Retour d’Alsace, août 1914/Enschingen, 19 août

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Émile-Paul frères (p. 10-26).


Enschingen, 19 août.

Longue marche dans le brouillard. Le régiment tousse, moins la compagnie du lieutenant Viard, où la toux est punie et où les soldats se rattrapent sur l’éternuement. Les trois ou quatre hommes du régiment qui se sont munis à Roanne d’un capuchon imperméable déclarent qu’ils préféreraient une bonne averse. Jusqu’à huit heures, nous ne voyons, de la route, que ce qu’on peut voir d’une tranchée, un talus, un parapet. Vers huit heures, la canonnade est si violente que la brume se lève. Le canon, sans doute, tenait encore du canon de paix, et, au lieu d’amener la pluie, éloignait les orages, la grêle. Dans chaque village, mes camarades, qui savent lire et reconnaître depuis Bellemagny le mot « Schule », s’intéressent exclusivement à la maison d’école : L’instituteur de Bellemagny élève des bassets ; la femme de l’instituteur de Bretten louche ; à Burnhaupt-le-Bas, le problème se pose de savoir si les sept enfants qui sont dans la cour, et qui se ressemblent, sont les fils du maître d’école ou ses élèves. Devaux, qui sait lire aussi le mot « Kloster », car il était de service au couvent, le cherche aux devantures. La guerre n’a pas encore détruit les vraies maisons, mais tout ce qui leur ressemblait en petit, les boîtes aux lettres, les cages à pigeon, y a passé. Une poupée allemande, un schutzmann, est pendue à un pignon. Bientôt on ne verra plus rien qui ne soit à l’échelle du soldat. Pas de fermes isolées, rien que des bourgs formés des maisons les plus dissemblables, qu’une lézarde de géraniums essaye en vain d’appareiller, et dont chacune doit correspondre, mais comment le deviner ? à un de ces prés, de ces champs, de ces vergers confondus dans la plaine. Les coqs des clochers s’amusent à pencher le plus possible sans ouvrir les ailes. Paysage un peu morne, car il a malhabilement choisi la teinte triste des couleurs les plus gaies, l’ocre pour les charpentes et les tuiles, pour les prairies et les feuillages un vert sombre de plantes grasses. L’herbe même a l’air immortel. Seules les Vosges, sur notre gauche, sont transparentes. Nous marchons jusqu’au soir et, selon le vent, il semble que là-bas la bataille se déplace brusquement, comme une chasse. J’ai toute la journée pour voisin Frobart, qui est de la même petite ville que moi, et qui m’entretient comme d’habitude de la brouille des Laroste et des Ferrand. Les lettres qu’il reçoit en sont pleines : Les Laroste ne saluent plus les Ferrand et cependant, c’est là l’énigme, M. Ferrand père continue à saluer la jeune Mme  Laroste.

À cinq heures, arrêt brusque. Dix minutes, un quart d’heure se passent. Nous crions, nous sifflons, comme un train qui demande la voie. Elle n’est pas libre. Un capitaine d’état-major arrive au galop et demande le colonel. Il a passé devant lui sans le voir, il le cherche dans mon escouade. Je le guide. J’apprends que l’on se bat fort du côté de Flaxlanden, sud-est de Mulhouse, et qu’il faut partir avec quatre compagnies, quatre restant en réserve. La vingtième, la nôtre, en est. Je reviens le lui annoncer. Mais Frobart veut des explications.

— Quelle bataille est-ce que nous livrons ? répète-t-il.

— La bataille de Flaxlanden.

