Retour d’Alsace, août 1914/Ammerzwiller, 23 août

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Émile-Paul frères (p. 48-57).


Ammerzwiller, 23 août.

Lever vers cinq heures. Nous nous rassemblons au bureau assez lentement, car chacun de nous, le soir, disparaît dans l’ombre, et va dormir secrètement dans un coin ou vers un meuble qu’il a hypocritement noté de jour. Clam a passé la nuit dans un fauteuil. Laurent sous une voiture, appuyé contre des sacs de riz, moi sur le canapé où j’avais les genoux et le cou pliés. Nous avons la mauvaise humeur de gens qui n’ont pas dormi étendus. Par bonheur, une visite au premier nous apprend que le lit du colonel est maintenant libre. De temps à autre, l’un de nous sort au galop, et revient au bout de vingt minutes, les yeux gonflés, s’étirant, disant : — Ah ! que j’ai bien dormi !

Le bruit court que c’est dimanche. Ce n’est pas le curé qui le confirmera. Il a refusé de dire une grand’messe et a célébré l’office dans sa chambre, tout seul. Sa bonne, à laquelle les événements ont valu pour la première fois la clef de la cave, nous donne deux litres de Médoc. Dès lors, la chasse aux vivres succède à la chasse au sommeil. Chacun de nous sort à nouveau subitement, et revient, le visage apaisé, avec le riz, l’ail, la poule qu’il avait repérés la veille. L’œil du Français est plein de ressources. Pas un de nous qui n’ait également, dans ce bourg de huit cents habitants, déjà marqué en lui la maison qu’il habiterait, la femme qu’il choisirait, au cas où nous y resterions quelque temps, toujours.

Matinée assez remplie. Je vais acheter des bœufs avec l’officier des détails. Je suis chargé de vérifier si la voyageuse arrivée chez la femme Schanzi est bien une sage-femme. De la vue de la femme Schanzi, je juge toute contestation impossible. Je recopie sur le cahier du régiment le résumé de la veille. J’écoute le vaguemestre nous lire le courrier qui part : il approuve sans réserves la carte du colonel : Tout va bien, mais est étonné par celle du capitaine adjoint qui écrit à ses deux fillettes : Bonjour dominical du papa : Il n’aurait jamais cru que c’était un calotin ! À neuf heures, c’est mon tour de m’étendre un peu sur le lit du premier. Mais l’envie de dormir est passée ; par bonheur, je trouve dans la chambre un vieux numéro du Nouvelliste d’Alsace-Lorraine. Que notre guerre est calme, à en juger par les titres, comparée à cette paix d’il y a six mois : Les écrasés de Guebwiller, Mariage interrompu à Saverne, Scission de la Fanfare de Munster… Que d’agitation inutile ! Mais la guerre aussi a ses coups de théâtre : je suis mis à la porte par la brigade elle-même, qui s’installe dans la cure et nous déloge. Nous délogeons à notre tour le bureau du bataillon, où tous les soldats qui touchent dans le civil un traitement de l’État arrivaient se faire inscrire, rangés par ministères, ou à peu près, car un cantonnier s’est faufilé dans les beaux-arts, puis dans les colonies. On a pitié de lui, et il passe le premier, mais il s’obstine à appeler la guerre des manœuvres. — Avant les manœuvres…, explique-t-il. — Après les manœuvres…, réclame-t-il. On n’y comprend goutte et on le met à la porte.

Laurent décide, malgré nos réclamations, que la poule ne sera que pour le soir. Mais des émissaires m’ont averti que Jalicot avait une poule du matin. Je le rejoins dans la chambre basse et malpropre où la femme d’un grenadier impérial fait sa cuisine. Il y a un troisième convive que Jalicot me présente par ses qualités civiles : il est inventeur de serrurerie, dans une maison excellente, qui a déjà quatre inventeurs. C’est lui qui a perfectionné la vis à encoches multiples. Longue discussion sur les cadenas, puis sur la littérature, car Jalicot m’a présenté comme une sorte de collègue littéraire : j’ai inventé plusieurs livres. Notre hôte, sans être ennemi de la littérature, la blâme de ne pas être un instrument précis, Y a-t-il un littérateur capable, en récitant deux lignes ou deux vers à un passant, de le faire changer de couleur, de le faire éclater de rire, de le tourner vers le vice ou vers la vertu ? Si oui, il retire tout ce qu’il a dit. Y a-t-il des formules qui frappent les hommes comme le mot Sésame, autrefois, ouvrait les portes ? Je tiens le pari de lui donner une émotion en trois mots et récite le début de la vieille chanson : — Saint Pierre cherchait un mot pour son cadenas. L’inventeur sourit… C’est très beau… Il se rend. Il avoue que, d’ailleurs, il était de mauvaise foi. Lui personnellement ne peut prononcer de vers sans avoir, comme les gens qui chantent, les yeux avec des larmes :

