

(Il tire son mouchoir de sa poche.)
M. EVRART.

Mais Bazin, tu es ridicule… Que signifient ces larmes, un pareil jour ?…

BAZIN.

Il n’y a pas que moi qui pleure, monsieur.

M. EVRART.

De qui parles-tu ?

BAZIN.

De mademoiselle, monsieur. Elle a le bonheur bien triste.

M. EVRART.

Mais cela est tout naturel… l’émotion de la cérémonie religieuse, les pensées qu’elle suggère…

BAZIN.

Et le marié est tout comme, monsieur.

M. EVRART.

Mon gendre est un homme sérieux, Dieu soit loué ! Il ne s’abandonne pas à la fougue de sa passion, comme ces jeunes écervelés qui procèdent en tout sans réflexion, quittes à regretter le lendemain ce qu’ils ont fait la veille. Horace pense aux engagements sacrés qu’il vient de contracter, et je ne doute pas qu’il ne se fasse la promesse intérieure d’y être fidèle.

BAZIN.

Ah ! monsieur.

M. EVRART.

Et, quant à la mélancolie de ma fille, ne s’explique-t-elle pas par son départ prochain. Chère enfant, elle va nous quitter.

BAZIN, sententieux.

C’est dans la nature, monsieur.

M. EVRART, impatienté.

Et que diantre ! c’est aussi dans la nature de regretter son père. Comment, l’enfant pleure sa nourrice, et la jeune fille, sur le seuil de la maison paternelle, ne donnera pas quelques larmes aux parents qui l’ont élevée ? Ah ! je ne puis te dire combien cette réserve dans sa joie me touche et m’enchante. Quand je vois ma Louise rêveuse, quand une larme brille dans ses beaux yeux, je me dis que, pour les nobles natures, « l’amour n’est jamais un prétexte à l’ingratitude. »

BAZIN.

Mais, monsieur, sauf votre respect…

M. EVRART.

Allons, paix !… tu es insupportable ; ne m’ennuie plus de tes rabâchages. Fais servir le déjeuner et dis aux domestiques que tous nos convives soient satisfaits. — Voici mon gendre qui se dirige de ce côté avec ses amis, ne le troublons pas.

(Il sort.)




Scène X.


HORACE, CHAMPMAILLY, VAULUCHET, GAMBIER.


HORACE.

Est-il possible ! elle est ici !…

GAMBIER.

Mon ami, sans nous, tu étais perdu.

CHAMPMAILLY.

Nous avons été superbes de sang-froid.

GAMBIER, s’essuyant le front.

Et il en fallait une fière dose !

HORACE.

Mais enfin elle est un peu calmée, n’est-ce pas ?… Ah ! tenez, je suis fou, j’ai la tête en feu ! Elle ! elle ! ici !…

GAMBIER.

Rassure-toi, elle est vraiment mieux. Oh ! les tempéraments blonds offrent de singuliers phénomènes. Je les ai constatés tout à l’heure. Quelle exaltation ! quatre attaques de nerfs successives. Quelle agitation ! et moi aussi, j’aurais besoin de fleurs d’oranger, maintenant.

HORACE.

Mes amis, un hasard fatal vous a fait connaître ce que j’eusse voulu cacher à tous les yeux. Je puis, n’est-il pas vrai ? compter sur votre loyauté et sur l’amitié que vous me portez, pour garder le plus rigoureux silence…

GAMBIER.

Mon ami, as-tu besoin de nous faire cette recommandation !

HORACE.

Songez, d’abord, que l’honneur d’une femme, la tranquillité d’une famille, reposent entièrement sur le secret le plus absolu.

CHAMPMAILLY.

Allons donc, tu nous blesses en insistant davantage.

GAMBIER.

Pense, Horace, que j’ai promis à Mme de Sorieu un entretien avec toi ; son agitation ne s’est un peu apaisée qu’à cette condition.

HORACE.

Ah ! mes amis, plaignez-moi.

(Ils lui serrent la main et s’éloignent. — Horace ferme les fenêtres, puis il

ouvre à droite. — Mme de Sorieu se précipite sur le devant de la scène et

regarde fixement Horace, qui n’ose soutenir sa vue.)



Scène XI.


HORACE, Mme DE SORIEU.


Mme DE SORIEU.

C’est pourtant vrai ! Est-ce croyable ? Oh ! oui, détournez la vue, craignez de rencontrer mon regard, vous qui n’avez pas craint de jouer avec ma vie ; car vous savez bien qu’elle est soudée à la vôtre.

HORACE.

Adrienne ! ayez pitié de moi.

Mme DE SORIEU.

Pitié de vous… quelle audace ! Voyons, monsieur, ne soyez pas lâche, quand on a fait le mal froidement, on sait le contempler de même.

HORACE.

Adrienne, écoutez-moi. Toutes les apparences m’accusent, mais vous ne tarderez pas vous-même à approuver ma conduite.

Mme DE SORIEU.

Moi, approuver votre conduite !…

HORACE.

Entre la passion qui entraîne et le devoir qui repousse, j’ai choisi le devoir.

Mme DE SORIEU.

Monsieur, vous mentez !

HORACE.

Adrienne !…

Mme DE SORIEU.

Oui, vous mentez. Mlle Evrart, votre femme enfin, est jeune et belle, dit-on.

HORACE.

L’ai-je vue seulement ?… L’image d’une femme, si belle qu’elle soit, ne s’est jamais mise entre nous. D’ailleurs, je l’eusse repoussée avec dédain, car elle m’eût empêché de te voir.

Mme DE SORIEU.

Comment pouvez-vous me parler ainsi, vous qui en épousez une autre !

HORACE.

Mais, malheureuse enfant, est-tu libre toi-même ? n’est-tu pas mariée ? ai-je pu te donner mon nom ?… Lorsque tu me captivas par l’éclat de tes charmes et la grâce de ton esprit, je n’eus qu’une seule idée, celle de t’attacher à moipar des liens indissolubles.

Mme DE SORIEU.

Eh bien ?…

HORACE.

Tu m’avouas alors que tu étais mariée, mais séparée de ton mari. Je t’aimais et je n’eus pas la force de m’éloigner. Toi-même tu avais trop tardé à me faire cette révélation.

Mme DE SORIEU.

Ah ! si je redoutais de la faire, c’était dans la crainte de te perdre. Mais enfin tu acceptas ma position et tu me juras un amour éternel en échange du mien.

HORACE.

Et je tins serment. Seulement il est des circonstances qu’on ne peut prévoir. L’honneur, le devoir, la reconnaissance, m’ont contraint à épouser Mlle Evrart.

Mme DE SORIEU.

Ah ! tâchez donc de m’en convaincre. L’amour est-il un sentiment si bas qu’on doive le sacrifier au vain scrupule d’une conscience timorée ? Horace, on raisonne quand on n’aime plus.

HORACE.

Je me suis souvenu que j’avais un père, Adrienne, et tant qu’un homme a la faculté de discerner, il ne lui est pas permis de mal faire.

Mme DE SORIEU.

Mais enfin, où voulez-vous en venir ? Quelle est donc cette obligation terrible ?…

HORACE.

Écoutez : Il y a vingt-cinq ans, un navire sombrait en vue du port de Marseille. Le canon avait retenti au milieu de la nuit, et les habitants, tirés de leur sommeil par le sinistre signal, se rendaient en foule sur le port. La tempête était ter rible, le ciel et la mer se confondaient dans une noire vapeur, et les mugissements lugubres des vagues glaçaient les esprits de terreur. On alluma des torches, et à l’aide des éclairs qui déchiraient la nue, on distingua quelques débris de navire, auxquels étaient cramponnés de malheureux naufragés. On s’efforça, en vain, d’opérer le sauvetage ; un petit nombre de victimes put être arraché à la mort, le plus grand nombre disparut dans les flots. Pourtant un infortuné luttait encore, avec une énergie incroyable, contre l’élément déchaîné. Aller à son secours présentait une mort certaine, plusieurs hardis matelots avaient perdu la vie en tentant de nouveaux efforts. Chacun alors refusa de s’exposer à de pareils dangers. Un homme s’élance alors, l’anxiété de tous est terrible ! montant avec la vague, retombant avec elle, il avance toujours et par vient jusqu’à celui qu’il veut sauver. Pendant quelques secondes ils semblent engloutis dans l’abîme ; un cri d’angoisse s’échappe de toutes les poitrines. Mais, Dieu merci, ils reparaissent tous deux à la surface, et le sauveur, avec des prodiges d’adresse, touche enfin le bord. Le sauveur, c’était M. Evrart ; le sauvé, c’était mon père.

Mme DE SORIEU.

Qu’entends-je !

HORACE.

Oui, M. Evrart, que ni la pensée de sa femme, ni celle de son enfant n’avaient pu arrêter dans sa générosité. Riche, heureux, aimé, il avait cédé à un de ces élans sublimes qui élèvent l’humanité au-dessus d’elle-même. Les mots sont impuissants pour exprimer la reconnaissance. Vingt-cinq ans après cet événement, mon père pouvait enfin la manifester.

Mme DE SORIEU.

Oh ! mon Dieu !

HORACE.

M. Evrart ruiné, attaqué dans sa réputation, était réduit au dernier désespoir. Mon père me fit venir. Horace, me dit-il, le moment est venu de prouver que je me souviens. Relever avec votre bien la position de M. Evrart ne suffit pas ; je ne souffrirai pas qu’on porte atteinte à son honneur. La protestation la plus énergique que je puisse faire, Horace, c’est de rechercher son alliance. Vous épouserez sa fille.

Mme DE SORIEU.

Et vous avez consenti ?

HORACE.

Non. J’ai voulu me défendre. J’ai tout confié à mon père, les déchirements de mon cœur, les vôtres. Horace, me dit-il, quand vous perdîtes votre mère, j’étais jeune, aussi, par conséquent, accessible comme vous à toutes les passions. Mais, vous étiez là, mon fils, et pour vous laisser un jour une fortune, et, ce qui est plus précieux encore, l’exemple, aucun sacrifice ne me coûta. Je n’ai jamais fait appel à votre reconnaissance ; aujourd’hui, seulement, je vous supplie, Horace, de ne pas être ingrat.

Mme DE SORIEU.

Mais moi, moi pourtant, que vais-je devenir ?… Je suis la seule victime.

HORACE.

Mon premier soin a été d’assurer ta position. J’ai vendu un bien que m’avait laissé mon aïeul. J’ai cet argent dans mon portefeuille ; deux cent mille francs… nul ne saura à qui j’ai donné cette somme, mes précautions ont été prises à cet égard.

Mme DE SORIEU.

De l’argent !

HORACE.

Adrienne, je t’en supplie, accepte. Oh ! si tu savais combien je souffre !

Mme DE SORIEU.

Si tu m’aimais, tu ne souffrirais plus maintenant ; tu as donné ton nom à Mlle Evrart, tu es quitte. Avec cette somme, nous pouvons être heureux. Partons. Oh ! ne résiste pas… Je t’aime tant ! Et puis, tu ne veux pas que je meure, n’est-ce pas ?… Partons, emmène-moi où tu voudras…

HORACE.

Adrienne, tu es cruelle ! Pourquoi essayes-tu contre ma frêle vertu la fascination de ton regard, celle de ta voix ? Ne me vois-tu pas assez misérable, assez insensé ?… Une fois sur cette pente de l’ivresse, qui pourra m’arrêter ?



Scène XII.


les mêmes, LOUISE, pâle.


LOUISE.

Moi, monsieur, qui vous aiderai à finir dignement ce que vous avez commencé avec courage.

Mme DE SORIEU.

Grand Dieu ! qu’elle est belle !

HORACE, atterré.

Louise !

LOUISE.

Mes oreilles viennent d’entendre ce que mon cœur et mes yeux m’avaient appris depuis longtemps.

Mme DE SORIEU, se cachant le visage.

Quelle honte !

LOUISE, s’approchant d’Horace.

Vous avez immolé votre amour, Horace, pour sauver l’honneur de ma famille ; vous avez fait votre devoir, à moi maintenant de remplir le mien. Ne redoutez pas que, forte de mon droit, je contraigne votre cœur ; mon dévouement ne sera pas au-dessous du vôtre. Moi aussi, je ferai un sacrifice, celui de cette jeunesse, de cet avenir qui me promettaient tant de joie. Vous êtes libre, Horace ; seulement, s’il est permis à celui qui reçoit d’imposer une condition, seulement dis-je, sauvez les apparences, et que chacun puisse croire à mon bonheur. Songez que votre fuite jeterait le désespoir là où vous avez fait renaître la sécurité ; songez encore qu’il jaillirait un soupçon sur la femme abandonnée.

HORACE.

Pardon, Louise, il suffit d’une noble parole pour remettre un homme en possession de lui-même. Je respecterai les liens qui nous unissent tous deux.

LOUISE.

Je vous ai dit, Horace, que vous étiez libre. Je n’accepterai jamais l’aumône d’un sentiment.

Mme DE SORIEU.

Ah ! madame, il vous aime.

LOUISE.

Pauvre femme, je vous plains. Il y a aussi loin de l’estime à l’amour que de la folie à la raison.

Mme DE SORIEU, exaltée.

Oh ! oui, je suis folle, insensée, misérable, et mon dés espoir vous semble de l’extravagance et du délire. Votre âme calme et pure ne connaît pas encore les angoisses de la passion.

HORACE.

Louise, si la fidélité du serment, si la durée d’un sentiment, même illégitime, a quelque grandeur, je ne suis pas sans excuse à vos yeux.

Mme DE SORIEU.

Vous le voyez, madame, il cherche à se justifier de son amour.

HORACE.

Adrienne, vous ne me comprenez pas.

Mme DE SORIEU.

Si, et je suis bien à plaindre… Là où je croyais voir une rivale, je trouve une victime ; là, enfin, où je voulais placer la haine, je place l’admiration.

LOUISE.

Vous n’avez pourtant rien à m’envier, ce me semble ?

Mme DE SORIEU.

Si, car plus votre rôle grandit, plus le mien s’efface. À votre beauté vient s’ajouter la supériorité du droit et le rayonnement du devoir accompli. Que serais-je désormais pour Horace, sinon la réalité vulgaire et décevante ; tandis que vous, vous serez l’idéal, le rêve qui excite et qui captive l’imagination.

LOUISE.

Ne craignez pas.

Mme DE SORIEU.

Mais si vous alliez l’aimer !…

LOUISE, d’une voix étouffée.

L’amour est fou quand il naît sans espérance, et j’ai toute ma raison. Allez, soyez heureuse ; je ne veux pas troubler l’harmonie de deux existences ainsi confondues l’une dans l’autre.

Mme DE SORIEU, bas à Louise.

Quoi ! vous consentez, vous renoncez, vous ne l’aimerez pas enfin ?

LOUISE, bas.

Je vous le jure. (Haut.) Mais d’où vient ce murmure de voix, ces pas précipités ?…

HORACE, à Adrienne.

Adrienne, sortez, sortez, qu’on ne vous surprenne pas ici.

Mme DE SORIEU.

Adieu, madame, j’ai votre serment. Horace, au revoir.

(Elle sort précipitamment.)



Scène XIII.


HORACE, LOUISE, M. EVRART, Mme EVRART, LA NOCE, LE CAPITAINE STRIKER.


Mme EVRART, bas.

Ah ! ma fille, je suffoque, j’étouffe de joie ! Si tu savais. Pourrais-tu jamais croire, ton oncle, mon frère, c’est merveilleux ! Au bout de trente ans…

LE CAPITAINE.