Il trouve le nom de sa bataille peu facile à prononcer ; il tient à savoir exactement si c’est un combat ou une vraie bataille, si l’on se bat dans le village même, ou aux alentours, s’il y a une poste, à Flaxlanden. Je peux le renseigner sur un point : c’est sûrement une bataille. On voit surgir des interstices des convois, suivis du lieutenant en gris vert que l’armée française a pris tout le mois d’août pour un chasseur à pied — et qui était le payeur de la division — les colonels à brassards qui sortent des châteaux le jour culminant des manœuvres. Les camions de l’intendance regagnent sans dignité l’arrière. Un tringlot appelle son chien qui veut rester avec nous et auquel il tente vainement d’expliquer la bêtise de son choix. Dans la compagnie aussi, grand tumulte. Cohue de figurants quand le rideau se lève une minute trop tôt. Nous nous apercevons soudain que nous ignorons tous notre place de combat. Toutes les théories sortent du sac des fourriers, des sergents-majors. Pas de compagnie à laquelle les tambours et clairons ne viennent s’attacher définitivement et qui ne les renvoie à la compagnie suivante. Les adjudants ordonnent de pendre toutes les plaques d’identité autour du cou sous le prétexte que cela protège la poitrine, et numérotent par classe les hommes de chaque escouade, pour que l’on sache, en cas de blessure du chef, qui commande. Frobart n’a de chance de commander que s’il reste tout seul. On remplit les bidons d’eau, malgré les protestations de ceux qui y gardaient un peu d’absinthe ou de rhum pur. Seuls les brancardiers sont prêts ; ils sont même déjà partis : il faut les arrêter de force et les faire passer à l’arrière du bataillon. Chacun a l’impression qu’il nous manquait deux heures pour être vraiment prêts à la guerre. Mais avec conscience les hommes regagnent le temps perdu. Ils font sauter les boutons qui tiennent mal, ils attellent les chiens aux voitures, ils amarrent au régiment tout ce qui pourrait flotter, tomber, ils ramassent les papiers, ils font autour d’eux un bivouac propre et lisse comme si nous allions nous battre sur place ou comme si nous attendions un orage. Nous ne glisserons pas, nous ne tomberons pas. L’honnêteté du régiment se rétablit, les hommes qui ont casé leur sac dans quelque camion, avec la complicité du conducteur, courent le reprendre ; les voitures de compagnie passent l’alcool aux ambulances, les mitrailleurs remplacent par de vraies cartouches leurs caisses bourrées de carton. Chacun a bientôt son poids exact de bataille. Tous ceux qui n’avaient pas de bidons, de troisième cartouchière, de vis de culasse, en découvrent soudain un choix près d’eux et l’on déniche enfin un képi pour Artaud, notre conducteur, qui est parti de Roanne tête nue. C’est un képi rouge sans manchon, bien visible, mais Artaud se moque d’être repéré : il a déjà un cheval blanc et il a peint sur sa voiture les drapeaux de tous les Alliés. Celui du Tonkin n’est même pas sec.

L’ordre arrive. Nous partons dans la direction de Bernwiller.

Voici Bernwiller. Nous traversons au pas gymnastique. Il a dû défiler toute la journée tant de troupes que personne aux portes ne regarde ce régiment courant à la bataille. Nous aurions pourtant voulu demander à combien de kilomètres était Flaxlanden ! Deux gendarmes menacent l’un de nous qui a secoué un prunier au passage. Un cantinier qui se rase sur l’accotement, sa glace pendue à un cerisier, attend avec nervosité, la figure débordant de mousse, que nous ayons fini de faire trembler la route. Sur le chemin de ces mille hommes aspirés par le canon, nous ne voyons que des gens dont l’unique rôle serait d’empêcher qu’on déniche les nids, qu’on vole une poule, qu’on pêche les écrevisses avec des mailles trop petites. À la sortie du village, une grande route droite et vide, silencieuse. Personne qui revienne du côté de la bataille. Nous aimerions tant en voir arriver cependant un cycliste, n’importe qui, un vaguemestre, le payeur lui-même, qui, par un mot de son langage, nous relie au combat : — Passez-leur une distribution ! Appuyez sur les pédales ! Un civil même, une femme, qui nous donnent l’impression de protéger autre chose que les gendarmes et le cantinier qui se rase. Voici seulement un convoi de chevaux en sang, précédé par deux bœufs encore au joug, que des éclats de mitraille ont atteints. Les bœufs tirent. Bien peu de nous s’attendaient à ce que les animaux aussi fussent blessés. Voici des arbres mutilés, un coin de route éclaté, un rocher en miettes. Nous avons l’impression de pénétrer dans la mêlée par en bas, par les végétaux, par les animaux, alors que nous comptions y descendre par ses sommets, par un général, par un maréchal blessés, étendus au coin du village.

