Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch12

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Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 86-93).

CHAPITRE XII

Les alligators. — L’escalier des Géants. — Arrivée dans un nouveau territoire. — Le faisan-coucou. — L’avoine sauvage. — Un combat inégal. — Le premier kangarou. — Le pays d’Arcadie. — Soupçon de cannibalisme. — Le kakatoès veilleur. — L’ennemi en fuite.

Les falaises au pied desquelles s’étendait le chemin suivi par les voyageurs avaient au moins trois cents pieds de hauteur. Elles étaient perpendiculaires, et même, en certains endroits, surplombaient la rivière, qui avait un mille de largeur. Au centre du courant d’eau, on apercevait des îlots entre lesquels le courant était si rapide, qu’il eût été dangereux d’y passer dans des embarcations.

« Hugues ! Hugues ! s’écria tout à coup Gérald qui marchait le dernier, je vois un des canots ; si tu veux, nous allons aller tous les deux le chercher à la nage. »

À ces paroles, tous les yeux se dirigèrent vers un objet noir qui flottait à la surface de l’eau.

« Monsieur ! Monsieur ! fit à ce moment Ruth en se cramponnant au bras de Hugues, ils sont vivants, ils vont vous manger !

— De quoi parles-tu ? demanda Max Mayburn. Ah ! je vois ! je comprends ! Regarde, Marguerite, dans la direction de cet îlot couvert de mangliers aperçois-tu ces animaux allongés sur le sable, et se chauffant au soleil ? Ce sont des alligators. Il y en a quelques-uns qui nagent, ou plutôt qui se laissent aller au long du courant. C’est la Providence, mes enfants, qui vous a sauvés d’un grand danger que vous alliez courir. Qui plus est, nos canots auraient pu être renversés par ces hideux sauriens, et nous aurions été dévorés par ces horribles monstres. »

À ces paroles, Ruth poussa un cri d’effroi, et chercha à passer en avant de la bande ; mais Jack s’efforça de la retenir et de lui faire comprendre que ses appréhensions n’avaient pas le sens commun. Quoi qu’il en fût, tous les voyageurs se sentirent rassurés quand ils n’eurent plus devant leurs yeux les îlots couverts de leurs hideux habitants.

Le lit de la rivière s’était resserré, et, à mesure qu’ils avançaient, leurs oreilles étaient frappées par un bruit assourdissant. Cela ne ressemblait en aucune façon au murmure étrange des déserts, où le silence n’est interrompu que par les chants ou les cris des oiseaux, ou le bruissement des insectes.

« On dirait l’éclat d’une chute d’eau, observa Arthur. J’espère que par delà cette cataracte nous n’aurons plus à craindre le danger d’une inondation. Avançons sans perdre de temps pour sortir de ce sentier peu sûr. »

À mesure que les voyageurs marchaient, le bruit devenait de plus en plus assourdissant. Ils reconnurent, bientôt ; qu’il était occasionné par la chute d’un torrent ; car, au détour du sentier qu’ils suivaient, de l’autre côté d’un énorme rocher, ils aperçurent devant eux une cataracte gigantesque, qui retombait du haut d’une montagne dans le sein même de la rivière.

« Quelle merveille ! s’écria Max Mayburn. Lus travaux des hommes sont des œuvres de pygmées en comparaison de ceux du Tout-Puissant.

— J’en conviens, Monsieur, répliqua Wilkins ; mais comment allons-nous sortir d’ici ? Il nous faudrait des ailes comme en possèdent ces grands oiseaux là-haut perchés. »

En effet, on voyait sur la cime du rocher géant, à l’endroit d’où tombait cette énorme masse d’eau, de grands volatiles plongeant leurs têtes sous l’eau clapotante, et paraissant très gais au milieu de cette immense commotion.

« Ne sont-ce pas des pélicans ? demanda Hugues à son père. Il me semble voir sous leur cou une grande poche rouge.