Corbleu ! oui, ma sœur, c’est bien moi. Il faut avouer que le temps est un habile magicien, car je veux être pendu au grand mât de perroquet si l’on retrouve en vous les vestiges d’une jolie femme. Mais qu’importe, il s’agit maintenant de votre fille, ma nièce. À côté de l’édifice qui croule, voici l’édifice nouveau. Mordieu ! ma sœur, je vous en fais mon compliment, vous vous êtes surpassée dans votre ouvrage. (Il s’avance sur le devant de la scène et regarde sa nièce en la retournant.

LOUISE.

Mais, mon oncle…

LE CAPITAINE.

J’ai étudié toutes les races, tous les types, et je puis dire que j’ignorais la beauté avant d’avoir vu ce minois-là. (Se tournant vers Horace.) Quant au mari, bien choisi… Riez donc un peu…

HORACE.

Monsieur…

M. EVRART

Ne vous froissez pas, mon gendre, ses nombreux voyages expliquent son originalité.

LE CAPITAINE.

Parfait ! belle constitution, rien de défectueux… touchez là, mon neveu, et quant à vous, ma nièce, suivez l’exemple de votre mère ; son œuvre est courte, mais bonne. J’ai là trente millions qu’il me faut placer sur la tête de quelqu’un ; c’est vous dire qu’un petit neveu sera le bienvenu. J’ai encore une absence d’un an à faire, après laquelle je me fixe près de vous, et d’ici-là, il y aura du nouveau, je l’espère.



Scène XIV.


les mêmes, BAZIN.


BAZIN, accourant.

Est-ce possible ! mon petit Abel de retour ! Où est-il, que je le serre dans mes bras ?… Mais je ne l’aperçois pas.

Mme EVRART.

Il est devant toi.

BAZIN

Grand Dieu !

LE CAPITAINE.

Cet invalide-là, c’est Bazin… Eh bien, vieil infirme, tu ne veux donc pas mourir ? À quoi es-tu bon maintenant ? On te sert plus que tu ne sers.

BAZIN.

Non, ce n’est pas lui, on ne change pas ainsi.

LE CAPITAINE.

Ah ! le fait est que je ne ressemble guère à cette sorte d’efféminé, à cette manière de chérubin que j’étais autrefois.

M. EVRART.

Avec quelle émotion devez-vous revoir votre patrie !…

LE CAPITAINE.

Corbleu ! me prenez-vous pour l’homme d’une ville, d’une province ?… Je suis l’homme de l’univers. Ces questions de climat, de localité, conviennent à la brute qui végète sur le coin de terre où la nature l’a jetée. Mais l’homme est fait pour se chauffer à tous les soleils. S’il a, comme l’animal, la faculté de se mouvoir, il a de plus que lui la volonté qui le dirige.

Mme EVRART.

Pourtant, mon frère, il y a un sentiment inné qui nous attache au sol qui nous vit naître.

LE CAPITAINE.

Laissez donc, votre amour de la patrie… c’est l’amour de l’immobilité. En vous voyant tous agglomérés dans un espace étroit et souvent aride, vous me faites l’effet de ces mouches qui se rassemblent uniquement sur un point de viande gâtée. Sachez que la terre doit être considérée dans son ensemble. Les lieux où l’abondance semble portée à l’exagération compensent la stérilité de certaines contrées. Songez que sans ces hardis voyageurs qui, les premiers, ont exploré l’univers, la moitié du globe mourrait de faim et l’autre d’indigestion.

GAMBIER.

Mais, capitaine, un petit nombre sont appelés à faire le tour du monde.

LE CAPITAINE.

C’est le malheur ; vous refusez à l’intelligence ce que vous accordez à la matière. Avez-vous jamais vu un corps acquérir la vigueur et la force sans espace et sans air ? Il en est de même pour l’esprit. Mais vous me faites tous parler et il me semble pourtant qu’un jour de noce un bon repas est plus précieux qu’un long discours. Allons, à table, et de la gaieté, morbleu ! de la gaieté !

LOUISE, rêveuse.

(À part.) Trente millions ! (Haut.) Ah ! mon oncle, pourquoi n’êtes-vous pas venu hier !…

LE CAPITAINE.

Pour la bonne raison, ma nièce, que je ne suis arrivé que d’aujourd’hui.

TOUS.

À table !




ACTE ACTE DEUXIEME.

La scène représente un petit salon. — Au fond, trois portes donnant sur un jardin ; porte à droite et à gauche. — Une table à droite, fauteuils.



Scène I.


HORACE, assis, BAZIN.


HORACE

Bazin, mes amis arrivent dans un instant ; vous ferez préparer des chambres pour les recevoir. Et mon oncle, que fait-il ?

BAZIN.

Sauf le respect de monsieur, monsieur doit savoir que je ne sers pas M. le capitaine. Voici quinze mois que monsieur est marié et je suis bien heureux d’être à ses ordres. Mais dès que M. le capitaine est entré dans la maison, et voici trois semaines de cela, j’ai supplié madame de me dispenser d’un pareil service.

HORACE

Il est vrai de dire que sa brusquerie de marin dépasse quelquefois les limites.

BAZIN.

Elle augmente tous les jours, monsieur, Jacob ne pourra pas servir à table, il est moulu.

HORACE.

Comment ?

BAZIN.

C’est comme j’ai l’honneur de le dire à monsieur. Monsieur le capitaine prétend qu’il ne peut commander que par signes, un coup de pied par-ci, un coup de poing par-là.

HORACE.

J’y mettrai bon ordre, Bazin, car à ce compte personne ne voudrait rester dans la maison.

BAZIN.

Faites excuse, monsieur ; aujourd’hui les domestiques sont sans dignité, et c’est à qui sera aux ordres de Monsieur le capitaine. Il paye si bien la casse, dit-on.

(On entend des voix.)
HORACE.

Mais, je ne me trompe pas, ce sont mes amis.



Scène II.


les mêmes, CHAMPMAILLY, VAULUCHET, GAMBIER.


CHAMPMAILLY, VAULUCHET, GAMBIER, ensemble.

Eh bonjour ! cher ami.

HORACE.

Je reçois à l’instant votre lettre, messieurs, sans quoi j’eusse envoyé une voiture à la gare.

GAMBIER.

Allons donc, mon cher, le temps est si beau et les champs sentent si bon, qu’il est préférable de venir à pied.

HORACE.

Je vous vois avec un plaisir extrême, j’avais peur que vous ne pussiez vous rendre tous les trois à mon invitation. Je craignais surtout que Gambier ne fût retenu à Paris par quelques malades sérieux.

GAMBIER, avec embarras.

Oh ! non, non, j’ai pu m’échapper, Dieu merci.

VAULUCHET.

Il s’est fait remplacer. Un médecin ou un autre, peu importe, c’est toujours la même ordonnance.

HORACE.

Vauluchet, à ce que je vois, n’a rien perdu de son esprit moqueur. Enfin, nous voici donc réunis comme autrefois à Louis-le-Grand. Avouez, messieurs, qu’absorbés comme vous l’êtes par un travail incessant, les vacances sont pour vous une douce chose.

VAULUCHET.

D’autant plus que j’aime par-dessus tout un repos incessant.

GAMBIER.

Ah çà ! mais il me semble que nous n’avons pas encore demandé comment se porte Mme Malquais.

HORACE.

Elle va très-bien, Dieu merci.

CHAMPMAILLY.

De plus en plus belle, suivant le bruit qui court ?

HORACE.

Si quelque chose peut être ajouté à la perfection, le bruit qui court est vrai.

GAMBIER

Il paraîtrait que le ménage va bien.

VAULUCHET

Hum ! hum !

HORACE.

Messieurs, tous les moyens de distraction sont mis à votre disposition : pêche, chasse, promenade à cheval, sur l’eau, et cætera.

GAMBIER.

Excellent ami !

HORACE.

Ah ! à propos, messieurs, je dois vous avertir de l’arrivée de notre oncle au milieu de nous. Vous vous rappelez bien, n’est-ce pas, celui qui fit explosion, il y a quinze mois, le jour de mon mariage ?

VAULUCHET.

Ah ! diantre, comment ne pas s’en souvenir !

CHAMPMAILLY.

Peste ! c’est une bonne affaire pour toi, ça.

HORACE.

Eh bien, là est votre erreur, j’ai peu de sympathie pour le personnage ; mais, par égard pour madame Malquais, j’affecte pour lui une grande déférence.

VAULUCHET.

Et tu fais sagement, sapristi ! bien que ton esprit libéral et généreux désavoue certains actes de la vie du capitaine, par exemple son commerce de chair humaine ; il a trente millions dans ses poches !

GAMBIER

Cela donnerait envie d’y fouiller.

HORACE.

Ma foi, mes amis, je m’inquiète fort peu de ses millions.

VAULUCHET.

Pardieu, mais on ne s’inquiète que lorsqu’on n’en a pas. C’est clair.

HORACE.

Malgré le court échantillon qu’il vous a pu donner de sa personne, vous avez dû juger de la bizarrerie de son caractère.

VAULUCHET.

À ce point, mon cher, que nous connaissons notre bonhomme à fond.



Scène III.


les mêmes, BAZIN, apportant un plateau.


GAMBIER.

Eh ! mais, je reconnais le vertueux Bazin.

CHAMPMAILLY.

Comment, vous avez quitté Marseille, mon brave ?

BAZIN.

Sauf votre respect, monsieur, j’ai cru mourir en voyant partir mademoiselle. Aussi m’a-t-elle permis de la suivre.

CHAMPMAILLY.

Ô modèle des valets ! Si je ne faisais du paysage par principe et par conviction, je retracerais ton image sur la toile, afin que les générations futures puissent t’admirer un jour.

BAZIN, sentencieux.

Monsieur est trop bon ; car on n’a pas de mérite à remplir des devoirs qui sont des plaisirs.

(Il s’essuie les yeux et sort.)
GAMBIER.

Quel brave homme !

VAULUCHET.

Oui, mais trop lamentable.



Scène IV.


les mêmes, FLEURETTE, accourant.


FLEURETTE.

Le capitaine se promène dans le parc, il désire parler à monsieur. Il jure, il sacre, il tonne.

HORACE.

Mes amis, permettez-moi de vous quitter un instant.

CHAMPMAILLY.

Comment donc ? mais nous serions désolés de te gêner en aucune façon.



Scène V.


les mêmes. (Ils trempent des biscuits dans des verres.)


VAULUCHET.

Voyons, nous sommes seuls maintenant, c’est le moment de parler à cœur ouvert. Êtes-vous contents, mes chers amis, de votre position réciproque ?

GAMBIER

Mon bon Vauluchet, si ma position était telle que je la souhaite, je ne serais pas ici. Va, la carrière que j’ai embrassée présente bien des déceptions.

CHAMPMAILLY.

Eh bien ! mais si tu te plains, que dirai-je moi ; car enfin le médecin est un impôt forcé : nul homme, quel qu’il soit, ne peut se soustraire à la maladie ; tandis qu’il n’y a obligation pour personne d’accrocher un tableau à sa muraille.

GAMBIER.

D’accord, le malade ne manque jamais, c’est le client qui fait défaut ; c’est-à-dire celui qui paye. Tu comprends la nuance ?

VAULUCHET.

Je la saisis parfaitement.

GAMBIER.

Qu’est-ce qu’il faut à un artiste ? un atelier bien éclairé, rien de plus. À un médecin, il faut autre chose. Il doit avoir un appartement convenable, un mobilier complet. J’ai trois mille francs de loyer et cinq cents francs de gages pour mon domestique, qui est de plus doué d’un appétit pantagruélique.

CHAMPMAILLY.

Oui, mais ce luxe te sert de réclame. Tu fixes l’attention publique ; tandis que l’artiste infortuné attend dans son atelier ; et Dieu sait qui y monte !

GAMBIER.

Joli, et pour couvrir mes frais, depuis quinze mois que j’exerce, j’ai accouché seize portières.

VAULUCHET.

Parbleu ! où trouver la fécondité, si ce n’est à la Sublime Porte !

GAMBIER.

Oui, seize portières, et de plus j’ai saigné vingt portefaix, pris de coup de sang par les grandes chaleurs. J’ai donné quelques consultations à des étrangers qui m’ont payé d’un beau salut. Ah ! j’omets quelques amis qui m’ont demandé mes conseils et à déjeuner.

VAULUCHET.

Tu vois que tu n’as pas été sans recevoir. Mais tu as sûrement négligé un détail important : à l’heure de la consultation, un médecin prudent doit étaler sur son bureau quelques pièces d’or, depuis cinq francs jusqu’à vingt francs ; il ne faut décourager personne. Inutile de dire que les grosses pièces sont en plus grand nombre que les petites. De cette façon, on fait comprendre au client, tout en conservant sa dignité, la manière dont on traite avec lui. Car la générosité prend plutôt sa source dans l’amour-propre que dans la grandeur d’âme.

CHAMPMAILLY.

Ceci est profondément vrai.

GAMBIER.

Mon ami, j’ai employé le moyen que tu m’indiques, mais, sache qu’il peut avoir de graves inconvénients.

CHAMPMAILLY, criant.

On t’a volé ?

GAMBIER.

Ah ! si ce n’était que cela, on en serait quitte pour exercer un peu plus de surveillance. Écoutez…

VAULUCHET.

Voyons l’histoire.

GAMBIER.

Un jour, c’était l’heure de ma consultation. Immobile et morne, je regardais au travers de mes rideaux de mousseline, afin que nul voisin ne pût soupçonner l’anxiété de mon attente. La main d’aucun client n’avait encore pressé le cordon de ma sonnette, lorsqu’un coupé s’arrêta à ma porte, et quelques secondes après la vibration d’un timbre vint agréablement chatouiller mon oreille. Mon domestique me dit qu’une dame est au salon. Je la fis attendre un quart d’heure, suivant l’usage, pour qu’elle ne se crût pas la seule arrivée, puis je l’introduisis dans mon cabinet. Elle était jeune, jolie et d’une distinction parfaite.

CHAMPMAILLY.

Scélérat !

VAULUCHET.

La dame t’avoue qu’elle a le plus grand désir de devenir veuve. Or, elle te choisit de préférence pour donner des soins à son mari.

CHAMPMAILLY.

Mais tais-toi donc, bavard !

GAMBIER.

Nous nous assîmes tous deux ; elle paraissait embarrassée.

VAULUCHET.

On le serait à moins.

GAMBIER

Je me rejetai sur le dossier de mon fauteuil et, clignotant des yeux pour me donner un air scrutateur, je cherchai à trouver chez ma cliente des symptômes de maladie ; elle murmura les mots honorabilité, arrondissement, bonne œuvre, que sais-je ?… Je commençai à trembler.

CHAMPMAILLY.

Ciel ! c’était une quêteuse.

GAMBIER

Vous l’avez dit. Je balbutiai…

VAULUCHET.

Aie !…

GAMBIER

J’étais pétrifié ! Je voulais alléguer une excuse. Oh ! me dit-elle, en jetant un regard assassin sur mon or étalé : « Quand on gagne l’argent si facilement, on le donne de même. » Elle s’en alla avec vingt francs. Ouf ! j’avais chaud ! Je n’en ai jamais entendu parler depuis.

CHAMPMAILLY.

Ceci est pour faire mentir le dicton qui prétend qu’un bienfait n’est jamais perdu.

GAMBIER.

Toi, mon ami, tu as l’exposition pour te faire connaître. C’est plus sûr et moins coûteux.

CHAMPMAILLY.

L’exposition ! mais tu ne sais donc pas que le jury repousse tout ce qui tend à s’élever au-dessus de la routine. Il est vrai que mes idées sont singulièrement hardies en art. Tu peux demander à Vauluchet, il te dira si ce que je fais ressemble à ce qu’on a vu jusqu’alors.

