Retour d’Alsace, août 1914/Burnhaupt, 18 août

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Émile-Paul frères (p. 7-10).


Burnhaupt, 18 août.

Départ à 5 heures dans la direction de Mulhouse. Passé de Soppe-le-Haut à Soppe-le-Bas, de Spechbach-le-Haut à Spechbach-le-Bas. Grand’halte dans un bourg qui n’est ni haut ni bas et n’a pas à s’équilibrer dans le vallon par un village jumeau. On découvrira d’ailleurs, plus tard, sur la carte, qu’il s’équilibre de l’autre côté de Strasbourg. Toilette du bataillon. Le barbier passe pour particulièrement francophile. Tout le monde va se raser chez lui. Chacun emporte son savon, son blaireau, son rasoir, et lui n’a guère qu’à regarder, mais enfin on se rase chez un coiffeur. Bu aussi chez un restaurateur. Nous achetons le vin à des particuliers, mais nous tenons à le boire dans un café. Après ces quinze jours sans ville et sans bourg, chaque vitrine de boutique nous attire, comme si c’était l’hospitalité elle-même qui élargit ainsi les portes de la maison du pain, du vin, du chocolat. Les magasins d’ailleurs sont vides, nous y mangeons sur des tréteaux, interrompus par le bombardement de Burnhaupt-le-Haut, dont le clocher vacille et s’effondre. Celui de Burnhaupt-le-Bas, entre deux bosquets, semble remonter de quelques centimètres.

Nous commençons à être las de nous battre tout seuls. Impossible de voir un Allemand. Dans les tranchées de Saint-Cosme, dans celles de Bretten, pas d’autres traces, selon le régiment, que celles de la gemütlichkeit badoise, ou munichoise, ou saxonne, un harmonica, des vers de Gœthe sur les violettes au bas d’une carte postale, un dentier dans une boîte mauve, des objets aussi divers et aussi pacifiques que ceux qu’on trouve dans le métro. Pas de casques, de sabres, mais une valise, un catalogue d’appareils électriques. Ce sont des tranchées de commis-voyageurs. Des objets inconnus, chevilles roulées au tour, vis de buis au bout de ficelles, et dont l’arme la plus parente est le boomerang. Sur les pansements abandonnés, un sang pâle, un sang de malade d’hôpital, le sang d’une race qui reste civile sous ses armes, dont la vie, dont la faim, dont la soif ne sont pas épurées par la guerre, qui continue à réclamer sa bière, ses saucisses chaudes, ses revues illustrées. Je sens déjà toute l’injustice de faire battre contre cette masse de civils les militaires français, avec leurs galons d’or ! Guerre vaine, où l’on ne capturera pas des chevau-légers bleus, des hussards blancs, mais, dans la même veste grise, des garçons de café, des peintres de Dresde qui découpent déjà en cubes la sentinelle berrichonne qui les conduit à l’arrière. Chacun de leurs emplacements de mitrailleuses a la largeur d’un Bechstein, pour qu’on y chante le Schumann pendant le repos.

Ce faux vide surtout nous irrite. Dans les caves, dans les granges de villages voilà deux heures combles d’Allemands, pas un ennemi qui n’ait eu le temps de se transformer. Des gens, sortis d’un demi-sommeil, nous parlent en demi-français. La douzaine d’otages est prête : il y en a même treize. Rien que les domestiques stylés de la guerre et tout enfant qui crie quand le canon tonne est giflé. Les meubles seuls, couverts d’inscriptions, à la berlinoise, essayent de se sauver en avouant qui ils sont : « Je suis le buffet, camarade », « Je suis le verre fragile où plus d’un cœur a pleuré », « Je suis l’armoire, cher frère ; remplis-moi de beau lin ». Meubles lâches sur le fronton desquels apparaîtrait au besoin une dénonciation en lettres gothiques : « Mes maîtres sont cachés en moi ». Mais ils n’y sont pas !… De France cependant on nous envoie la preuve qu’ils existent. Le lieutenant Souchier a reçu de sa femme la nouvelle qu’il y a quarante prisonniers à Roanne ! Pas un enfant, pas une vieille paralytique, sur la route de Charlieu, qui ne les ait déjà vus. Après tout, tout est bien, si l’on recueille, dans le Massif Central, les prisonniers qui se métamorphosent devant nous et si l’on trouve en ce moment des obusiers, des mortiers Krupp sur les monts d’Auvergne.