— Je crois que ces oiseaux appartiennent à la famille en question, répondit Max Mayburn ; ce sont, à mon avis, des frégates-pélicans, espèce qui habite sous les tropiques, et se nourrit de poissons dans les rivières comme sur la mer. Les ailes et la queue sont d’une envergure très grande ; mais le corps, quoique bien emplumé, est, une fois dépouillé, bien plus petit qu’on ne le pense. Mais regarde, mon ami, voici un oiseau bien plus noble, par là, à droite. C’est un aigle noir, qui parait jeter un regard de mépris sur les pélicans-frégates aussi bien que sur nous, pauvres errants du désert ! »

En s’avançant plus près de la chute d’eau, les voyageurs calculèrent qu’elle avait près de cent mètres d’élévation. La nappe ne tombait pas tout d’une pièce comme au Niagara, dans l’Amérique du Nord ; mais elle dégringolait le long de vastes escaliers dont chaque marche avait trois à quatre mètres de hauteur. Certaines de ces marches étaient même à sec, et on les voyait couvertes de plantes et de mousses verdoyantes.

Quelle que fût l’admiration de tous en contemplant ce spectacle inattendu, nos voyageurs ne purent s’empêcher de se faire à eux-mêmes la question que Wilkins leur avait adressée « Comment allons-nous sortir d’ici ? »

Il n’y avait qu’un moyen de continuer la route, c’était de se hisser jusqu’au sommet des falaises ; mais on pouvait craindre d’arracher les broussailles en s’y accrochant, et alors des avalanches de roches viendraient écraser les audacieux mortels cherchant à accomplir le travail des Titans. Il y avait encore un moyen : celui de franchir la distance en escaladant la chute d’eau elle-même ; c’était l’opinion de Gérald.

Le bruit de la cataracte empêchait d’entendre la voix, même la plus rapprochée ; aussi Arthur ne put-il s’opposer à l’ascension de Gérald, qui se hissa sur la première marche de l’escalier des Géants, et qui y fut immédiatement suivi par Hugues ; tout le monde se hâta de suivre son exemple.

L’endroit où les deux audacieux avaient pris pied se trouvait large d’environ quatre à cinq pieds et parfaitement sec. C’était là, en effet, le seul chemin praticable qui pût être suivi par les voyageurs ; mais quelle difficulté pour surmonter ces obstacles !

Jack, lui, n’avait pas perdu la tête. Il portait en sautoir une corde assez solide à laquelle il songea aussitôt. Il en jeta un des bouts aux deux jeunes gens, et leur enjoignit de l’attacher très solidement aux racines d’un arbre qui se trouvait près d’eux. Cela fait, Max Mayburn, Marguerite, Jenny et Ruth furent enlevés, et parvinrent sans encombre près d’Hugues et d’O’Brien. Arthur et Wilkins se disposèrentà les suivre ; mais Wilkins pria le chef de la caravane de le laisser en bas jusqu’à ce que l’ascension fût achevée. Il voulait surveiller les derrières, afin de prévenir toute attaque de ce côté.

Les femmes et Max Mayburn eurent la plus grande difficulté à franchir les nombreuses marches de la cataracte, qui étaient, en certains endroits, fort glissantes ; mais enfin tout le monde arriva sain et sauf au sommet de la montagne.

À ce moment-là, Jack fit un signe, à l’aide de son mouchoir de poche, car il eût été impossible de se faire entendre, et alors Wilkins se hissa de rocher en rocher jusque auprès de ses compagnons. Le premier sentiment de toute la troupe fut d’adresser à Dieu des actions de grâces. La prière achevée, on jeta les yeux dans toutes les directions. Il fut alors évident que les voyageurs se trouvaient sur le véritable territoire australien. La rivière n’était plus qu’un ruisseau divisé en plusieurs petits canaux, dans la direction de l’est au sud-est. Une clairière, ombragée par des taillis aérés, s’ouvrait devant eux, et sous les arbres croissaient des fleurs et des plantes d’une rare beauté. Des oiseaux au plumage étincelant s’ébattaient de toutes parts, et des insectes multiples humaient le pollen des plantes. Il n’y avait en aucun lieu des traces de pas humains. Dans la direction du sud-est, l’œil suivait une chaîne de montagnes, vers laquelle les vœux de tous les voyageurs se transportaient.