VAULUCHET.

Oh ! je l’avoue, ça ne ressemble même à rien du tout.

CHAMPMAILLY, satisfait.

Tu le reconnais toi-même ; mais on n’admettra mes idées que lorsqu’on aura lu un petit traité de huit cents pages que je termine en ce moment, pour expliquer ma manière.

VAULUCHET.

Huit cents pages !

CHAMPMAILLY.

Elles seront plutôt dévorées que lues.

VAULUCHET, à part.

Oui, par les rats.

CHAMPMAILLY.

J’envisage, le premier, le paysage au point de vue philosophique. Vois-tu, je pars d’un point. Tu me comprends ? Vauluchet fait un signe) Puis je déduis. Tu me comprends encore ?

VAULUCHET.

Comment donc ! si je te comprends, mais à tel point que je te prie de ne pas m’en dire davantage.

CHAMPMAILLY.

Malheureusement je répugne à parler de moi, ma modestie me perdra.

VAULUCHET.

Ah ! fichtre, tu m’étonnes.

GAMBIER.

Si vous m’en croyez, mes amis, nous cacherons à Horace les motifs de nos soucis. Nous avons parlé entre nous avec franchise, car notre position est la même, tandis que se plaindre à un ami dont la fortune est supérieure à la vôtre, c’est avoir l’air d’invoquer son aide, et, voyez-vous, l’amitié doit être un allégement et non un fardeau.

VAULUCHET.

Tu es grand de philosophie, mais tu n’arriveras pas, tu és trop naïf.

CHAMPMAILLY.

Eh bien ! toi qui ne l’es pas, arriveras-tu ?

VAULUCHET.

Moi, j’ai plusieurs cordes à mon arc.

GAMBIER.

Tu plaides ?

VAULUCHET.

Ah bien ! oui !

CHAMPMAILLY.

Tu es surnuméraire dans une compagnie de chemin de fer ?

VAULUCHET.

Fi donc !… je suis inventeur.

GAMBIER.

Farceur !

CHAMPMAILLY.

Ta seule invention consiste peut-être à te faire passer pour inventeur ?

VAULUCHET.

On me devra le perfectionnement du sirop sans sucre.

CHAMPMAILLY.

Qu’est-ce que tu me contes là ?

VAULUCHET.

Seulement il me faudrait des fonds, mais j’en trouverai. Chacun a la manie aujourd’hui d’avoir une grande fortune. Autrefois on piochait trente ou quarante ans dans la perspective d’amasser quelques petites rentes ; maintenant la médiocrité n’est acceptée par personne, aussi est-ce le siècle de la confiance. Il n’est pas d’entreprise absurde qui n’ait quelques dupes à faire, sur cette hypothèse de doubler, de tripler son capital. Voilà pourquoi l’inventeur a quelque chance de succès.

GAMBIER.

Ah ! ah ! le sirop sans sucre. Où est le dépôt ?

VAULUCHET.

Comment, le dépôt ? mais, mon sirop ne dépose pas.

GAMBIER.

Je le crois, il n’y a rien dedans. Mais tu ne comprends pas. Je te demande où l’on peut s’en procurer, parce que je n’irai pas dans cet endroit-là. Ah ! mon pauvre Vauluchet, ma clientèle, ton sirop sans sucre et les paysages philosophiques de Champmailly sont appelés, j’en suis sûr, aux mêmes succès.

VAULUCHET.

Si mon invention ne réussit pas, je passe à une autre.



Scène XII.


les mêmes, BAZIN.


BAZIN.

Si ces messieurs veulent passer dans la salle à manger, le déjeuner est servi et monsieur les attend.

VAULUCHET.

Eh bien ! Bazin, votre joie est à son comble, vous êtes près de votre maîtresse, près de l’aimable petit Abel que vous pleuriez depuis trente ans.

BAZIN.

Il est plus que jamais mort pour moi ; je frémis d’horreur.

VAULUCHET.

Pourquoi ?

BAZIN.

Un homme qui a fait la retraite des noirs !

CHAMPMAILLY.

La traite.

BAZIN.

Faites excuse, monsieur, j’ai dit la retraite.

CHAMPMAILLY.

Ah ! très-bien.

BAZIN.

Messieurs, celui qui a vendu ses semblables est capable de tout. (on entend jurer.) Messieurs, le voilà, je ne vous engage pas à rester.

GAMBIER.

Par exemple, nous allons lui serrer la main.



Scène VII.


les mêmes, LE CAPITAINE.


LE CAPITAINE, sans les voir.

Corbleu ! pour se contenir ici, il faudrait être empaillé. Voici trois semaines que ça dure. Diantre, j’y vois clair, mordieu ! ça ne se passera pas ainsi. (Frappant sur la table avec sa cravache.) J’ai besoin de calmant. Holà ! du café noir.

VAULUCHET, s’approchant.

Eh bonjour ! capitaine.

LE CAPITAINE.

(À part) Qu’est-ce que c’est que ça ? (Mettant la main à son chapeau) Salut.

BAZIN.

J’ai averti ces messieurs ; je n’ai plus qu’à m’en aller.

GAMBIER.

Nous ne sommes pas tout à fait étrangers, monsieur ; vous devez vous souvenir.

LE CAPITAINE, brutalement.

Je ne me souviens que de ce qui me frappe ou de ce qui m’est utile.

GAMBIER.

Alors il est impossible que vous ayez oublié le mariage de votre nièce ; or nous étions au nombre des invités.

LE CAPITAINE.

Le mariage de ma nièce, quelque chose de beau ! (Tirant son journal) Serviteur, messieurs, c’est l’heure consacrée à mon journal, et quand je lis je ne parle pas.

VAULUCHET.

Rien n’est plus logique ; nous allons déjeuner. Au revoir, capitaine, votre franchise est des plus avenantes.

(Ils sortent.)



Scène VIII.


LE CAPITAINE, FLEURETTE.


LE CAPITAINE.

D’où sortent ces trois pantins ? (Frappant sur la table.) Du café, corbleu !

FLEURETTE, accourant.

Ah ! monsieur le capitaine s’impatiente. (Câline) Est-ce que monsieur le capitaine n’a pas dormi ?

LE CAPITAINE.

Va te promener ; je veux des domestiques qui servent et qui n’interrogent pas.

FLEURETTE.

Ah ! monsieur le capitaine, je m’intéresse à votre santé ; vous êtes ingrat.

LE CAPITAINE, la repoussant.

Allons, allons, assez de guitare comme ça ! Ces suivantes françaises sont toutes de même : quand elles ont deux liards de gazillon sur la tête, des yeux en coulisse, une bouche en cœur, elles se croient tout permis.

FLEURETTE.

Monsieur le capitaine, qui a voyagé, peut faire la comparaison. Il paraîtrait que la femme de chambre française l’emporte sur celles de tous les pays.

LE CAPITAINE

Un peu plus rusée que les autres. Mille millions de tonnerre, les succès de suivante coûtent cher, j’en sais quelque chose ! à Monulutapa…

FLEURETTE.

Oh ! le drôle de pays !

LE CAPITAINE.

Je ne sais quel vent m’avait poussé là…

FLEURETTE.

Il y a des femmes de chambre dans ce pays-là ?

LE CAPITAINE.

Mordieu, oui, j’en rencontrai une, séduisante comme une sirène, rusée comme un renard.

FLEURETTE.

Elle était au service de quelque grande dame, sans doute ?

LE CAPITAINE.

Diantre, oui ! de la reine de la tribu.

FLEURETTE.

Elle habillait la reine ?

LE CAPITAINE.

Dans ces contrées-là, on ne s’habille pas.

FLEURETTE, cachant ses yeux.

Quelle horreur !

LE CAPITAINE.

Non, ça dépend. Du reste, tu as raison d’avoir des mœurs, la petite. Tu y perdrais trop à cette mode-là.

FLEURETTE, piquée.

Par exemple !

LE CAPITAINE.

Va, va, ta robe ne me fait pas illusion ! Ta poitrine est trop étroite de trois doigts, tes coudes sont pointus et tes jambes effilées.

FLEURETTE.

Ah ! c’est trop fort !

LE CAPITAINE.

Corbleu, non, ce n’est pas trop fort, puisque c’est trop maigre. Tu as beau dire, je connais l’espèce, j’en ai vendu, j’en ai acheté. Allons, file, bavarde, dis à M. Malquais qu’il faut que je lui parle à l’instant. Depuis ce matin, nous avons l’air de jouer à cache-cache. Tu m’entends. Eh bien, tu es encore là ?

FLEURETTE.

Et l’histoire de Monulutapa ?

LE CAPITAINE, brandissant sa cravache.

Corbleu, qui ose prononcer ce nom-là devant moi ?

FLEURETTE.

Monsieur le capitaine croit toujours parler à des nègres.

LE CAPITAINE.

Mille tonnerres, c’était le bon temps ! et parfois il me monte au cerveau des réminiscences de ma vie passée, alors je vois tout en noir.

FLEURETTE.

Et vous traitez les gens de même.

LE CAPITAINE.

Veux-tu bien t’en aller, toi. Tiens, mendiante, voilà qui te donnera des jambes.

(Il jette une pièce d’or.)
FLEURETTE.

C’est ce que je voulais.

(Elle sort.)



Scène IX.


LE CAPITAINE, seul.

Monulutapa ! Souvenir odieux. Pour me punir d’avoir apprécié le mérite de la suivante, la reine se vengea de telle sorte, que, de retour, il ne me restait plus qu’à solliciter une place d’inspecteur au grand harem de Constantinople.

(Faisant siffler sa cravache.)



Scène X.


LE CAPITAINE, FLEURETTE, puis HORACE.


FLEURETTE.

Voici, monsieur. (À part) Il faut que j’écoute à la porte.

HORACE.

Vous me cherchiez, mon oncle !

LE CAPITAINE.

Je voudrais bien savoir pourquoi vous m’appelez votre oncle, vous ?

HORACE

M. de La Palisse vous répondrait : C’est parce que je suis votre neveu.

LE CAPITAINE.

Et pourquoi êtes-vous mon neveu ?

HORACE

Monsieur, si cette plaisanterie poussée plus loin peut vous amuser, j’ajouterai que je suis votre neveu, parce que j’ai épousé votre nièce.

LE CAPITAINE.

Corbleu ! vous appelez cela épouser une fille, vous.

HORACE.

Je ne vous comprends pas.

LE CAPITAINE.

Vraiment, vous ne me comprenez pas ? Eh bien ! je vais m’expliquer.

HORACE.

Que se passe-t-il ici qui puisse vous choquer ?

LE CAPITAINE.

Il ne se passe rien, entendez-vous, rien ; et si vous m’avez pris pour un aveugle ou pour un benêt, je vous ferai voir que je ne suis ni l’un ni l’autre.

HORACE.

Je crois, monsieur, que madame Malquais n’a pu se plaindre d’un manque d’égards envers elle.

LE CAPITAINE.

Des égards, des égards, mordieu ! Il n’y en a que trop, d’égards ! J’arrive quinze mois après votre mariage, je me prépare à entendre le chant d’une nourice, les cris d’un enfant ; rien. Je regarde ma nièce et je vois sa taille menue et déliée comme un brin de jonc.

HORACE.

Vos observations sont d’une inconvenance..

LE CAPITAINE.

Il n’y a d’inconvenant, entendez-vous, que ce qui est contraire à la nature. Voici trois semaines que je ne ferme pas l’œil, j’observe.

HORACE.

Tant pis, monsieur ; les veillées sont nuisibles à la santé.

LE CAPITAINE.

Oui, oui, raillez à l’aise ; sachez qu’un capitaine de vaisseau a l’habitude de l’insomnie. Le salut de son navire le force à exercer une surveillance qui bien des fois le tire du plus pro fond sommeil. Il ne doit jamais s’abandonner complétement à la vigilance de son équipage, car, voyez-vous, l’homme qui lutte tous les jours avec le péril y devient presque indifférent, et souvent même s’il fallait seulement le repousser du pied, il s’y exposerait plutôt que de sortir de son apathie.

HORACE.

Où voulez-vous en venir ?

LE CAPITAINE.

Toutes les nuits, je me promène en fumant ma pipe, comme je le faisais autrefois sur le pont de mon navire. Je fixe deux points lumineux qui scintillent au travers des vitres de vos croisées, immobiles comme deux ifs plantés à chaque coin d’une porte. Ces lumières éclairent votre chambre et celle de ma nièce, et j’ai beau me crever les yeux à force de regarder, aucune communication ne s’établit entre elles. Tudieu ! j’ai observé les étoiles, elles vous donneraient une leçon. Quand l’une file vers l’autre, c’est une planète amoureuse qui va au rendez-vous.

HORACE.

Monsieur, vous posez les questions d’une façon tellement brutale, que vous mettez les gens dans l’impossibilité de vous répondre de sang-froid.

LE CAPITAINE.

Ah ! vous êtes comme Numa Pompilius, vous réinstituez les Vestales, et votre femme est la première enrôlée ! Corbleu ! cela ne se passera pas ainsi. Je suis l’oncle, je n’ai plus qu’une nièce, une nièce qui me ressemble ; j’exige qu’elle me donne un héritier. Je me faisais une fête d’avoir plus tard un successeur digne de moi ; je l’eusse élevé, j’en eusse fait un homme, et ils sont rares à l’heure qu’il est.

HORACE.

Eh ! mariez-vous !

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce que vous dites ? Me marier, me marier, mais vous ne savez donc pas.

(Il s’arrête.)
HORACE.

Je sais, monsieur, que vous mettez ma patience à bout. Depuis votre arrivée, tout ici est bouleversé, vous frappez mes domestiques.

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce que ça me fait, j’en ai frappé bien d’autres. Mon héritage vaut trente millions et je n’ai pas envie d’en enrichir l’État.

HORACE.

Donnez-le à qui vous plaira.

LE CAPITAINE.

Ah ! vous traitez comme cela une fortune de trente millions, vous. Je conçois cela, c’est si facile à gagner.

HORACE.

Oui, monsieur, facile, quand on a recours à tous les moyens.

LE CAPITAINE.

Eh bien ! essayez donc de cette facilité-là, vous, et nous verrons comment vous vous en trouverez, monsieur le philanthrope. Le négrier est l’homme qui lutte non-seulement contre le caprice des éléments, mais encore contre les piéges tendus autour de lui. Ce marchand, doublé du soldat, se risque souvent seul au milieu des tribus les plus sauvages, sous ce soleil perpendiculaire qui brûle le cerveau, n’apercevant sur le sable que la griffe du tigre découpée en trèfle, ou le pied effleuré de la gazelle, défiant la ruse des chefs par son intrépidité et emportant enfin sa proie, comme le soldat emporte son butin après la bataille.

HORACE.

Monsieur, quand le courage ne prend sa source que dans la cupidité et l’intérêt personnel, il perd tout son prestige. Maintenant, monsieur, je n’ai plus qu’un mot à vous dire : madame Malquais seule a le droit de demander compte de ma conduite.

LE CAPITAINE.

Ma nièce, mais elle est lasse de la vie que vous lui imposez depuis son mariage. Elle veut à tout prix en sortir. Croyez bien que j’accélère le plus que je puis ses bonnes dispositions.

HORACE.

Comment, monsieur, c’est Louise qui vous a chargé d’une pareille mission ?

LE CAPITAINE.

Et pourquoi non ? Ce n’est pas qu’elle se soucie de vous au moins. Elle vous déteste.

HORACE, à part.

Je m’en doutais. (Haut.) Si madame Malquais veut une séparation, il est inutile de recourir aux tribunaux, je consens.