— Halte !

On ordonne face à gauche, face au côté que nous croyons inoffensif. Et nous sommes, assure l’état-major, sous le feu de l’artillerie. On nous fait reculer jusqu’au fossé. C’est toujours deux mètres de sécurité en plus.

Il est huit heures. Le jour meurt sans avoir vieilli. Le crépuscule a partout la même transparence : on ne peut deviner de quel côté s’est couché le soleil, et l’armée française, qui sait si mal s’orienter, n’en a point ce soir de désavantage. Toutes les étoiles aussi, également claires et mortes, font penser au Nord, à minuit… La nuit se rapproche de nous, mais par derrière, comme de ceux qui la défendent. Plus d’ombres ; elles sont déjà séparées de nous, comme si la bataille allait être grave, comme si les adjudants nous les avaient réclamées, tout à l’heure, avec les livrets matricules. Pas une étoile errante, le canon a secoué toute la journée du ciel ce qui n’y tenait qu’à peine, plus de constellations qui se balancent, mais des astres enfoncés jusqu’à la garde. On ne voit vraiment qu’eux ; malgré soi on les contemple, on lève vers eux un bras ou un regard engourdis, car le fusil est approvisionné et rend les mouvements plus lourds : on trouve parmi eux les initiales de son nom. On se tient debout malgré la fatigue, on fait malgré soi le beau pour ces mondes où tout l’intérêt doit se concentrer d’ailleurs, en ce moment, sur le cheval blanc d’Artaud ; on explique à Frobart la grande Ourse, qui ce soir se trouve ovale. Comme il n’est pas permis de s’asseoir, les camarades s’adossent sac à sac et prennent ainsi leur repos, se parlant l’un tourné vers les ténèbres françaises, l’autre vers les ténèbres badoises. C’est notre première bataille, mais nous ébauchons instinctivement tous les gestes et les pensées que nous aurons une fois guerriers. Nous ne nous serrons pas les mains, mais nous avons des regards si lourds que s’ils appuient sur les yeux indifférents d’un voisin, le voisin doit nous sourire. Nous n’écrivons pas de testaments, mais les soldats qui se devaient vingt sous se les rendent ou se les donnent. Un seul dans la compagnie note ses dernières volontés ; c’est Lâtre, qui lègue son entreprise à sa femme, sa femme à son père. Nous nous passons le papier en riant, et Lâtre le poursuit d’escouade en escouade, avec acharnement, comme s’il devait hériter.

Je fais les cent pas avec Jalicot. Des groupes se forment. La ligne des sections carrées s’est fondue en une ligne de sections arrondies et la promenade, et la pensée, est plus douce le long de ce bataillon sans angles. Nous faisons dans l’ombre aux camarades des signes modestes d’existence : — C’est toi ? — Oui, c’est moi ! — C’est vous ? Tous ceux qui vont être braves pour la première fois allument plus doucement leur cigarette. Celui-là sent au fond de lui un lointain sommeil, le sommeil d’après la bataille, et bâille. Notre ignorance de la guerre pèse sur nous comme si elle était un examen. D’un peu plus nous copierions notre théorie. Nous nous sentons coupables de n’avoir pas repassé nos enrayages, nos déploiements. Mais surtout nous pensons sans relâche au premier blessé, au premier mort du bataillon. Tout notre entendement butte contre ce premier cadavre. Nous comprenons le second, le troisième ; mais, malgré nous, le premier mort que nous avons enfin étendu dans notre esprit, s’anime, se relève, et tout est à recommencer. Quand un soldat allume sa pipe, nous frémissons, en voyant ce visage qui s’illumine, comme s’il se désignait par cette clarté pour la mort. Nos épaules s’alourdissent, nous vieillissons. Nous errons sans repos dans cette ombre qui rend la victoire à peine plus désirable que le jour. — C’est toi ? — Oui, c’est moi, avec, tremblotant un peu, un immense courage !

Le bruit d’un galop. Le capitaine d’état-major transmet au colonel l’ordre d’attaquer le village d’Enschingen. On en voit nettement le clocher, juste devant nous, à deux kilomètres. Puis il éprouve le besoin de nous faire un discours :

— Allez, les Roannais. Comme pour les Autrichiens !