« C’est là que nous devons parvenir, cher père, dit Arthur. Grâce à Dieu, nous voici dans le pays de Chanaan ! Nous n’avons rien à craindre tant que nous avancerons sur des terres bien arrosées. Si vous n’êtes pas trop fatigués, vous et Marguerite, nous allons nous diriger vers un endroit moins exposé que celui-ci aux rayons du soleil, et moins en vue des indigènes. En suivant le premier canal de la rivière nous nous guiderons dans la direction de l’est-sud-est sans nulle difficulté. »

Un cri aigu se fit entendre, et un oiseau magnifique vint tomber aux pieds de Max Mayburn, transpercé par une flèche.

« Je voulais vous faire cette surprise, juste là à vos pieds, monsieur Mayburn, s’écria Gérald. Voilà de l’adresse, ou je ne m’y connais pas.

— c’est plutôt de la chance, observa Hugues. N’importe mais quel est cet oiseau, cher père ?

— Je l’ignore. Cela ressemble à nos coucous d’Europe, mais c’est un géant de l’espèce. Serait-ce le faisan-coucou, dont parlent les livres d’histoire naturelle exotique ? Regardez là-bas, les plantes semblent agitées ce sont des oiseaux de la même espèce qui fuient devant nous. »

Ce gibier fin offrait une véritable tentation aux jeunes gens ; ils se mirent en chasse, et parvinrent en une demi-heure à abattre une demi-douzaine de ces faisans-coucous, provision suffisante pour les besoins de la famille.

Tout en chassant, les voyageurs s’étaient dirigés vers une colline au milieu de laquelle s’élevait un arbre de noix muscades dont les branches étaient couvertes de pigeons sauvages. Sous cet arbre on prépara le feu, tandis que l’on plumait les faisans pour les mettre à la broche. Gérald eût désiré abattre quelques-uns de ces pigeons, si confiants qu’ils n’avaient pas cessé de picorer les noix muscades ; mais tous les autres voyageurs furent d’avis que c’était une destruction inutile. Qui plus est, Jenny Wilson, quelque peu superstitieuse, déclara que la mort d’un pigeon blanc serait d’un fâcheux présage pour la bonne fin du voyage.

Bientôt les naufragés du Golden-Fairy comprirent que le séjour sous l’arbre à noix muscades était impossible, tant il y avait de mouches qui les tourmentaient outre mesure. Elles se trouvaient là par nuées, s’introduisaient dans la bouche, les yeux, le nez et les oreilles des voyageurs, et de leurs aiguillons pointus taquinaient et excitaient chacun d’eux au suprême degré.

Les jeunes gens déclarèrent que les mouches étaient cent fois pires que les moustiques. Arthur décida que, pour éviter ce supplice, on traverserait quelques-uns de ces ruisseaux qui se dirigeaient vers le sud, afin d’atteindre les montagnes qu’on apercevait à l’horizon.

En arrivant près des collines les plus rapprochées nos voyageurs furent désagréablement surpris en découvrant que ces élévations étaient presque à pic. Toutefois ils réussirent à les gravir, et, parvenus au sommet, ils virent se déployer devant eux un admirable paysage. La plaine était couverte d’arbres élevés ; une herbe drue, dans laquelle ils entraient jusqu’à mi-poitrine, couvrait le sol, et, de temps à autre, des roches couvertes de fleurs et de lianes verdoyantes offraient une diversion à la monotonie de la nature. Il y avait là des eucalyptus couverts de fleurs, des pandanus aux grappes odorantes et des choux-palmistes reliés entre eux par des guirlandes de plantes grimpantes.

Les voyageurs, qui se frayaient un passage à travers ces obstacles, arrivèrent enfin devant un rocher brisé dont la partie haute surplombait et offrait un abri contre la pluie et le soleil. Les jeunes gens s’empressèrent de nettoyer les abords en coupant les herbes ; puis ils mirent de côté ces herbages, qui devaient servir de lits : car depuis leur naufrage ils étaient privés de ce confortable, auquel ils étaient habitués.

« Nous aurions mieux fait de mettre le feu à cette herbe, à la mode des « coureurs des bois » observa Wilkins, cela donne bien moins de mal.

— C’est mal agir et c’est offenser Dieu, répliqua Max Mayburn. D’ailleurs qui sait ce qui serait advenu d’un pareil incendie ?