LE CAPITAINE.

Ah ! ah ! il est charmant ! une séparation, un divorce c’est-à-dire ; nous avons des preuves.

HORACE.

Oh ! monsieur, le divorce n’est point de notre époque.

LE CAPITAINE.

Ah ! dans ce cas, vous n’y gagnerez rien, monsieur ; car un mari, si inutile qu’il soit, sert toujours à quelque chose, monsieur ; il sert à avoir un amant, et j’y pourvoirai, moi, j’y pourvoirai.

HORACE.

Ah ! c’est trop d’insolence ! et je ne sais trop ce qui me retient encore ? Voici une heure qu’en vertu d’un lien de parenté je tolère vos inqualifiables propos ; mais vous allez me rendre raison.



Scène XI.


les mêmes puis LOUISE.


LOUISE, accourant.

Grand Dieu ! qu’y a-t-il ? d’où vient ce bruit ?

LE CAPITAINE.

Ah ! ah ! j’ai arrangé monsieur, de la belle manière.

LOUISE.

Comment ?

HORACE

Madame, je suis étonné de l’étrange procédé dont vous usez envers moi. Si vous désiriez une séparation, vous pouviez me la demander vous-même, sans en charger monsieur votre oncle. J’ajouterai qu’il peut se féliciter de porter ce titre, sans quoi je l’eusse traité comme il mérite de l’être.

(Il sort.)




Scène XII.


LE CAPITAINE, LOUISE.


LOUISE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

LE CAPITAINE.

Cela signifie que je suis arrivé à propos pour mettre bon ordre dans ton ménage.

LOUISE.

Mais qu’avez-vous dit à Horace ?

LE CAPITAINE.

Je lui ai dit qu’une femme se mariait pour avoir un mari.

LOUISE.

Mais comment avez-vous pu savoir ?

LE CAPITAINE.

Ah ! ça vous étonne ; vous croyez que je suis un homme à me laisser jouer ?…

LOUISE.

Mais, mon oncle, que vous importe. Je ne me plains pas ; cette position, je l’ai acceptée.

LE CAPITAINE.

Mais, moi, je ne l’accepte pas. Il ne sera pas dit que ma famille s’éteindra par le caprice d’un animal que je ferais volontiers sauter par la fenêtre.

LOUISE.

Cet homme dont vous parlez avec tant d’injustice a sauvé l’honneur et la vie de mon père.

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce que ça me fait à moi ! On vous a sacrifiée à l’intérêt de votre famille. Et je souffrirais ça ? Mille tonnerres, non !

LOUISE.

Sans ce mariage, mon père se tuait, vous le savez bien.

LE CAPITAINE.

Eh bien ! le grand mal, quand votre vieille ganache de père se serait fait sauter le caisson.

LOUISE.

Ah ! vous n’avez pas de cœur !

LE CAPITAINE.

Corbleu ! si, j’en ai. Mais quand un homme est arrivé à la fin de sa carrière ; quand son corps et son esprit n’offrent plus que stérilité, qu’il suive l’exemple du hanneton, qu’il rentre en terre, mordieu !

LOUISE.

Vous me faites horreur ! Ce que vous dites est monstrueux.

LE CAPITAINE.

Eh non ! c’est logique. La loi imposée à chaque être est de remplir son mandat. Nul n’est venu sans but ici-bas. Or, l’œuvre de la femme, c’est l’enfant.

LOUISE.

Cette question ne regarde que moi.

LE CAPITAINE.

Et mon héritage ?

LOUISE.

Mon Dieu, renoncez au neveu et ayez un fils, mariez vous.

LE CAPITAINE, exaspéré.

Ah ça ! mais ils sont tous enragés ma parole d’honneur Mariez-vous, mariez-vous…

LOUISE.

Mais c’est la chose du monde la plus naturelle.

LE CAPITAINE.

Naturelle ! Diantre, non, ce ne serait pas naturel.

LOUISE.

Qui vous empêche ?

LE CAPITAINE.

Corbleu, je suis allé à Monulutapa. C’est clair.

LOUISE.

Eh bien ! ce n’est pas un obstacle.

LE CAPITAINE.

Si, c’en est un ! Nous autres, marins, nous avons nos superstitions, nos croyances.

LOUISE.

Vous ! vous ne croyez à rien.

LE CAPITAINE.

Il y a des serments desquels on ne peut se dégager.

LOUISE.

Eh bien ! mon oncle, moi aussi, j’ai fait un serment, ne trouvez donc pas extraordinaire que je veuille le tenir.

LE CAPITAINE.

Est-ce que c’est la même chose ?

LOUISE.

Écoutez, mon oncle, vous vous êtes arrangé de telle sorte qu’il vous est impossible de rester ici plus longtemps, à moins de faire des excuses à Horace.

LE CAPITAINE.

Des excuses ! Ah ! ce serait drôle. Si je suis forcé de partir, je me dirige vers Marseille, chez vos respectables parents ; les bûches ! Et le premier qui me tombe sous la main…

LOUISE.

Quoi, vous les plongeriez ainsi dans le désespoir. Mais vous êtes fou ! Songez donc qu’ils me croient heureuse.

LE CAPITAINE.

Oui, mais vous ne l’êtes pas.

LOUISE.

Mais si, je le suis à ma manière. Une femme jeune, riche, n’est jamais isolée.

LE CAPITAINE, à part.

Que veut-elle dire ? (Haut.) Tu n’aimes pas ton mari, au moins ?

LOUISE, à part.

Flattons ses idées. (Haut.) Eh bien, non mon oncle, je vous l’avoue.

LE CAPITAINE.

À la bonne heure, tu es une brave fille. Eh ! comment n’es tu pas isolée, vivant ainsi séparée ?

LOUISE.

Je suis entourée d’hommages assidus, et les femmes sont légères, coquettes, elles s’amusent de ce qui flatte leur vanité.

LE CAPITAINE, à part.

Je comprends à demi-mot. (Haut.) Il fallait donc parler plus tôt, nous nous serions entendus.

LOUISE.

Vous n’irez pas à Marseille, il faut que mes parents ignorent toutes ces circonstances.

LE CAPITAINE, à part.

Sont-elles assez rusées, ces Européennes.

LOUISE, à part.

Si je pouvais le faire renoncer à Marseille. (Haut.) Mon oncle, vous êtes bon, vous m’aimez, restez près de moi, je vous en prie.

LE CAPITAINE, à part.

Oui, certes, il me faut observer les adorateurs de ma nièce, maintenant. (Haut.) J’y consens.

LOUISE.

Eh ! mon oncle, allez trouver Horace, exprimez-lui vos regrets d’un moment d’emportement. Vous vous réconcilierez.

LE CAPITAINE.

Corbleu ! moi, faire des excuses. Eh bien, soit. (À part.) Il les payera cher, mes excuses ; heureusement, ma vengeance n’est pas loin.

LOUISE, à part.

Enfin, j’ai gagné la partie. (Haut.) Voici les amis de mon mari qui s’avancent de ce côté, éloignons-nous et allons trouver Horace.

LE CAPITAINE, à part.

Ah ! on appelle cela recevoir des hommages…

(Ils sortent.)



Scène XIII.


VAULUCHET, GAMBIER, CHAMPMAILLY.


VAULUCHET, riant.

Superbe, messieurs, superbe !

CHAMPMAILLY.

D’où vient cette hilarité soudaine ?

VAULUCHET.

Ah ! j’ai à vous conter la chose la plus désopilante.

GAMBIER.

Un canard dans le journal ?…

VAULUCHET.

Ah bien oui ! Tenez, vous ne savez pas tout le parti qu’on peut tirer d’une femme de chambre.

CHAMPMAILLY.

Comment, déjà ?

VAULUCHET.

On ne saurait s’y prendre trop tôt quand on veut savoir, et grâce à ce désir immodéré de m’instruire, notre fortune est faite à tous trois.

CHAMPMAILLY.

Tu te moques.

VAULUCHET.

Non, messieurs, et si la métamorphose peut vous être agréable, je vais devenir solennel. La fortune, vous le savez, est aveugle ; souvent elle vous coudoie sans vous voir ; il est donné à nous, clairvoyants, de la diriger.

GAMBIER.

Où veux-tu en venir ?

VAULUCHET.

L’Australie est à nos pieds ; nous pouvons, à l’aise, exploiter la mine.

CHAMPMAILLY.

Mais explique-toi donc, tu es insupportable !

VAULUCHET.

M’y voilà. Les femmes sont bavardes, généralement, les caméristes le sont sans exception. Or, pour parler, il faut avoir quelque chose à dire. Entendre, écouter, deviennent donc nécessaires ; la curiosité est, pour apprendre, le meilleur stimulant. J’ai donc saisi Fleurette l’oreille appliquée à la porte ; un peu confuse, d’abord, d’être ainsi surprise, elle a fini par me confier la chose du monde la plus bouffonne.

GAMBIER.

Eh bien ?

VAULUCHET.

Eh bien ! j’ai su alors que le ménage Malquais n’est qu’un ménage en apparence. Monsieur va trois ou quatre fois la semaine à Paris, nous savons où. Le vieil ours d’oncle a tout découvert ; furieux, il vient de faire une scène à Horace ; il l’a menacé d’un remplaçant en termes clairs. Il lui faut un héritier à tout prix.

CHAMPMAILLY.

Il ressort de tout cela qu’Horace est un niais qui perdra l’héritage, parce que l’oncle se mariera ; il n’a pas plus de cinquante ans.

VAULUCHET, riant.

Impossible ! mon cher, le vieux sacripant a été victime d’une vengeance qui le force au célibat.

GAMBIER.

Mais c’est un conte des Mille et une Nuits.

VAULUCHET.

Pas du tout : Fleurette l’a entendu à la porte. Or, comme il prétend ne laisser son immense fortune qu’au fils de sa nièce, il cherche une occasion de réaliser son désir. Tout don Juan sera donc bienvenu auprès de lui.

CHAMPMAILLY.

Quel rapport avec nous ?

VAULUCHET.

Oh ! les idiots. Il s’agit d’acquérir les bonnes grâces du capitaine en entourant la nièce d’hommages.

GAMBIER.

Comment, la femme d’un ami…

VAULUCHET.

Un peu de galanterie ne nuit à personne, et nous avons, tous trois, trop de délicatesse pour pousser la chose plus loin, bien qu’Horace mérite une leçon.

GAMBIER.

Mon cher, ses torts ne légitimeraient pas les nôtres.

VAULUCHET.

D’accord, une fois dans l’amitié du capitaine, tout marchera bien ; seulement il faut nous entendre de façon qu’il ne soupçonne pas notre projet.

GAMBIER.

Avec ça qu’il est commode, ton vieux chenapan.

VAULUCHET.

Bah ! on apprivoise les animaux les plus féroces ; les uns avec le fouet, les autres avec des caresses. Nous étudierons d’abord de quel genre est la bête.

CHAMPMAILLY.

Ce n’est pas facile.

VAULUCHET.

Laissez donc, l’orgueil est un puissant levier ; nous flatterons les goûts du bonhomme sans affectation ; souvent même nous feindrons de n’être pas d’accord.

GAMBIER.

Convenu.

VAULUCHET.

Champmailly placera ses paysages philosophiques. Gambier sera son médecin à l’année ; car lorsqu’un homme a une aussi grande fortune, il n’a plus qu’une seule crainte, celle de ne pas en jouir.

GAMBIER.

Mais il est solide comme une pyramide égyptienne.

VAULUCHET.

Cela ne prouve rien. Tu auras le soin de l’alarmer un peu. Quant à moi, je réponds d’obtenir des fonds pour mon sirop.

CHAMPMAILLY.

Ma foi, l’idée est originale.

VAULUCHET.

Messieurs, si nous ne réussissons pas, c’est que nous sommes trois imbéciles.

GAMBIER.

Rien de plus juste.

VAULUCHET.

L’occasion vient au-devant de nous. Voici notre charmante hôtesse.



Scène XIV


les mêmes, LOUISE.


LOUISE, sans les voir.

Enfin Horace a accepté les excuses de mon oncle ; je lui ai fait comprendre que j’étais étrangère à tout ce qui vient de se passer. J’aime encore mieux son indifférence que sa haine. (Apercevant ces messieurs) Je vous croyais en promenade, messieurs. (À Champmailly) Quoi, vous ne faites pas un croquis ? la campagne est pourtant bien belle, elle a un éclat.

VAULUCHET.

Qui pâlit devant celui de vos yeux, madame.

CHAMPMAILLY, à Vauluchet, bas.

Dieu, que c’est plat ! (Haut) Moi, madame, je ne regarde jamais la campagne.

LOUISE.

Et vous êtes paysagiste ?…

CHAMPMAILLY.

L’art est dans la tête, madame, et non dans les yeux ; aveugle, le véritable artiste peut faire un chef-d’œuvre.

VAULUCHET.

À ce compte, mon cher, l’école des Beaux-Arts devrait être aux Quinze-Vingts. (Bas.) Est-ce que tu vas nous narrer tes huit cents pages d’impression.

(Gambier cueille une rose et la présente à Louise.)
LOUISE.

Oh ! la superbe rose.

(Elle l’attache à son corsage.)



Scène XV.


les mêmes, LE CAPITAINE.


LE CAPITAINE s’arrête sur le seuil de la porte et regarde cette scène.

Ah ! ah ! mon retour était nécessaire ; mes trois pantins sont à leur poste ; plus souvent que j’accepterai une descendance de leur façon ; mes petits amis, je vais procéder à votre démolition.

GAMBIER.

Aurions-nous le bonheur, capitaine, de jouir quelques instants de votre entretien.

LE CAPITAINE.

Oui, messieurs, c’est un plaisir que vous goûterez à l’aise, je vous jure, car ma compagnie ne vous fera pas défaut.

VAULUCHET, à Louise.

Il me semble, madame, que ce rayon de soleil blesse vos yeux, si je baissais le store ?

LOUISE.

Volontiers.

(Vauluchet baisse le store ; pendant ce temps, le capitaine prend sa place.)
CHAMPMAILLY.

Les gens sérieux doivent rechercher votre intimité ; ayant parcouru l’univers, que ne savez-vous pas ?

LE CAPITAINE.

Oui, vous avez raison, je sais beaucoup de choses, et, Dieu merci, je connais ma petite espèce humaine sur le bout de mon doigt.

CHAMPMAILLY.

Ça s’emmanche mal.

LE CAPITAINE.

Ma nièce, il y a ici une odeur suffocante.

LOUISE.

Je ne trouve pas, mon oncle.

LE CAPITAINE.

Et si fait, cette rose. (Il l’arrache et marche dessus.)

LOUISE.

Ah ! mon oncle, que faites-vous ?

LE CAPITAINE.

Sachez, ma nièce, pour votre gouverne, que la nature a fait pousser les fleurs en plein air, et non dans les plis d’un corsage.

LOUISE.

Mais !…

LE CAPITAINE.

Les parfums sont malsains, ils irritent les nerfs.

GAMBIER.

Pardon, capitaine, les femmes et les fleurs se confondent dans une même nature ; or, une rose sur le sein d’une femme, n’est-ce pas le plus ravissant bouquet ?

LE CAPITAINE.

Les bouquets ne sentent bon et les compliments ne sont agréables, qu’autant qu’ils ont de la fraîcheur ; et votre madrigal a la nouveauté d’un proverbe de Salomon.

VAULUCHET.

Il est charmant, le capitaine, la présence d’esprit ne lui manque pas un instant. À Paris, vous aurez cet hiver un succès formidable.

CHAMPMAILLY.