« Dans le vallon qui doucement s’éclaire,
Un corbeau noir sur la neige est tombé. »

Il pleure vraiment un peu. Il nous quitte, sa section doit faire l’exercice à une heure… c’est la guerre.

… C’est la guerre. On ne me fera pas travailler de l’après-midi. Sur ce dimanche alsacien, morne, privé d’hommes, et sans doute de vêpres, joue un dimanche français, privé de femmes, mais qui remplit de bleu et de rouge tous les coins vides de l’autre. Les soldats ont réussi à apprivoiser le village, les habitants sortent officieusement de leurs armoires, pour le faire admirer, tout ce qu’ils n’ont pas osé revêtir officiellement ce matin : les femmes, leurs jupes et leurs nœuds noirs, les hommes leurs vestes à boutons, le curé ses chasubles… C’est la guerre, avec son ciel bleu, ses canons grondants, ses pigeons qui s’entraînent autour du clocher sur la piste même des martinets. Je vais m’étendre dans la prairie, sous un pommier aux pommes vertes et dures. Je peux dormir au-dessous d’elles, je peux les contempler sans crainte, et même sans l’appréhension d’avoir à inventer, l’une tombant, les lois du monde. C’est la guerre dans sa quatrième semaine, au dimanche exact où elle aurait dû s’adoucir et devenir la chasse. C’est le fond clair de la haie qui devient subitement rouge, quand une section passe sur la route ; la compagnie de piquet qui s’exerce dans le champ voisin à charger à la baïonnette en criant : « Vive la classe ». Ce sont mes camarades inoffensifs des manœuvres, armés soudain de bombes, de grenades. C’est, à peu près toutes les heures, un revolver qui part dans les mains d’une ordonnance maladroite, et qui donne aux soldats parisiens l’impression qu’on est près de la Tour Eiffel et qu’il est midi. Puis, si on se lève enfin aux cris de Laurent qui appelle pour le rapport, c’est un chemin tournant au-dessous d’un mur couronné de roses ; au-dessus du mur, une terrasse ; au-dessus encore, le cimetière… Il faut être civil pour se faire enterrer si haut ! Là, c’est le calme que donne un petit chemin de croix qui n’a que quatre stations et où Jésus meurt sans être encore fatigué, les joues bien roses ; c’est le désespoir, très adouci qu’inspirent la colonne brisée au-dessus du fils Moser, la colombe dorée au-dessus de la fille Mayer, l’inscription de Hans Hermann, né en 1870 et mort hier, pauvre et noble vie, qui n’a pu loger tout entière en Allemagne. Un Durand est venu aussi reposer dans ce cimetière. Chers Durand, et vous, chers Dupont… chère France !