— Qu’importe ! cela n’a aucune valeur, et l’herbe pousse si vite dans ce pays ! ajouta le convict. Mais voilà miss Ruth qui nous apporte un échantillon d’une plante qui a son prix. »

En effet, la jeune fille, qui avait pour coutume de donner la liberté à ses poules à tous les endroits où l’on faisait halte, afin qu’elles pussent respirer librement et picorer à leur aise, tandis qu’elle s’occupait de leur procurer de la nourriture, des graines, des baies, toutes choses bonnes à manger, revenait de son excursion en apportant une gerbe ressemblant à de l’avoine verte.

« Voilà d’excellentes graines qui seront mûres en novembre, dans ce pays qui produit deux récoltes. Voyez la quantité de graines dans chaque épi. La paille doit avoir au moins quatre à cinq pieds de haut. M’est avis que c’est ce que l’on appelle l’anthislirsa. Bravo ! ma chère Ruth ; il y a là de quoi bien nourrir tes poules, et il paraît que cette avoine est abondante dans ce pays-ci. Ah ! si nous avions un moulin pour moudre ce grain, nous pourrions un peu plus tard manger un pain délicieux.

— Je ne pense pas que nous trouvions un moulin debout dans ces parages, ajouta Wilkins ; mais, avec de l’intelligence l’homme arrive à tout. Veuillez me donner une poignée de ce grain, Mademoiselle. »

Wilkins, ayant pris les tiges d’avoine et les ayant triées, se procura deux pierres plates, plaça sur l’une d’elles les grains, qu’il réduisit en poussière à l’aide de l’autre. Cela fait, il donna cette farine à Jenny Wilson en lui disant :

« Voilà de quoi fabriquer une fouace à la mode des rôdeurs des bois. Ce n’est pas fameux, mais mieux vaut du mauvais pain que rien du tout. »

Et Wilkins indiqua à la brave femme la manière usitée par les convicts échappés pour faire cuire une sorte de galette sur la cendre chaude, comme cela se pratique dans les déserts de l’Australie, aussi bien que dans les colonies des émigrants européens.

Quelle qu’elle fût, cette nourriture primitive parut très savoureuse à ceux qui depuis si longtemps n’avaient pas mangé de pain. Seulement, comme la pâte était dure et sèche, Jenny y ajouta de la farine de pomme de terre, ce qui la rendit plus savoureuse et plus mangeable.

« Je suis d’avis, dit Wilkins, de faire bouillir cette avoine en guise de légumes, et ce plat accompagnera assez bien notre rôti de gibier. Nous allons donc cueillir une certaine quantité de cette avoine pour l’emporter avec nous. À tout hasard, nous en nourrirons les poules. »

Les jeunes gens s’empressèrent de couper de nombreuses brassées de ce grain, qu’ils laissèrent se faner pendant la nuit ; puis ils foulèrent les épis, et remplirent plusieurs sacs avec l’avoine décortiquée. Ruth, elle, s’était chargée de la part destinée à ses poules.

Comme la chaleur était excessive au milieu du jour, il fut convenu qu’on ne se mettrait en route que vers deux heures après midi. En attendant l’instant du départ, les jeunes gens, laissant à Marguerite le soin de préparer des corbeilles de jonc, s’en allèrent à la découverte et revinrent, vers midi, avec une ample provision de poissons pêchés dans les clairs ruisseaux de la contrée.

« Ma chère Marguerite, dit Gérald à la sœur de son ami Arthur, je vous apporte un bouquet de fleurs qui se vendrait bien cher en Angleterre. Merci, et mille fois, aimable jeune homme. Tenez, mon père, voici de quoi vous livrer à l’admiration de la belle nature. Quelles sont ces « illustres étrangères » ? Il me semble que voici du jasmin pareil à celui de nos berceaux de jardins anglais.

— En effet, répondit Max Mayburn, cette fleur ressemble au jasmin de notre pays ; mais l’espèce en est différente. Voilà aussi un bouton-d’or qui n’est pas celui de l’Irlande, des roses inédites, des pois de senteur inconnus, des mauves arborescentes, toute une nouvelle flore. Le docteur Solander, qui a découvert cette île et l’a nommée « Botany-Bay » (la Baie de la Botanique), avait compris la riche moisson que les amateurs de plantes pourraient faire dans ces parages. On ne se lasse pas, chers enfants, dans la promenade que nous faisons ainsi à travers ces déserts inconnus.