Vous êtes dans la plus belle phase de la vie ; vous êtes l’homme complet sur toutes les faces.

LE CAPITAINE, fronçant le sourcil.

Que voulez-vous dire ?

CHAMPMAILLY.

Complet, au point de vue des forces physiques.

VAULUCHET, à part.

Maladroit. (Haut.) Complet surtout sous le rapport de l’esprit.

LE CAPITAINE, le toisant.

Que signifie surtout ?

GAMBIER, à part.

Diantre ! Vauluchet se noie, (Haut.) c’est-à-dire, capitaine, que les qualités intellectuelles étant les plus précieuses et les plus rares, il insiste sur ce point. Voilà ce qui explique le mot surtout. (À part.) J’ai été habile cette fois-ci.

VAULUCHET.

Et, de plus, vous avez la fortune, le savoir. La mission que vous avez à remplir est superbe, il ne vous reste plus qu’à vous entourer de belles choses pour prouver à la société étonnée que vous êtes non-seulement un homme fort, mais un homme de goût, non-seulement un homme positif, mais un homme d’imagination.

GAMBIER.

À propos, capitaine, vous qui devez aimer tout ce qui n’est pas ordinaire, je vous engage à visiter l’atelier de Champmailly.

CHAMPMAILLY.

Heureux, monsieur, de me mettre à votre disposition. J’ai, en effet, quelques toiles sur lesquelles il vous sera peut-être agréable de jeter un coup d’œil.

LE CAPITAINE.

C’est bon, c’est bon, je n’en ai que faire en ce moment.

CHAMPMAILLY.

Je ne vous les impose pas, capitaine ; mais si vous le désirez, je ferai venir ici les plus remarquables et…

LE CAPITAINE.

Corbleu ! monsieur, je n’ai pas besoin de chemises, me prenez-vous pour une ménagère de province qui ne songe qu’à empiler du linge sur les rayons de son armoire ?

CHAMPMAILLY, piqué.

Pardon, monsieur, je ne suis pas industriel, mais artiste.

LE CAPITAINE.

Je ne vous en fais pas mon compliment. La toile, une fois tissée, demande à être cousue plutôt que barbouillée.

CHAMPMAILLY.

Monsieur, un de ces barbouillages, comme vous les appelez, vient d’être payé douze mille francs.

LE CAPITAINE.

Par douze mille sots !

CHAMPMAILLY.

Un seul a suffi.

GAMBIER.

Ah ! capitaine, si vous connaissiez les paysages de Champmailly !

LE CAPITAINE.

Ah ! oui, des herbes trop cuites dans des flots de lait caillé ; on intitule cela : Effet du matin.

CHAMPMAILLY.

Monsieur !

LE CAPITAINE.

Pour douze mille francs, j’aurais un carré de terre, dans lequel je pourrais respirer à l’aise, me délier les jambes, réjouir ma vue et récolter du blé.

CHAMPMAILLY, à part.

Vandale ! va.

VAULUCHET.

Capitaine, bravo ! Vous ne comprenez que la question utilitaire, vous êtes dans le vrai ; l’industrie, c’est-à-dire le moyen d’étendre et de vulgariser les produits de la nature, de substituer l’abondance à la parcimonie de la terre. Que diriez-vous, par exemple, si je vous fabriquais un sirop sans un atome de sucre ?

LE CAPITAINE.

Je dirais que je n’en veux pas boire ; voilà tout.

VAULUCHET.

Allons donc, capitaine, vous avez l’esprit trop large pour connaître le préjugé, vous en goûteriez, d’autant plus que l’amidon en fait la base.

LE CAPITAINE.

L’amidon ?…

VAULUCHET.

Oui, l’amidon, c’est merveilleux.

LE CAPITAINE.

Que me chantez-vous avec votre amidon ? auriez-vous l’intention de m’empeser comme une fraise d’Henri IV ? Je suis classique, moi, et j’envoie à tous les diables les inventeurs qui fabriquent le café avec la fane de carotte, le lait avec l’eau de puits et le sucre avec l’amidon. La terre est assez vaste pour satisfaire à toutes nos exigences. Cultivez-la, morbleu ! cultivez-la !…

GAMBIER.

Je partage votre opinion, capitaine : l’art ne peut en rien suppléer à la nature, et les raisons d’hygiène nous forcent à repousser les tentatives hardies, mais souvent funestes, de l’esprit humain.

VAULUCHET.

Je te préviens que ceci a besoin d’être discuté, savant docteur.

LE CAPITAINE.

Ah ! vous êtes médecin, vous ? (Il s’incline.) Eh bien ! j’en suis bien aise, j’ai un malade à vous procurer.

CHAMPMAILLY.

Vous voyez un infortuné qui a été obligé de fuir Paris, pour se soustraire momentanément aux exigences de sa clientèle.

GAMBIER.

Quoi qu’il en soit, capitaine, du moment que le malade est recommandé par vous…

LE CAPITAINE.

Oh ! il a suffisamment de titres à votre intérêt, puisque c’est vous-même. Vous devriez songer que la meilleure enseigne pour un médecin, c’est sa bonne mine.

LOUISE.

Mon oncle !

LE CAPITAINE, examinant Gambier.

Nature rachitique, poitrine creuse, œil cerné, pommettes rougeâtres ; vous avez les poumons endommagés, mon bon.

GAMBIER.

Moi, par exemple !

LE CAPITAINE.

Riez donc un peu.

GAMBIER.

Mais !

LE CAPITAINE.

Riez donc, vous dis-je.

GAMBIER.

Vraiment !…

LE CAPITAINE, soulevant sa lèvre.

Pardieu, j’en étais sûr, je m’y connais, j’en ai vendu, j’en ai acheté. Soulevez la lèvre d’un homme et vous ferez souvent une singulière découverte. Ce n’est pas plus difficile que cela.

LOUISE.

Mais, mon oncle, vous êtes fou.

CHAMPMAILLY.

Il paraîtrait, monsieur, que l’homme à qui la fortune a souri se croit le droit de tout dire.

LE CAPITAINE.

Chance, veine, étoile, ô ! les bons mots inventés pour justifier les imbéciles et les dispenser de toute combinaison ! Il se peut, certes, que le hasard fasse une fois la fortune d’un sot ; mais sachez qu’il n’appartient qu’à l’homme habile de la refaire quand il l’a perdue.

VAULUCHET.

Oui, quand on n’a pas les chances contre soi.

LE CAPITAINE.

Allons donc ! c’est l’homme qui doit faire les circonstances. Ah ! j’ai eu aussi de rudes angoisses dans ma vie. Il est terrible de perdre en une heure le fruit de plusieurs années de travaux ; mais, corbleu ! on se rattrape. Il y a quinze ans de cela, le Scorpion recevait dans ses flancs la plus belle cargaison de Cafres qu’on pût voir, « ce que nous appelons grains de maïs, » nous autres traitants, en terme de commerce ; constitution musculaire et robuste, nette et saine — comme un verre rincé ; peau lustrée comme le feuillage du camelia. La traversée touchait à sa fin, le temps avait été favorable, la mer était douce et tranquille comme une femme qui dort. Nous avions bien supporté une petite perte, mais si petite que ce n’est pas la peine d’en parler.

LOUISE.

Quoi donc, un orage ?

LE CAPITAINE.

Oui, un orage qui, nous ayant obligés à boucher les écoutilles, nous enleva dix têtes prises de coup de sang, soixante piastres de perdues. Qu’importe ! le reste se portait à merveille, grâce à l’exercice que je les obligeais à faire sur le pont. Quand, par mon ordre, ils montaient de la cale, le fouet invitait à la gaieté ceux qui s’abandonnaient à une nostalgie intempestive.

LOUISE.

Ah ! ne continuez pas, car vous avez perdu toute notion humaine.

LE CAPITAINE, riant.

Dans ce temps-là, la loi Gramont n’était pas encore passée. Un beau matin, j’aperçus à l’horizon un point noir qui ressemblait singulièrement à une voile. Je m’élançai sur ma lorgnette. Mille millions de tonnerres ! c’était un navire. Animal ! m’écriai-je à l’homme de vigie, toi qui dois nous servir de fanal, tu es planté là comme un éteignoir sur un cierge. Il tremblait de tous ses membres, car il savait le capitaine Striker peu caressant dans ses punitions. Je ne la lui fis pas attendre, corbleu ! il ne l’avait pas volée, car une nouvelle inspection me faisait reconnaître la présence d’un croiseur anglais. Ce n’était pas drôle, s’il venait à soupçonner notre commerce. L’enjeu était gros ; le temps était trop clair pour éviter sa poursuite ; il fallait se décider vite ; c’était rude, je passai la main sur mon front et je prononçai le fiat.

LOUISE.

Que voulez-vous dire ?

LE CAPITAINE.

Eh ! mais, une minute après, ma cargaison d’ébène prenait le frais au fond de la mer. Trois cents gaillards à trois ou quatre mille francs pièce, faites le compte.

TOUS.

Ah ! quelle horreur !

LE CAPITAINE.

Corbleu ! oui, ça peut s’appeler une débâcle, aussi je quittai le trafic.

LOUISE.

On a plus de pitié des animaux.

LE CAPITAINE.

Mais c’est une espèce pire, celle qui est l’intermédiaire entre l’homme et la bête. Cette faculté d’examen et de comparaison qui lui reste encore, malgré l’exiguïté de son cerveau, ne sert qu’à lui faire haïr toute nature supérieure à la sienne. Si nous ne la dominions, elle nous étoufferait ; son respect est de la peur ; son obéissance, de la lâcheté.

LOUISE, se levant.

Les pays barbares dans lesquels vous avez vécu vous ont faussé le jugement. La supériorité de l’homme n’est pas dans son plus ou moins de cervelle, elle est dans son âme, la plus sublime des facultés morales, seule capable d’équité, de sensibilité, de dévouement. Elle rend tous les hommes égaux, quel que soit le degré d’intelligence auquel chacun de nous s’arrête. Car n’est-ce pas, en quelque sorte, égaler le génie que de le reconnaître ? L’animal se soumet à la force et à la peur ; l’homme se soumet volontairement, par un sentiment de justice et d’admiration.



Scène XVI.


les mêmes, BAZIN.


BAZIN.

Un monsieur, dont la voiture vient de se briser à la porte du château, demande si l’on veut bien lui accorder, quelques instants, l’hospitalité ?

LOUISE.

Oui, certes, et je veux voir moi-même.

(Elle sort.)

Scène XII.


CHAMPMAILLY, VAULUCHET, GAMBIER, LE CAPITAINE.


CHAMPMAILLY.

Monsieur, puisque madame Malquais est partie, il nous est au moins permis de vous adresser une question : Quel rôle prétendez-vous nous faire jouer ici ?

LE CAPITAINE.

Eh mais ! celui que vous me destiniez : le rôle de niais.

GAMBIER.

Vous nous prêtez des intentions, monsieur.

LE CAPITAINE.

Ah ça ! vous croyez donc que je ne vois pas votre jeu, de puis une heure que vous posez en ménestrel près de ma nièce ? Vous tonnez contre la traite des noirs ; mais vous essayez celle des blancs. Vous n’êtes pas de force. J’ai donc un petit air naïf, pour qu’on veuille ainsi m’exploiter ? Vous en voulez à ma nièce et à mon argent.

VAULUCHET, à part.

Prenons de l’aplomb. (Haut.) C’est trop fort, et je ne supporterai pas de pareilles interprétations.

LE CAPITAINE.

Eh bien ! ça me va, la main me démange ; voilà trois semaines que je me contiens.

VAULUCHET.

Faites attention que nous sommes trois.

LE CAPITAINE.

Parbleu ! vous pouvez bien vous en adjoindre trois autres ; six roquets de votre espèce ne me feront pas peur.

GAMBIER.

Retirez le mot, monsieur, retirez le mot !

LE CAPITAINE, s’approchant.

Voulez-vous que je vous tire les oreilles et que je vous en voie à fond de cale, vous ?…

CHAMPMAILLY.

Mais c’est de la sauvagerie !

LE CAPITAINE.

Ah ! vous désirez avoir une leçon ? soit. Choisissez les armes. Voulez-vous le sabre d’abordage ? c’est un outil très amusant.

CHAMPMAILLY.

Vous nous proposez une arme que nous ne pouvons accepter.

LE CAPITAINE.

Alors prenons le pistolet, corbleu ! (Il en décroche un) Tenez, ce n’est pas plus difficile que cela : indiquez-moi un but, et je vous réponds que je ne le manquerai pas d’un fil.

VAULUCHET, à part.

Diantre ! ça prend une tournure stupide. (Haut.) Ventrebleu ! capitaine, vous savez bien qu’un duel entre nous est impossible ; on ne tue pas l’oncle d’un ami

LE CAPITAINE.

Mais, en revanche, on peut tuer l’ami de son neveu, hein ! qu’en dites-vous ?

GAMBIER, à Vauluchet.

Mais il est ridicule de reculer !

VAULUCHET, bas.

Tu ne vois donc pas que cet animal nous embrocherait comme des mauviettes. (Haut.) Allons, capitaine, prenez ce qui vient de se passer pour une plaisanterie. Il faut confesser que nous sommes tous un peu vifs ; mais le mot lâché, on n’y pense plus.



Scène XVIII.


les mêmes, HORACE, soutenant un jeune homme décoré, LOUISE.


HORACE.

Entrez, monsieur, entrez. (Regardant) Vous vous amusez à faire des armes ?

LE CAPITAINE, railleur.

Oui, et ces messieurs me paraissent d’une jolie force.

HORACE.

Monsieur vient d’être victime d’un accident qui aurait pu avoir les suites les plus graves.


ALBÉRIC. (On fait asseoir Albéric.)

Mon cheval est un peu vif et j’ai le tort de l’être beaucoup plus que lui. L’orage est venu nous surprendre en route. Je gagnais le chemin de fer, et, craignant de manquer le départ, je pressais ma bête. Un immense tronc d’arbre qui barrait le passage, et que je me suis obstiné à lui faire franchir, a été la cause de son emportement. Dans sa course effrénée, le tilbury s’est fracassé, et, si je n’eusse sauté à temps, ma foi, j’aurais subi le même sort. J’en suis quitte pour une légère entorse.

LE CAPITAINE, à part.

Voici un gaillard dont la mine me revient. (Haut.) Une en torse, ça me connaît, jeune homme. Quelques heures de repos, imprimer un léger tour à la jambe, ce n’est pas plus malin que cela. Tenez : (Il lui tourne violemment la jambe.) (À part) Il n’a pas bronché ; allons, cela s’appelle de l’énergie.

ALBÉRIC, à Louise.

Désolé, madame, de vous importuner ainsi.

LOUISE.

Comment donc ! monsieur ; nous sommes heureux de vous procurer un peu de soulagement.

ALBÉRIC, au capitaine.

Merci, monsieur ; je me sens vraiment mieux, et d’ici à une heure je pourrai reprendre ma route.

LE CAPITAINE, à part.

Oui, oui, compte que je te laisserai partir comme cela.


FIN DU DEUXIÈME ACTE.


ACTE TROISIÈME.

La scène représente un salon ; porte au fond, fenêtre avec balcon sur le côté ; porte à droite avec une imposte vitrée.



Scène I.


LE CAPITAINE, seul.