C’est une vieille histoire. Nous avons déjà battu en effet les Autrichiens, en 1814, à Roanne même. Nous avons, de ce côté de la Loire, fait circuler un convoi ininterrompu de tuyaux en tôle sur des roues. Le général eut peur de tant de canons et ne tenta point le passage. La ville fut décorée, en même temps que Tournus où était né Greuze.

— Et attention ! Vous êtes sous le feu de l’artillerie lourde.

Pour ne point le désobliger, nos chefs nous donnent une vague formation par sections. Il part enfin. Non, il revient, toujours au galop.

— Vous êtes sous le feu de l’artillerie légère !

Est-ce qu’il va reparaître ainsi pour chaque calibre, pour les mousquetons, pour les revolvers ? Le colonel lève le bras, l’abaisse. Nous partons…

Les quatre compagnies avancent en ligne à cent mètres d’intervalle, chacune serrée et silencieuse. Les hommes ne prononcent pas une parole, malgré leur désir de savoir au juste ce qu’ils font, si c’est une marche d’approche, une charge, s’il y aura des mitrailleuses. Tous ces mineurs, ces tisseurs, ont gravement éteint leur cigarette, leur pipe, comme à l’entrée de l’usine, par précaution. Ils vont à une allure folle. La crise de discipline qu’ils ont pour la première fois se résout en silence et en vitesse. Les plus disciplinés ont pris le pas gymnastique. Avec les quatre fourriers, j’escorte le colonel qui se tient un peu en arrière du centre. Nous suivons avec peine, à travers des champs et des prairies coupés de haies. Nous trébuchons contre un bœuf étendu. Nous sautons et ressautons un ruisseau qui s’empêtre dans nos jambes comme une bande molletière défaite. Un projecteur illumine soudain la compagnie de droite, qui s’arrête, se masse, et prend machinalement contre lui les précautions recommandées pour les obus, chaque tête sous le sac qui la précède, les têtes du premier rang courbées, les yeux du premier rang fermés… Le faisceau s’éteint. Le clocher du village rentre peu à peu sous terre, dans sa tranchée, et maintenant nous allons au hasard. Plus de canon. Une balle, une seule balle passe à côté de nous, à fin de course. Un seul Allemand nous fait l’honneur de tirer. L’homme du projecteur sans doute.

Les compagnies vont décidément trop vite. Nous essayons en vain de les rejoindre. Nous ne les voyons plus. Le terrain est difficile. Parfois de l’herbe, du trèfle, puis, soudain, transversales, des lignes de choux, d’artichauts et de dahlias. Les prés sont dans le sens de l’Alsace, mais les potagers s’entendent pour contrarier notre marche.