Déjà vingt jours de campagne, déjà deux semaines sans lit, sans linge blanc, sans café vraiment sucré, sans pain vraiment salé ; — Petipon, tombé de congestion au pied du drapeau ; — trois gros réservistes évanouis sur la route de Vesoul ; — la pluie de Lure, qui a collé toutes nos cartes-lettres neuves et qui n’est pas encore séchée — les lignes de tramways, de chemins de fer se retirant peu à peu de nous comme se rétrécit un nerf coupé ; — tous les drapeaux alsaciens, blanc et rouge, du district d’Àltkirch, découverts chez un patriote par Poirier, qui crut avoir pris d’un coup cent drapeaux allemands ; tous les noms de Wissembourg, de Freschwiller, de Reischoffen, recouverts pour toujours dans notre mémoire par de petits noms simples et pacifiques : Saint-Cosme, Bellemagny, comme les stations du Métropolitain dont on change les noms prussiens ; — peut-être avons-nous fait notre devoir envers l’héroïsme, envers la guerre. Nous avons vu tout ce que nous attendions d’elle, un chasseur d’Afrique cassant du biscuit avec le pic d’un soldat du génie ; un zouave endormi sous un porche alsacien ; un général au galop saluant un général à pied ; à une table d’auberge, réunis, tous ces grades que nourrit en secret la paix et qui n’ont d’uniforme que quand la France se bat : un colonel de télégraphistes avec un colonel trésorier ; — confondus dans la plaine alsacienne ces vingt uniformes qui donnent vingt visages et vingt vertus au courage militaire, et qui mélangent d’un coup, dans l’esprit du sergent rengagé qui sait les garnisons, toutes les sous-préfectures, y compris les algériennes ; chaque arme passant à l’autre arme son insigne, un chasseur à pied accoudé sur un canon, un fantassin sur un cheval blanc, un vieux landeau plein de cuirassiers, un bataillon d’infanterie manœuvrant aux trompettes, spectacles d’une ambiguïté plus aiguë pour nous que, pour un savant, Andromède en Bacchus, Hébé à cheval ; le suffixe « en Alsace » ajouté à toute pensée : « Je suis étendu en Alsace », « Je fais le résumé du jour en Alsace », à tout grade : « Je suis sergent en Alsace ! »… peut-être la paix pourrait-elle maintenant revenir ! Michal qui m’a rejoint, est lui-même plus calme et a signé, pour tout le soir, un armistice. Il me dit des paroles un peu incertaines, mais au fond qui veulent dire : — Si nous étions battus, nous serions des rares Français qui ont pénétré en Alsace. Assurés de la victoire, nous caressons égoïstement cet espoir de défaite. Nous éloignons le plus possible de la guerre notre bavardage ; nous parlons de l’Amérique, des îles de la Sonde, où il voudrait aller ; puis nous tenons à en écarter nos corps mêmes. Nous gagnons une prairie isolée, d’où l’on ne voit plus le chœur gothique de l’église, où nous jouissons d’une Alsace pure de nostalgie, de souvenirs, près d’un ruisseau qui coule ; à l’ombre d’un vergne que le vent agite. Nous ne voyons que des génisses, un chien, des faneurs ; nous ne voulons prendre de l’Alsace que ce que nous aurions pris, par un semblable jour d’été, au Berry, au Nivernais, un peu de chaleur, et, pour notre tête, un peu d’ombre. Vainqueurs modestes que nous sommes, nous ne regardons point le soleil en face. J’effraye Michal comme on effraye une cousine en Normandie, avec l’aide d’une rainette, d’une araignée. Il cueille des herbes pour son herbier et me dit leur nom savant : nous n’avons plus besoin que d’interprètes de latin. Pourquoi nos culottes rouges, dès que nous nous relevons un peu, font-elles un premier plan désastreux à toute cette verdure et à ce calme ? Pourquoi ce bœuf impassible, et qui ne rumine même pas, semble-t-il attendre, pour ne pas brouiller l’herbe française avec l’herbe allemande ? Ce n’est pas par lâcheté, c’est par une immense modestie que l’on renonce ce soir à la guerre, au carnage, à sa mort, à la mort surtout des autres, des camarades qu’on a jetés pêle-mêle et joyeusement dans le mois d’août, avec l’espoir de les retrouver chacun dans une ville de Prusse différente. Je les retiens tous autour de moi. Je ne veux perdre personne. Tous ces souffles de mort, que je sens effleurer la tête de Michal, en nous allongeant dans ce pré, ils s’éteignent, et ces souffles sur moi de vie plus ardente. Restons ce que nous étions en juillet, le dernier jour de juillet, lui, ingénieur à Lens, moi baigneur à Châtelguyon. Restons-le, s’il le faut, toute notre vie, sans demander l’avancement de Lille ou de Vichy. Acceptons que le courage militaire demeure l’apanage d’une caste enfantine et bruyante, et ne se répande pas, comme l’a fait la Légion d’honneur, son insigne, parmi les professeurs, les contrôleurs, les peintres… Six heures. Le canon se tait, le cœur n’est plus jaloux et bat plus lentement. Je ne veux pas me faire illusion, mais je crois bien sentir passer une seconde où, malgré la guerre et malgré les moyennes municipales, personne en France n’est mort, personne n’est né…

Mais on sonne au vaguemestre. Il fallait la guerre pour qu’on distribuât un courrier le dimanche après midi ! Mauvaise humeur de Devaux ; il n’a qu’une carte de sa femme, qu’il a épousée la veille du départ : Elle aurait vraiment pu lui écrire une lettre.