Ne pas saisir l’occasion au vol, c’est attendre que l’oiseau se soit posé sur la branche pour tirer dessus. Striker, mon ami, tu es fort, et tu es fin. Si tu ne fixes pas le choix de ta nièce, il pourra bien n’être pas d’accord avec le tien. C’est étrange, j’ai la rage de la famille depuis qu’il m’a fallu y renoncer pour mon compte personnel. À mon retour de Monulutapa, lorsque je me suis vu cette immense fortune, j’ai compris combien la vie est courte. J’ai senti alors le besoin de la prolonger en ajoutant une existence à la mienne, c’est-à-dire s’identifier à un être auquel je transmettrais mes goûts, mon activité ; dans lequel je pourrais, en quelque sorte, me réincarner. Ah ! monsieur Malquais, vous vous opposez à mes projets ; ah ! vous avez la plus belle femme du monde et vous vous adressez à une autre ; de plus, je vous ai fait des excuses, nous avons un compte à régler. Il me va, cet officier de dragons ; aussi je ne dois pas le laisser partir. Ce n’est pas facile ; il veut s’en aller. Si cordiale que soit l’hospitalité, les instances ont des bornes, quand elles s’adressent à un étranger. Ne tirerai-je pas de mon vieil arsenal de ruses et d’expédients quelque chose qui soit convenable pour la circonstance ? (se promenant) Voyons donc, voyons donc… c’est cela ; j’y suis. Il me reste aussi à éloigner Horace… une lettre anonyme… m’y voilà, et à l’œuvre. (Écrivant.) « Votre maîtresse vous trompe ; rendez-vous ce soir chez elle, et vous aurez des preuves de sa trahison. » Maintenant, déposons ce petit avertissement dans la boîte aux correspondances ; Horace n’entre pas ici sans y regarder. Qu’ai-je encore à faire ? Ah ! coffrer mes trois comparses. Où cela ? dans la cave ? non ; ce moyen ne me paraît pas praticable. Comme je regrette ma cale ! Cette chambre me paraît parfaitement disposée pour mon projet. Cette imposte vitrée me servira d’observatoire. Quand il y a un obstacle, on le brise avec sa cravache. (Il casse la vitre.) Là.



Scène II.


LE CAPITAINE, BAZIN, accourant.


BAZIN.

Quel est ce bruit ? qu’y a-t-il ?

LE CAPITAINE.

Ah ! c’est toi, vieux cerveau ébréché, tu ouvres les portes, tu ne fermes pas les fenêtres, et les deux airs cassent les vitres.

BAZIN.

Sauf votre respect.

LE CAPITAINE.

Allons, allons rengaine ta vieille formule et approche.

BAZIN, à part.

Je ne suis pas poltron, mais je tremble de tous mes membres.

LE CAPITAINE.

Surtout ne prends pas l’air effaré d’un phoque piqué du harpon, cesse de rouler tes yeux comme des billes, ouvre tes oreilles, ne flageoles pas sur tes jambes, écoute et obéis.

BAZIN.

Je suis attentif.

LE CAPITAINE.

As-tu l’administration de la cave ?

BAZIN.

Sauf votre respect.

LE CAPITAINE.

Encore ?

BAZIN.

J’ai toujours eu l’habitude de parler avec déférence.

LE CAPITAINE.

Parle vite, j’aime mieux ça.

BAZIN.

Je disais donc que monsieur avait bien voulu me confier la surveillance générale de la maison.

LE CAPITAINE.

Très-bien, il me faut ce soir les plus fines bouteilles.

BAZIN.

Mais…

LE CAPITAINE.

Pas de réflexions. Que dis-tu de tes vins du Rhin ?

BAZIN, dignement.

Je ne bois que de l’eau, monsieur.

LE CAPITAINE.

Tu as raison, c’est la boisson qui convient aux bêtes.

BAZIN.

Moi, me comparer.

LE CAPITAINE.

Chut ! Tu monteras trois bouteilles de johannisberg, trois de jurançon, le vin de Henri IV, ventre saint-gris, c’était un joyeux compagnon ; de plus, deux bouteilles de chypre et deux de xérès, tu m’entends.

BAZIN.

Mais il y aura de quoi griser toute une caserne.

LE CAPITAINE.

Pas de réflexions. Lorsque je te donnerai l’ordre d’atteler deux voitures, tu n’en attelleras qu’une.

BAZIN.

Mais sauf… c’est-à-dire j’exécute les ordres tels qu’on me les donne et…

LE CAPITAINE.

Suffit, tu m’as compris, va-t’en.

BAZIN.

Mais.

LE CAPITAINE.

Veux-tu que je devienne démonstratif.

(Il fait siffler sa cravache. Bazin se sauve.)



Scène XII.


LE CAPITAINE, ALBÉRIC.


ALBÉRIC.

Je vous cherchais, capitaine, pour vous adresser mes remercîments et mes adieux.

LE CAPITAINE.

Comment ! vous partez déjà ? un peu plus de repos vous était nécessaire, pourtant.

ALBÉRIC.

Je vous assure que je me sens très-bien. Je vous félicite, vous avez vraiment un grand talent chirurgical.

LE CAPITAINE.

La nécessité est la source de toute science. Il faut bien qu’un homme éloigné de ses semblables trouve des ressources en lui-même ; et je me suis vu plus d’une fois en pareille circonstance. — Dites-moi, vous retournez chez vous au moins ?…

ALBÉRIC.

Non, je dois être à Paris ce soir.

LE CAPITAINE.

Soit, mais il vous est toujours facile de partir deux heures plus tard.

ALBÉRIC.

Impossible, je suis attendu à heure fixe.

LE CAPITAINE.

Peste soit du contre-temps. C’est que vous n’imaginez pas, jeune homme, à quel point vous m’inspirez de sympathie.

ALBÉRIC.

Ma foi, elle est partagée, je vous jure. Votre cordiale franchise est tout à fait dans mes allures. Du reste, vous pouvez croire que le lieutenant de Tourbrune n’oubliera pas le service que vous lui avez rendu.

LE CAPITAINE, frappant sur son front.

De Tourbrune ? attendez donc… Avez-vous encore votre père, jeune homme ?

ALBÉRIC.

Hélas ! non, j’ai eu le malheur de le perdre pendant la campagne de Crimée. Il n’eut même pas la joie de nouer à ma boutonnière le petit bout de ruban que voilà. Six ans se sont écoulés et cette perte me semble encore récente.

LE CAPITAINE, à part.

Quelle chance ! il est mort, il ne viendra pas me démentir. (Haut.) Mais alors je ne me trompe pas, il s’appelait… son petit nom enfin ?

ALBÉRIC.

Robert.

LE CAPITAINE.

Eh ! oui, Robert, c’est bien cela ; plus tard il devint… c’est particulier le mot ne me revient pas.

ALBÉRIC.

Ingénieur en chef.

LE CAPITAINE.

Vivat ! jeune homme, tombez dans mes bras, vous êtes le fils de mon meilleur ami. Ce cher Tourbrune !…

ALBÉRIC.

Est-il possible ?…

LE CAPITAINE.

Sans doute, nous avons fait nos études ensemble… je le vois encore.

ALBÉRIC.

C’est singulier, je n’ai jamais entendu prononcer votre nom par mon père.

LE CAPITAINE.

C’est tout simple, Striker est un nom de guerre ; mes habitudes m’ont valu ce sobriquet, et je l’ai gardé depuis.

ALBÉRIC.

C’est cela. Ainsi vous êtes l’ami de mon père ?…

LE CAPITAINE.

Comment donc ? mais Pythias et Damon n’étaient à côté de nous que de la neige fondue.

ALBÉRIC.

Vraiment !

LE CAPITAINE.

Quelle belle nature que votre père !

ALBÉRIC.

Oui, essentiellement honnête.

LE CAPITAINE.

Aussi comme nous nous entendions… Quelle intelligence ! quelle activité prodigieuse !

ALBÉRIC.

Ah ! vous l’aviez pressenti.

LE CAPITAINE.

Diantre ! ce n’était pas difficile, on n’avait qu’à le regarder faire.

ALBÉRIC.

Pourtant, mon père m’a toujours raconté qu’il avait eu, dans sa jeunesse, une sorte de répulsion pour le travail.

LE CAPITAINE.

Entendons-nous : je veux dire qu’il amenait dans le plaisir une ardeur infatigable.

ALBÉRIC.

Ah ! cela je l’ignore ; un père ne fait pas de pareilles confidences à son fils.

LE CAPITAINE.

Je m’explique maintenant mon entraînement vers vous… un souvenir vague me revenait à la mémoire… votre taille me rappelle celle de votre père.

ALBÉRIC.

Pourtant il était petit.

LE CAPITAINE, à part.

Diable, je vais à côté. (Haut.) Je parle de la proportion. Il était en petit ce que vous êtes en grand. Vous saisissez, n’est-ce pas ?

ALBÉRIC.

Parfaitement.

LE CAPITAINE, se plaçant à distance.

En outre, vous avez son tempérament.

ALBÉRIC.

Vous m’étonnez beaucoup, mon père était très-blond.

LE CAPITAINE.

Cela ne dit rien, la couleur n’est une différence que pour les yeux ; la science, l’observation en jugent autrement ; il y a des blonds qui ont le tempérament brun.

ALBÉRIC.

En effet, je l’ai entendu affirmer ; mais en général on ne trouve pas grands rapports entre mon père et moi.

LE CAPITAINE, riant.

Ah ! il est si rare de ressembler à son père ! on ressemble plutôt à un autre. Ce que je dis là paraît bizarre d’abord, puis cela s’explique tout naturellement, en réfléchissant bien.

ALBÉRIC.

Vous me faites oublier l’heure du départ, capitaine.

LE CAPITAINE.

Ah ! mais je ne vous laisse plus partir, vous dînerez avec nous, et nous vous reconduirons après.

ALBÉRIC.

Je suis désolé de ne pouvoir accepter, mais…

LE CAPITAINE.

Eh ! parbleu, pourvu que vous arriviez ce soir… Vous ne refuserez pas une si petite concession à l’ami de votre père… Mon neveu que voilà, joindra, j’en suis sûr, ses instances aux miennes…

ALBÉRIC.

Je me laisse séduire et je me rends aux vôtres, capitaine. En alléguant le motif de mon retard, j’ai la certitude du pardon.



Scène VI.


les mêmes, HORACE.


LE CAPITAINE.

Arrivez donc, mon beau neveu, et partagez ma joie. Figurez-vous que ce grand garçon-là est le fils de mon meilleur ami.

HORACE, à Albéric, lui tendant la main.

Heureuse coïncidence, monsieur, car c’est un lien de plus entre nous.

LE CAPITAINE.

Aussi ai-je décidé Albéric. (À Albéric) Cette familiarité ne vous fâche pas, au moins ?

ALBÉRIC.

Mais elle m’enchante, au contraire.

LE CAPITAINE.

J’ai donc décidé cet excellent Albéric à nous donner deux heures de plus ; il devait bien cela à la mémoire de son père… pauvre Tourbrune… J’organise alors une petite partie : nous le reconduisons à la gare ; seulement, à mi-chemin, nous nous arrêtons à votre ferme, Horace, et nous y dînons. (À Albéric) Il y a là un site qui vous rappellera la Crimée. C’est réellement curieux, quand le soleil se couvre, l’illusion est complète. J’espère, mon neveu, que vous serez des nôtres ?…

HORACE.

Très-volontiers. (Il s’approche de la cheminée.)

LE CAPITAINE, à part.

Il y va, il y va. (Haut) Ainsi, c’est convenu ?

HORACE, regarde la lettre et sourit.

Vous permettez.

ALBÉRIC.

Mais sans doute.

HORACE, à part.

Pas de signature. (Haut.) Savez-vous, mon oncle, qui a ap porté cette lettre ?

LE CAPITAINE.

Depuis que je suis ici je n’ai vu entrer personne. (À part.) Lis-donc, animal, lis-donc.

HORACE, lit ; à part.

Ce n’est peut-être qu’une calomnie ; néanmoins il faut m’en assurer. J’irai à Paris. Ah ! si je pouvais reconquérir ma liberté !… (Haut.) La fatalité s’en mêle, il me faut à l’instant partir.

LE CAPITAINE.

Allons donc, nous avons votre parole.

HORACE.

Oui, je l’ai donnée avant cette lettre, mais après je suis contraint de la reprendre.

LE CAPITAINE.

Tant pis pour la lettre, nous sommes les premiers. Tenez, mon beau neveu, je ne sais ce que renferme cette épître, mais je gagerais que l’affaire dont elle vous entretient n’est pas d’une telle importance que vous ne puissiez la remettre à demain.

HORACE.

Impossible.

LE CAPITAINE, bas à Horace.

Ah ça ! voyons, est-ce que vous m’en voulez toujours ?

HORACE.

Non, certes ; mais, je vous prie, n’insistez pas davantage.

LE CAPITAINE.

C’est bien, je ne veux pas être indiscret, nous en serons quitte pour regretter votre absence.

HORACE, à Albéric.

Ce fâcheux contre-temps, monsieur, me privera des quelques instants que vous avez bien voulu me donner.

ALBÉRIC.

En vérité, monsieur, je ne sais comment vous remercier du bienveillant accueil que je reçois ici.

LE CAPITAINE.

Aussi vous m’entendez, le hasard vous a conduit ici, mais j’espère que l’amitié vous y ramènera.

ALBÉRIC.

Soyez-en sûr.




Scène V.


les mêmes, LOUISE.


LE CAPITAINE.

Ma nièce, une mauvaise cause peut être gagnée par un bon avocat ; employez l’éloquence de vos yeux et celle de vos lèvres à retenir votre époux, qui veut encore nous quitter ce soir ; pendant ce temps, Albéric et moi, nous fumerons un cigare. (À Albéric.) Contez-moi donc votre campagne de Crimée.

(Ils s’éloignent.)



Scène XII.


LOUISE, HORACE.


LOUISE.

Voyons, Horace, soyez franc, vous me fuyez ; ma présence vous est odieuse, n’est-ce pas ?

HORACE.

Que dites-vous, Louise !…

LOUISE.

Oh ! je ne me trompe pas ; madame de Sorieu est veuve depuis deux mois, je le sais. Avant cet événement, je vous semblais peu gênante, car vous ne pouviez rien lui donner de plus, et je m’efforçais de tenir le moins de place possible dans votre existence. Mais, depuis qu’elle est libre, vos chaînes ont triplé de poids. Oh ! je le comprends, je suis maintenant le seul obstacle qui vous sépare d’elle.

HORACE.

Louise, puis-je croire que vous lisiez si mal dans ma pensée ; si je vous fuis, c’est que je me défie de moi-même.

LOUISE, émue.

Je ne vous comprends pas.

HORACE.

Oui, lorsque j’ai repris cette liberté que vous avez bien voulu me rendre, j’ai perdu le droit de vous aimer et surtout celui de vous le dire.

LOUISE.

Ô ciel !…

HORACE.

Car, si je cédais à la passion qui me domine, comment expliqueriez-vous un pareil retour ? quelle foi auriez-vous dans un tel aveu ? ne me rangeriez-vous pas au nombre de ces libertins qui ne quittent un sentiment que par lassitude et dégoût, et qui ne rentrent dans un autre que par caprice et par inconstance ? Plaignez-moi, Louise, je suis condamné, par une double promesse, à feindre l’amour d’un côté et à le cacher de l’autre. J’ai accepté lâchement une position fausse pour satisfaire une passion insensée, et maintenant je me vois forcé de la subir par respect pour le serment.

LOUISE.

Mais alors, vous n’aimez donc plus cette femme ?

HORACE.

Ne m’accusez pas, Louise ; si je suis changé, c’est qu’Adrienne aussi n’est plus la même. Je sais que toute comparaison avec vous doit être funeste à une femme. À votre beauté, votre grâce, votre esprit, s’ajoute encore cette grandeur d’âme qui relève en vous les actes les plus ordinaires de la vie. Toutes les femmes eussent succombé au désir de plaire et de faire souffrir, vous vous êtes constamment effacée. Ah ! vous détournez les yeux, ce discours vous irrite. En effet, que suis-je pour vous, sinon un objet d’indifférence et de dédain !