Un cavalier surgit derrière nous et prie le colonel d’attendre le général : Nous dépêchons les fourriers aux compagnies. Un second cavalier ordonne de continuer. Un troisième, un quatrième, arrivent ainsi à toute vitesse, de l’on ne sait quel centre, mettent pied à terre, et s’alignent sur nous, en retrait l’un sur l’autre, comme si la cavalerie divisionnaire avait pour mission, dans les batailles, de former des circonférences. À part Chalton, qui n’a pas trouvé sa compagnie, aucun des trois fourriers n’est revenu. Nous envoyons les dragons en éclaireurs, mais rien à droite, rien à gauche, et, devant nous, à cinq cents mètres, la colline et la forêt. Il n’y a que nous six dans la vallée, et il paraît que l’on nous voit de partout. La fraîcheur tombe ; la première couche de rosée se pose sur nos fusils ; l’homme du projecteur tire un dernier coup de canon, le clocher d’Enschingen se dresse soudain à notre droite, tout en arrière ; une perdrix se lève : les compagnies ne sont pas passées là. Nous ralentissons le pas. Une dernière fois nous franchissons le ruisseau, mais un long rectangle de carottes nous décourage. Nous cédons à leurs taillis impénétrables ; nous n’allons pas plus loin ; nous les laissons brouter une minute par les chevaux ; un dragon les goûte lui-même ; agenouillés dans leurs feuilles odorantes, nous tirons, Chalton et moi, après les trois sommations, les premiers coups de feu du régiment sur deux lanternes électriques qui scintillent dans la forêt. Il a bien visé, la mienne ne s’éteint qu’au bout de quelques minutes, quand l’électricité manque, me dit-il. Ce n’est pas une angoisse, c’est une paresse, c’est l’indifférence qui nous prend soudain. Pourquoi aller au delà de ces carottes, et trouver pis encore, des tranchées, des betteraves peut-être ? Celui qui a la meilleure oreille l’applique contre terre, mais rien que le fracas des brindilles, et le piétinement du cheval sur lequel est monté debout celui qui a la meilleure vue. Un dragon ronfle. Le colonel étudie sa carte. Nous sommes évidemment entre les lignes, et les compagnies doivent être arrêtées dans un des deux villages qui sont derrière nous, Spechbach ou Enschingen. Vers lequel allons-nous revenir ? Lequel est habité ? Nous ne nous hâtons point. Il devient évident que la bataille est manquée, ou n’a pas eu lieu, et que nous aurons eu un ondoiement avant le baptême. Nous ne courons plus de danger : nos ombres sont revenues ; nous nous amusons de l’aventure, qui nous épargne de creuser là-bas des fossés, de prendre la garde, et nous jouissons du calme, de la liberté d’esprit que l’on ne pourra jamais goûter, dans cette guerre, qu’à égale distance des sentinelles françaises, des sentinelles allemandes, et avec son colonel. Parfois seulement, une détonation, suivie d’une autre, plus brève, plus sèche, comme si le tireur se précipitait pour ramasser son blessé. Assis les uns en face des autres, nous formons à nouveau un de ces groupes arrondis dont vit la paix. Nous sentons si bien que ne commence aucune ère nouvelle ! Nous nous remettons, comme dans l’ère précédente, à fumer, à nous pincer, à boire. Le colonel, qui en a profité pour reconnaître la forêt allemande, se décide pour Spechbach et nous revenons, enroulant à nouveau le ruisseau autour des chevaux qui se cabrent. Voici Spechbach. Une mare ronde et claire est posée devant le village comme un miroir devant les lèvres d’un homme endormi. Pas une ride. Pas un murmure… Spechbach est mort… Nous avançons.

…Ici une heure qui n’appartient pas au régiment et que le capitaine Lambert a fait rayer de notre Livre de marches. Vais-je la raconter ? Ici des blessés, des morts. La sentinelle qui nous arrête a le front entouré d’un bandeau rougi ; — la balle, l’unique balle aurait-elle porté ? Dans la première maison, une foule de blessés qui se sont installés à contre-sens, les plus gravement atteints au premier étage, comme s’ils redoutaient en plus une inondation. Sur le banc d’une ferme, un officier endormi, la poitrine couverte d’une ouate sanglante. Ce n’est point un des nôtres. Son numéro d’or est plus faible d’une unité que le nôtre et il le porte d’ailleurs partout, à son képi, à son col, à son collet. Le sort nous a manqués d’un point. Nous nous penchons :

— D’où venez-vous ? demande le colonel.

Il se réveille. Il répond machinalement ce qui le matin encore était la vraie réponse :

— De… de Chambéry.

Puis il aperçoit les cinq galons. Sa mémoire aussi reparaît.

— Le colonel… le colonel est mort, dit-il.

De ses yeux hébétés, c’est mon képi qu’il regarde maintenant, ma manche, cherchant mon grade ; il ne le juge pas, sans doute, assez élevé pour ajouter : « Le sergent, le sergent est mort. » Il s’endort à nouveau.

Nous parvenons enfin à nos compagnies, massées derrière Spechbach, malgré un adjudant affolé qui n’a pas reçu le mot de passe, et ne sait comment reconnaître les patrouilles. Ordre de repartir aussitôt pour Enschingen. Nous passons de nouveau à travers ce régiment troué. Chalton a sur la main un peu de sang de Chambéry. Il le montre à ses voisins, leur fait croire qu’il est blessé, et il s’y trompe lui-même, à chaque cigare qu’il allume.