— Oui mais je regrette de trouver ici des mouches et des moustiques dont les piqûres sont loin d’être agréables, observa Hugues, dont le nez était cruellement pointillé.

– J’en conviens, dit Gérald. Bah ! il faut s’habituer à tout.

– Attention mes amis, » fit à ce moment Arthur en désignant, au milieu de l’espace où l’on avait coupé le grain, un énorme serpent jaune et brun qui s’avançait doucement, par ondulations saccadées, à une distance de vingt mètres.

Les femmes avaient poussé un cri d’effroi ; les hommes réprimaient un sentiment de crainte, et l’on ne savait pas trop quel parti prendre. Gérald avait saisi un bâton qu’il brandissait pour en casser l’épine dorsale de l’anaconda, lorsque Wilkins l’arrêta en disant :

« Restez donc tranquille. Cette espèce de serpent ne mord pas, mais elle broie un corps vivant comme le ferait une meule de moulin. Laissez faire le reptile, il ne songe pas à nous attaquer ; surveillons-le plutôt. »

Au moment où le convict parlait de la sorte, un joli animal au pelage gris foncé, que les voyageurs reconnurent aussitôt, sans en avoir jamais vu de pareil, sortit, en bondissant, du milieu de l’herbe ; et, au moment où les jeunes gens s’écriaient « Un kangarou un kangarou » le hideux serpent s’élança, enveloppa dans ses replis le gracieux quadrupède, qu’il ne tarda pas à étouffer. C’était prévu.

« Maintenant il est à nous, s’écria Wilkins : attaquons-le tous ensemble. »

Et tout aussitôt les jeunes gens, armés de bâtons, se jetèrent sur le serpent, le frappant à la tête à coups redoublés. L’anaconda, cherchant à se défendre lâcha sa proie mais au même instant les jeunes chasseurs l’attaquèrent à coups de couteaux jusqu’à ce qu’il tombât sur le sol.

« Assurons-nous surtout de sa mort, dit le convict ; nous pourrons faire ensuite comme les noirs de ce pays, qui mangent du serpent en guise d’anguille. »

Une pareille « matelote » n’était point du goût des estomacs civilisés de nos voyageurs ; aussi abandonna-t-on le serpent à la voracité des animaux carnassiers, après avoir pris cependant le temps nécessaire pour l’examiner en détail.

Le boa en question avait vingt pieds de long ; il ressemblait plutôt à ses congénères africains qu’à ceux des grandes espèces d’Amérique. Max Mayburn eût bien désiré en garder la peau ; mais il y avait tant de paquets à porter, qu’il dut renoncer à cette idée.

« Emportons plutôt ce kangarou, qui est un délicieux gibier, observa le convict ; le train de derrière passe pour un mets excellent. »

Le kangarou étouffé par le boa était de la petite espèce, tout en ayant quatre pieds de long. Le reptile lui avait brisé les côtes, et, dans la poche que la gracieuse bête portait sous le ventre, il y avait un petit étouffé comme sa mère. Wilkins, lorsque la curiosité de tous eut été satisfaite, dépouilla le marsupial de son enveloppe poilue, qu’il étendit à l’aide de bâtons pour la faire sécher, dans l’intention d’en faire des bottes au besoin.

Avant de s’éloigner, on fit rôtir la chair du kangarou, qui devait servir au souper ; puis chacun se mit en route dans la même direction que celle suivie la veille, s’avançant sans alarmes à travers un paysage enchanteur, peuplé d’oiseaux de toutes sortes, embelli par des fleurs multicolores : un vrai paradis terrestre, une nouvelle Arcadie.

La nuit, qui survient très vite sous les tropiques, contraignit les voyageurs à s’arrêter au pied de collines à l’aspect sauvage, couvertes de broussailles et sises dans le voisinage d’une vaste forêt. De petits ruisseaux coulaient deci delà, une herbe drue poussait sous les arbres ce qui prouvait que l’on était bien éloigné de la contrée aride du pays.