LOUISE.

Non, Horace, non, je n’ai aucun ressentiment contre vous ; ma dignité ne s’est jamais blessée de votre froideur. Avant de me connaître, votre cœur appartenait à une autre ; je n’y avais donc aucun droit et… tenez, je ne sais ce que j’éprouve, mais je me sens défaillir.

(Horace s’élance vers elle.)
HORACE.

Louise, chère Louise, qu’avez-vous ?

LOUISE.

Rien. Je me sens mieux, merci. — Horace, souvenez-vous qu’il existe une pauvre femme qui ne vit que par vous, et moi même je lui ai donné une parole que je veux tenir. Éloignez vous donc, ne me parlez plus ainsi.

HORACE.

Non, si je vous ai ouvert mon cœur, c’est qu’il me reste peut-être quelque espoir de m’affranchir sans être coupable.

LOUISE.

Serait-il vrai ?

HORACE.

Il faut que je parte. Oh ! répétez-moi encore que vous ne me haïssez pas.

LOUISE.

Puisque notre avenir dépend de votre absence, Horace, je vous répondrai à votre retour. Au revoir.

(Elle lui tend la main, Horace y dépose ses lèvres et sort précipitamment.)



Scène VII.


LOUISE, seule.

Quoi qu’il arrive, il m’aime, je suis heureuse.



Scène VIII.


LOUISE, LE CAPITAINE, VAULUCHET.
LE CAPITAINE.

N’est-ce pas que l’idée de cette petite excursion vous sourit ?

VAULUCHET.

Croyez-vous que le ciel se soit complétement rasséréné ?

LE CAPITAINE.

Pardieu ! cela crève les yeux. (À part) Horace est parti, ma nièce jubile, le dragon ne lui déplaît pas. (Haut) Allons, ma nièce, faites honneur à vos hôtes, et hâtez-vous de vous ha biller, nous allons à la Saulaye.

LOUISE.

Ah ! quelle idée !

LE CAPITAINE.

Nous reconduisons Albéric.

LOUISE.

Je comprends alors.

(Le capitaine sonne.)




Scène IX.


les mêmes, BAZIN.


BAZIN.

Que désire monsieur ?

LE CAPITAINE.

Fais atteler deux voitures à l’instant.

BAZIN, regardant les uns et les autres.

Monsieur a dit deux voitures ?…

LE CAPITAINE, s’approchant, bas.

N’oublie pas ce que je t’ai dit, ou je t’avale.

BAZIN, bas.

Mais alors, puisque monsieur s’en va, je vais redescendre le vin à la cave.


LE CAPITAINE, faisant de gros yeux.

Que je te voie ! (Bazin fait un bond et sort.)




Scène X.


LE CAPITAINE, VAULUCHET, LOUISE, CHAMPMAILLY, GAMBIER.


LE CAPITAINE.

Allons, ma nièce, vous n’avez que juste le temps de faire votre toilette ; imitez la nature, c’est une coquette qui ne redoute pas un surcroît de parure. Lorsque l’orage répand sur elle son écrin liquide, lorsqu’à chaque feuille, à chaque brin d’herbe est suspendue une de ces gouttelettes cristallines qui scintillent au soleil comme un diamant à mille facettes, n’est-il pas agréable, dites-moi, de parcourir les chemins, au galop d’un cheval vif, délivré de cette poussière envahissante qui, abattue par l’humidité, couvre humblement la route. (À part.) Suis-je assez idéaliste, moi ! (À Champmailly, lui tapant sur le ventre) Eh bien ! homme d’imagination, n’êtes-vous pas de mon avis ?

(Louise sort.)
CHAMPMAILLY.

Je trouve que votre langage ne ressemble guère à celui de tout à l’heure. Changeriez-vous d’opinion comme le caméléon change de couleur ?

VAULUCHET, à part.

Allons, Champmailly rallume la guerre, à présent !

LE CAPITAINE.

Ah ! mais c’était avant l’orage ! Corbleu ! vous plantez un homme nerveux au milieu d’une atmosphère lourde ; l’électricité charge ses épaules d’une double pesanteur ; il s’irrite, il étouffe, toute sa personne vibre comme une harpe éolienne, et lorsqu’il est sous le coup d’un phénomène physique, vous lui parlez des choses de l’imagination. Le tout est de choisir son temps. Diantre ! après l’orage, à la bonne heure.




Scène IX.


les mêmes, BAZIN.


BAZIN.

La voiture attend ces messieurs.

LE CAPITAINE.

Les voitures… c’est-à-dire…

BAZIN.

Mais…

LE CAPITAINE, riant.

Ah ! ce pauvre Bazin a l’oreille dure, messieurs ; vous partirez les premiers ; ma nièce n’est pas prête.

VAULUCHET.

Mais nous ne sommes pas pressés.

LE CAPITAINE.

Par exemple, mais songez donc que si vous tardiez, vous manqueriez un effet de soleil couchant, et un artiste est avide de ces sortes de spectacles. Allez donc, allez ; pendant qu’on préparera un second véhicule, je vais rejoindre Albéric et tâcher de lui faire prendre patience.

(Il sort.)



Scène XII.


CHAMPMAILLY, GAMBIER, VAULUCHET, BAZIN, se disposant à sortir.


VAULUCHET.

Bazin…

BAZIN.

Monsieur…

VAULUCHET.

J’espère que vous devez être satisfait, Bazin, votre petit Abel vous revient ; il est presque tendre.

BAZIN.

Ah ! monsieur, je ne sais où j’en suis ; c’est à n’y rien comprendre. Le capitaine donne un ordre et en même temps il ordonne qu’on l’exécute autrement.

VAULUCHET.

Ah ! bah !

BAZIN.

Tantôt il m’a signifié avec menace de ne faire atteler qu’une voiture quand il en demanderait deux.

VAULUCHET, faisant un signe à ses amis.

En effet, c’est singulier.

BAZIN.

En outre, il m’a ordonné de monter les meilleurs vins de la cave, et pourtant tout le monde s’en va ce soir. C’est à perdre la tête ! Les ordres se croisent, se contredisent sans qu’on puisse savoir pourquoi ; il n’existe pas, en vérité, deux maisons comme celle-ci : un mari extraordinaire, un oncle impossible. Au jour d’aujourd’hui, il ne faut s’étonner de rien.

VAULUCHET.

Allez, mon brave, le mieux est de prendre son parti.

(Bazin sort.)




Scène XIII.


CHAMPMAILLY, GAMBIER, VAULUCHET.


VAULUCHET, croisant ses bras.

J’espère, messieurs, que la chose est claire.

GAMBIER.

Le capitaine se moque de nous.

CHAMPMAILLY.

Il nous expédie à la ferme ; il éloigne Horace ; il fait habiller sa nièce et laisse le champ libre au dragon.

VAULUCHET.

Je l’aurais parié ; il nous flatte, il nous cajole, donc il y a une petite infamie là-dessous.

GAMBIER.

Il complote contre l’honneur d’Horace ; nous ne le souffrirons pas.

CHAMPMAILLY.

Horace est parti, il n’est plus temps.

VAULUCHET, tirant sa montre.

Laissez donc, Horace est en avance ; on peut encore l’avertir à la station.

GAMBIER.

C’est cela, et nous-mêmes nous lui dirons…

VAULUCHET.

Non pas, de semblables avis tournent souvent contre ceux qui les donnent. Si Horace ne pouvait pas saisir la preuve de ce que nous avançons, il serait le premier peut-être à nous accuser de calomnie.

CHAMPMAILLY.

Bien pensé.

GAMBIER.

Que prétends-tu faire, alors ?

VAULUCHET.

La chose du monde la plus simple : une lettre anonyme ne compromet personne ; par ce moyen, nous nous dégageons de toute responsabilité. Ah ! vieux chimpanzé, va, tu verras à qui tu as affaire… (Il se met à une table et écrit.) Voilà qui est terminé.

CHAMPMAILLY.

Nous sommes inconnus dans le pays, nous trouverons bien en route quelqu’un qui se chargera de porter ce petit mot.

VAULUCHET.

Et maintenant, partons ; à notre tour de nous venger.

GAMBIER.

Nous déjouerons ses projets, car toute cette comédie était machinée à l’avance.

CHAMPMAILLY.

C’est que je ne donne pas du tout dans l’entorse du dragon, moi.

VAULUCHET.

Eh ! messieurs, partons, les minutes s’écoulent, le temps presse, nous ferons nos réflexions en chemin.

(Ils sortent.)




Scène XIV.


LE CAPITAINE, ALBÉRIC.


LE CAPITAINE.

Corbleu ! vous étiez au mamelon Vert, j’en deviens rouge de plaisir.

ALBÉRIC.

Ah ! c’est un des épisodes les plus émouvants de la campagne de Crimée.




Scène IX.


les mêmes, LOUISE.


LOUISE.

Mon oncle, je suis prête, nous pouvons partir ; je ne vous ai pas fait attendre longtemps.

LE CAPITAINE.

Tudieu ! ma nièce, vous êtes tellement radieuse, qu’à côté de vous le soleil n’a plus l’air que d’un mauvais lampion. (À Albéric.) Albéric, est-ce que l’éblouissement vous rend muet, vous ?

ALBÉRIC.

Pardon, capitaine, tout mon esprit a passé dans mes yeux.

LE CAPITAINE.

À la bonne heure. (À Louise.) Dites-moi, ma nièce, quand on est bien quelque part, ne doit-on pas y rester ? Nous sommes complétement libres dans ce petit pavillon isolé au bout du parc.

LOUISE.

Mais ces messieurs sont partis.

LE CAPITAINE.

Raison de plus ; à vous parler franchement, je me suis débarrassé d’eux habilement ; je bouillais de me trouver en famille. (À Albéric.) Car je vous regarde comme mon enfant, à présent.

ALBÉRIC.

Vous êtes trop bon.

LOUISE.

Mais, mon oncle, nous sommes attendus, et ce procédé.

LE CAPITAINE.

Ne vous inquiétez pas, je me charge de tout. Chacun de ces messieurs trouvera à la ferme une distraction suivant ses goûts. Le barbouilleur brossera quelque salade philosophique, le Diafoirus goûtera l’eau de toutes les sources, pour s’assurer si elles n’auraient pas quelque vertu minérale, et l’inventeur cherchera le principe sucré jusque dans le fumier de l’étable. (Un domestique apporte une table servie.) Vous voyez bien qu’ils n’ont que faire de nous.

ALBÉRIC.

Ainsi, nous dînons ici ?

LE CAPITAINE.

Oui, mes enfants, et mettons-nous à table, c’est une petite surprise que je vous ménageais, une bonne plaisanterie, comme j’aimais à en faire autrefois. Ah ! il est si bon d’invoquer le passé ! (À Albéric.) Vous comprendrez cela plus tard. Allons, ma nièce, donnez-nous le nectar. Versé par une belle main, le vin double de saveur.

ALBÉRIC.

Je ne puis vous dire, capitaine, à quel point je suis touché du souvenir que vous avez gardé de mon père.

LE CAPITAINE, frappant sur sa poitrine.

Il est là, il est là. Ah ! le beau temps que celui de la jeunesse ! La tête semble trop étroite pour loger toutes les idées, tandis que le cœur semble se dilater pour contenir tous les sentiments… (Versant à Albéric.) Nous faisions de magnifiques rêves, en vrais fous que nous étions.

ALBÉRIC.

Vraiment ! mon père était rêveur ?… Je le croyais l’esprit le plus positif du monde.

LE CAPITAINE.

Les années défigurent tout.

(Il verse à Albéric.)
ALBÉRIC, buvant.

C’est vrai.

LE CAPITAINE.

Lorsque nous avions réalisé par l’imagination tous les dé sirs de notre âme ardente, nous nous plaisions à préparer le sort de notre famille à venir.

LOUISE, à part.

Je ne reconnais plus mon oncle.

LE CAPITAINE.

Nous nous supposions des enfants : lui un fils, moi une fille.

ALBÉRIC.

Mais vous ne vous êtes point marié.

LE CAPITAINE.

Non, non ; mais j’ai ma nièce, elle me tient lieu de tout.

LOUISE.

Bon oncle ! j’étais bien sûre que cette écorce, un peu rude, renfermait une belle âme.

LE CAPITAINE.

Mille tonnerres ! j’ai l’air d’un chenapan parce que mon teint manque de blancheur ; mais du cœur, corbleu ! j’en ai… (Il embrasse sa nièce. — À Albéric, lui versant et larmoyant.) Et vous aussi, embrassez-la, embrassez-la ; il y a des moments où l’expansion devient nécessaire.

ALBÉRIC.

Oserais-je, madame ?…

LOUISE, embarrassée.

Mais…

LE CAPITAINE.

Voyons, ma nièce, tendez vos joues de bonne grâce ; elles n’en seront que plus fraîches après.

ALBÉRIC.

En vérité…

LE CAPITAINE, lui versant.

Allons donc, grand enfant, puisque je vous le permets… Voici qui vous donnera du courage.

(Albéric embrasse Louise. — Le capitaine verse.)
ALBÉRIC.

Assez, capitaine, assez ; car plus les bouteilles s’allégent, plus les cerveaux s’alourdissent.

LE CAPITAINE.

L’excès de prudence n’est que de la lâcheté, et un homme tel que vous ne recule jamais ; il agit suivant l’occasion qui se présente. Est-ce une jolie femme, il l’embrasse ; est-ce une bouteille, il la vide ; est-ce un ennemi, il le frappe ; voilà la vraie sagesse, et, à ce propos, je veux vous lire ce que m’écrivait votre père. Tenez, ma nièce, prenez cette petite clef, elle ouvre un coffret de bois de sandal qui est sur ma cheminée et dans lequel vous trouverez une lettre.


LOUISE.

Oui, mon oncle. (À part.) Ah ! Dieu soit loué, je puis me retirer enfin.

(Elle sort.)




Scène XVI.


les mêmes, moins LOUISE.


LE CAPITAINE.

Ah ! si j’étais venu plus tôt, si j’avais pu vous rencontrer, mon cher Albéric, vous seriez mon neveu. De quelle douceur n’eût pas été votre existence alors ! De retour dans vos foyers, vous auriez près de vous une compagne charmante. Figurez-vous une de ces beautés brunes et fières chez lesquelles la vigueur s’allie si bien à la grâce ; une de ces beautés, enfin, à la paupière chaste que vient démentir une bouche voluptueuse ; à la taille altière, mais souple… ajoutez à cela une fortune telle qu’elle puisse satisfaire l’insatiabilité d’un nabab, et vous aurez l’idée du parfait bonheur.

ALBÉRIC, se renversant sur un siége, le verre à la main.

Capitaine, il est dangereux de poursuivre les chimères.

LE CAPITAINE.

Bah ! la chimère, le rêve… mais ne sont-ce pas là les paillettes dorées dont nous brodons le manteau noir de notre existence ? (À part.) Suis-je assez romantique au moins… Ici-bas, il n’y a que le faux qui puisse faire supporter le vrai. (Il se lève, s’approche de la cheminée et fourre les bougies dans sa poche, de façon à n’être pas vu d’Albéric.) Mon ami, croyez-moi, le hasard nous offre souvent ce que des années de combinaisons n’ont pu amener. En une heure un homme peut s’abreuver de voluptés pour toute une vie.

ALBÉRIC, se levant.

Alors, suivant vous, celui qui consume le présent à préparer l’avenir est un fou ?

LE CAPITAINE.

Le plus souvent ; car demain ne vaut jamais aujourd’hui. L’avenir n’est autre chose qu’une ride de plus, une illusion de moins. Saisissons le plaisir quand il nous tend les bras ; vouloir qu’il soit durable, c’est demander à une jolie femme si elle vieillira un jour.

ALBÉRIC, rêvant.

Oui, une brune aux cheveux d’ébène… Elle est bien belle votre nièce, capitaine… Ah ! pourquoi ne revient-elle pas ?…

LE CAPITAINE, à part.

Il y arrive… (Haut.) Elle cherche la lettre ; je vais la rejoindre et la ramener. Un festin sans femme, c’est une fête sans soleil. (À Albéric.) Me permettez-vous d’emporter la lumière ?

ALBÉRIC.

Oui, certes.

LE CAPITAINE, prenant le flambeau et riant.

Vous n’aurez pas peur, au moins ?…

(Il sort.)




Scène XVII.


ALBÉRIC, seul.

C’est particulier, je ne sais plus où je suis. (On ferme la porte à double tour.) On m’enferme… ai-je bien ma raison !… il me semble être dans un de ces châteaux fantastiques dont nous parlent les légendes. Veut-on me faire subir une épreuve… va-t-il s’opérer quelque métamorphose merveilleuse ?… J’attends.

(Il s’assied.)




Scène XVIII.


ALBERIC, à la porte à gauche. LOUISE entre.


LOUISE.

Comment ! sans lumière… ils sont partis.

ALBÉRIC.

On entre !

(Il se lève.)
LOUISE, le heurtant.

Ah ! qui est là ?

ALBÉRIC, étourdi.

Une femme !

LOUISE.

Qui est là… grand Dieu ! j’ai peur. (On ferme la porte à double tour.) On m’enferme ! Qu’est-ce que cela signifie ?

ALBÉRIC, la prenant par la taille.

Oui, c’est bien là cette taille souple et cambrée…

LE CAPITAINE, placé à l’imposte.

Ça commence bien.

LOUISE, cherchant à se dégager.

Au secours… au secours ! Qui êtes-vous ? Où suis-je ?…

ALBÉRIC.

Eh ! pardieu, qui es-tu toi-même, charmant fantôme ?

LE CAPITAINE.

Bravo !

LOUISE.

Ah ! je reconnais votre voix… Vous êtes un misérable ! violer ainsi les lois de l’hospitalité, insulter la fille de l’ami de votre père… Lâchez-moi… au secours ! à moi !

ALBÉRIC.

Qui me parlait tout à l’heure ?… Pourquoi crier au secours ?

LOUISE, se dégageant.

Il n’est pas possible ! Vous n’avez plus votre raison. Je suis Mme Malquais, la nièce du capitaine.

ALBÉRIC.

Oui, attendez donc, je reviens à moi. Mais pourquoi sommes-nous dans l’obscurité ?

LOUISE.

Comment, vous osez me le demander, vous qui avez éteint les lumières, vous qui avez fermé les portes !

ALBÉRIC.

Moi ! je vous jure…

LOUISE.

Vous jurez !… vous êtes sans honneur.

ALBÉRIC, se remettant.

Sans honneur, moi… mais ne savez-vous pas que, pour ce mot magique, je me suis exposé volontairement à mille dangers… pourrais-je l’oublier un seul instant, quelque belle, quelque désirable que vous soyez ?

LE CAPITAINE.

Ah ! l’imbécile, il recule.

LOUISE, avec autorité.

Expliquez-moi donc alors ce qui se passe en ce moment ?

ALBÉRIC.

Ce qui se passe… eh ! pardieu, madame, c’est à moi de vous le demander. Voici à peine deux heures que je suis dans cette maison ; il me serait impossible de m’y diriger sans m’y perdre. Je veux partir, on me retient sous le prétexte de mon père. Votre oncle me submerge de vin du Rhin, il s’attendrit, il dit des choses incohérentes, il parle de sa nièce, de mariage, de millions, de volupté, que sais-je !… il s’en va, il emporte la lumière, il m’enferme… j’étais étourdi, vous êtes venue, je me croyais encore sous l’empire d’un rêve.

LE CAPITAINE.

Ah ! l’animal, qui manque l’attaque…

ALBÉRIC.

Moi vous attaquer, madame… avez-vous pu me juger assez grossier, assez infâme…

LOUISE.

Je n’ai pas dit cela. Oh ! pardon, monsieur, je comprends tout maintenant.

ALBÉRIC.

Vous êtes plus heureuse que moi, madame ; dans tout ceci je ne distingue rien. Pourriez-vous me dire ce que se propose votre oncle ?

LOUISE Ciel ! comment faire !… lui confier ce que mon oncle veut… c’est impossible ! (Haut.) Eh bien, monsieur, mon oncle… est fou.

LE CAPITAINE.

Plaît-il… en voilà bien d’une autre !

ALBÉRIC.

Madame, on a parlé.

LOUISE.

En effet, il me semble avoir entendu… Ah ! mais c’est horrible ! je suis perdue, compromise ! Nous sommes à une telle distance de la maison, qu’aucun domestique ne pourra venir à notre secours, et mon mari peut arriver d’un moment à l’autre.

ALBÉRIC.

Rassurez-vous, madame ; puisque votre oncle est fou, votre mari comprendra parfaitement la situation.

LE CAPITAINE.

Ah ! c’est trop fort !

LOUISE.

On a parlé, on nous épie, on nous écoute. Monsieur, mon mari ignore la maladie de mon oncle.

ALBÉRIC.

Comment avez-vous pu la lui cacher en vivant ensemble ?

LOUISE, à part.

Que de mensonges ! (Haut.) L’arrivée de mon oncle parmi nous date de peu de jours, il paraissait plus calme, j’espérais que l’affection, les bons soins lui rendraient la raison, et, dans la crainte que mon mari ne s’opposât à son séjour ici, j’ai dû…

ALBÉRIC.

Ah ! madame, quelle imprudence ! Le dévouement vous a perdue. De cette façon, aucune surveillance n’a pu être exercée sur lui. À l’avenir, faites-le enfermer, madame, faites-le enfermer, et croyez bien que s’il fallait des témoins pour attester sa folie, je suis là, madame, je suis là.

LE CAPITAINE.

Que ne me met-on la camisole de force… gredin, va !

LOUISE.

On parle encore… C’est mon mari, il vous tuera… Grand Dieu ! je tremble.

ALBÉRIC.

Ah ! ma foi, moi aussi ! J’ai pourtant, sur le champ de bataille, fait vaillamment mon rude métier de soldat… Oui, j’ai peur d’être surpris dans ce piége ridicule, en butte à un soupçon honteux ; j’ai peur de perdre la réputation d’une femme que je ne puis même défendre sans la compromettre, aussi ne reculerai-je devant aucune extrémité pour sortir de cette position ; si les portes nous manquent, les fenêtres nous restent, et il est facile de sauter.

LOUISE, le retenant.

N’en faites rien, il y a un saut de loup, vous vous tueriez.

ALBÉRIC, se dirigeant.

On peut toujours essayer…

LOUISE.

Non, je ne supporterai pas que vous risquiez votre vie… d’ailleurs le scandale serait plus grand encore.

ALBÉRIC.

Vous avez peut-être raison. Mais, j’y pense, n’avons-nous pas le moyen d’avoir de la lumière ?

LE CAPITAINE

Et cela s’appelle un dragon…

LOUISE se dirige vers la cheminée, elle rencontre Albéric.

Ah !

ALBÉRIC.

C’est moi, madame, c’est moi.

LOUISE.

Quelle peur ! (Cherchant.) Les allumettes ont disparu.

ALBÉRIC, tâtant.

Les flambeaux n’ont plus de bougies…

LOUISE.

Ah ! c’est une infamie !

ALBÉRIC.

On peut presque dire que ce fou-là a toute sa tête.

LOUISE, à part.

Que devenir ! et moi qui ai pressé Horace de partir ce soir, ne croira-t-il pas à une comédie ?… Mon Dieu, mon Dieu ! (Haut.) Oh ! mais il y a des bougies au piano…

ALBÉRIC.

C’est juste, l’instrument est retourné, le fou ne les a pas vues.

LE CAPITAINE.

Corbleu ! suis-je assez bête.

ALBÉRIC.

Victoire ! en voici une.

LOUISE.

Oui, mais des allumettes ?

LE CAPITAINE.

Je respire.

ALBÉRIC.

Sot que je suis, j’en ai sur moi ; l’allumette est la compagne inséparable du fumeur.

LE CAPITAINE.

Et dire que je ne l’ai pas fouillé.

ALBÉRIC, enflammant une allumette.

Dieu soit loué, c’est au cigare que nous devons notre délivrance.

(On frappe à la porte.)
LOUISE, tombant sur un fauteuil.

Mon mari !

HORACE, au dehors.

Mais ouvrez donc.

LE CAPITAINE.

Corbleu, cet enragé-là revient, la plaisanterie tourne au sombre. Sauvons ma nièce.

(Il disparaît. — On frappe avec plus de violence.)
ALBÉRIC.

Je ne sais que dire. (La porte à droite s’ouvre, le capitaine se précipite sur la porte du fond et l’ouvre) Ah ! le fou !



Scène XIX


les mêmes, HORACE.


HORACE.

Comment, vous vous étiez enfermés !

LE CAPITAINE.

Où est le mal, puisque j’étais là ? L’humidité détériore les serrures ; celle-ci ne ferme qu’à double tour.

ALBÉRIC, à part.

Ce fou-là me confond. (À Horace.) Monsieur, votre oncle est fou… madame vous l’avait caché, mais pris à l’instant d’un nouvel accès, il nous a enfermés.

HORACE, à part.

J’ai tout entendu à la porte. (Haut.) Je le savais, monsieur.

ALBÉRIC, à part.

Ils sont superbes dans cette famille, ils savent tout et n’avertissent personne.

HORACE, à Louise.

Remettez-vous, ma chère Louise, vous êtes bien émue… mais soyez tranquille, c’est la dernière émotion de ce genre. (Regardant le capitaine.) Nous avons les preuves nécessaires pour le faire enfermer, le pauvre insensé.

LE CAPITAINE, à Horace.

Ah çà ! dites donc, qu’est-ce que vous me chantez là ?

HORACE, bas.

Remerciez-moi, monsieur, c’est un avertissement que je vous donne ; mieux vaut inspirer la pitié que le mépris.

LE CAPITAINE.

Corbleu ! je n’ai fait de la folie que pour vous ramener à la raison. D’ailleurs, j’étais là.

HORACE.

Jolie garantie… (Tenant la lettre) Cette lettre qui m’éloignait, c’est vous qui l’avez écrite.

LE CAPITAINE.

Mais comprenez donc un peu…

HORACE.

Heureusement que celle-ci me rappelait à la hâte.

LE CAPITAINE.

Mais c’est encore moi qui l’ai écrite : c’était pour vous faire connaître le danger que court un mari qui s’éloigne de sa femme… d’ailleurs, la jalousie est l’aiguillon de l’amour.

HORACE.

Comment, cette deuxième lettre, c’est vous qui…

LE CAPITAINE.

Corbleu, oui, c’est moi… il y en aurait une troisième, qu’elle serait encore de moi, c’est clair.

ALBÉRIC, à Horace.

Monsieur, je désire que vous n’ayez aucun doute à l’égard de ce que j’ai avancé. J’avais résolu d’être à Paris ce soir ; car je vais me marier, monsieur. La femme que j’épouse est veuve seulement depuis deux mois, et, bien que séparée de son mari, les convenances m’obligent à taire ce projet d’union jusqu’au terme assigné par la loi.

(Tenant une lettre.)
HORACE.

Il est inutile, monsieur, de me montrer cette lettre ; je ne doute pas.

ALBÉRIC.

Et moi, monsieur, j’y tiens absolument.

(Il la lui met sous les yeux.)
HORACE

Que vois-je ! elle est d’Adrienne… elle me trompait… et moi qui me faisais un scrupule… (Rendant la lettre à Albéric.) Monsieur, je vous félicite ; puissiez-vous avoir dans votre ménage tout le bonheur que j’ai dans le mien.

(Il prend le bras de sa femme.)
ALBÉRIC.

Je l’espère, monsieur.

LOUISE.

Mais…

HORACE

Je suis libre, Louise, et vous pouvez maintenant me répondre franchement.

LOUISE.

Horace, je vous aime.

LE CAPITAINE

Eh bien, cette lettre ?

HORACE.

Vous saviez ?…

LE CAPITAINE.

Mais certainement, et c’est pour cela que… c’est clair enfin… (À part.) Diable m’emporte si je conçois quelque chose… Il pleut donc des lettres aujourd’hui…

ALBÉRIC

Défiez-vous du fou, monsieur, défiez-vous-en.

HORACE.

Je réponds de la guérison, maintenant.




Scène XX.


les mêmes, CHAMPMAILLY, GAMBIER, VAULUCHET.


VAULUCHET.

Si l’exactitude est la politesse des rois, elle n’est pas celle des négriers.

LE CAPITAINE.

Une indisposition subite m’a pris…

ALBÉRIC

Il a réponse à tout. (À Vauluchet.) Il est fou…

VAULUCHET.

Il est fou !

TOUS.

Chut !

LE CAPITAINE

Ah çà ! qu’est-ce qu’ils ont, ces imbéciles-là ? (Haut.) Eh bien ! il n’y a que demi-mal ; je vous ai laissé le temps de jeter sur la toile quelque aperçu d’épinards… Je le retiens celui-là, que diable ! J’aime les arts, moi ; mais l’orage m’a un peu agité aujourd’hui, heureusement qu’une ordonnance de notre aimable docteur… (il lui frappe sur le ventre) me donnera du calme pour cette nuit, et quelques gouttes du sirop Vauluchet.

VAULUCHET

Que s’est-il passé ?

ALBÉRIC

Permettez-moi, monsieur, de prendre congé de vous, heureux de pouvoir, avant de partir, constater une amélioration dans l’état de votre parent.

LE CAPITAINE, à part.

Pars donc, animal, pars donc, du diable si c’est moi qui te retiendrai !

VAULUCHET.

La voiture qui nous a ramenés vous conduira au chemin de fer.

ALBÉRIC.

Grand merci. (Il salue Horace et Louise.) Madame, monsieur, recevez l’expression de ma reconnaissance.

HORACE.

Par exemple.

ALBÉRIC

Mais j’y pense. (Désignant le capitaine.) Il ne connaissait pas mon père.

HORACE.

C’est probable.

ALBÉRIC.

Je ne m’étonne plus maintenant.

(Il salue et sort.)
LE CAPITAINE.

Enfin, il est parti, ma folie cesse et votre rôle de mari commence.

HORACE, serrant la main de Louise.

C’est convenu, et l’on vous pardonne en faveur de la conclusion.

LE CAPITAINE.

À la bonne heure, et maintenant : un neveu, s’il vous plaît !

LOUISE, souriant.

Et si c’est une nièce ?

LE CAPITAINE, se grattant l’oreille.

Corbleu ! je l’accepte tout de même, si elle ressemble à sa mère.



Scène XXI.


les mêmes, BAZIN.


LE CAPITAINE.

Tiens, Bazin, il faut que je t’embrasse, mon vieux Bazin, mon brave Bazin !

BAZIN.

Grand Dieu ! il y a trente et un ans que cela ne lui était arrivé. Au jour d’aujourd’hui je n’ai plus rien à désirer ; madame est heureuse et notre Abel nous est revenu !


FIN DU TROISIÈME ET DERNIER ACTE.