Le repos de la nuit fut troublé par des cris poussés par les indigènes, à une certaine distance toutefois. Afin de permettre à Max Mayburn et aux « dames » de reposer, il fut convenu qu’on ferait bonne garde. Wilkins fut d’avis que les deux « veilleurs » de nuit devaient parler très haut, de façon que les sauvages restassent éloignés ; car ils n’attaquent jamais une caravane qui se tient sur ses gardes.

« Ces moricauds-là vont nous suivre, monsieur Arthur, dit Wilkins au jeune homme resté en sentinelle avec lui c’est leur façon d’agir. Ils espèrent pouvoir attaquer ceux qui ne s’y attendent pas, pour les voler et les assassiner j’ajouterai même pour les manger au besoin.

— Allons donc ! les habitants de l’Australie ne sont pas comme ceux de la Nouvelle-Zélande. C’est une erreur.

— Vous ne parleriez pas ainsi si je vous montrais un jour, le long de notre route, des os rongés qui n’ont jamais appartenu à la carcasse d’un kangarou ou d’un opossum. Vous savez bien que la chair humaine passe pour avoir meilleur goût que celle d’aucun gibier. En somme, je suis sûr de ce que j’avance ; et nous n’avons pas eu de chance en nous laissant voler un fusil par Black Peter.

— Qu’importe je ne m’en serais point servi contre ces malheureux, répliqua Arthur. Je ne me crois pas le droit de tirer sur un habitant de ce pays, comme je le ferais sur un kangarou.

— Il y a ceci de vrai, Monsieur, ajouta le convict c’est qu’un kangarou est bon à manger, et qu’un indigène me semblerait indigeste. Dieu nous préserve de tomber dans les mains de ces païens-là quoi que vous en disiez. Quant à moi, je me défendrais jusqu’à la mort contre les noirs et contre Black Peter, qui est peut-être avec eux.

— Qu’est-ce que ceci ? demanda le fils Mayburn. J’ai entendu du bruit.

— Cela n’a rien d’étonnant. Des kakatoès se sont envolés en poussant des cris de terreur c’est qu’ils ont été réveillés par des gens qui marchaient sous les arbres où ils étaient au repos.

— Ils ont l’ouïe plus fine que la nôtre. Dans ce cas que faut-il faire ?

— Prévenez tout le monde, et surtout engagez-les à ne pas donner le moindre signe de terreur. Nous n’aurons pas de difficulté à nous débarrasser de ces maudits sauvages. »

Arthur s’empressa de réveiller son père et Marguerite, en leur recommandant de se tenir tranquilles ; quant aux autres jeunes gens, ils n’eurent pas plus tôt entendu parler de la possibilité d’une attaque, qu’ils furent debout et prêts à se défendre.

Tout à coup, à un signal convenu, ils se mirent à pousser des cris qui eussent réveillé des morts, et dont l’écho répercuta les sons. Un grand remue-ménage s’opéra aussitôt devant l’endroit où les voyageurs s’étaient établis pour la nuit, et à la clarté de la lune ils purent apercevoir une douzaine environ de corps noirs comme l’ébène qui se dressaient du milieu des buissons et se mettaient à fuir à travers la plaine.

« Nous sommes sauvés ! s’écria Hugues, pour cette fois du moins. M’est avis cependant que nous ne devons plus coucher ainsi au milieu des bois, car nous pourrions être surpris une fois ou l’autre. J’ai entrevu un certain nombre de grottes, pendant l’excursion que nous avons faite hier. Nous agirons donc sagement en nous établissant dans une de ces cavernes ; de cette façon, nous n’aurons plus qu’à en garder l’entrée.

— Ce que tu dis là, cher ami, est fort logique, répliqua Gérald. Mais comment ces gens-là, qui étaient armés de zagaies, n’ont-ils pas essayé de nous atteindre en nous en lançant quelques-unes ?

— Ils sont trop rusés pour agir de la sorte, objecta Wilkins. S’ils avaient pu nous surprendre pendant notre sommeil, c’eût été leur affaire, et nous eussions été massacrés sans pitié. À cette heure, ils continuent à nous épier : nous n’avons qu’à nous tenir sur nos gardes ; ils finiront par se lasser.

— Je voudrais pouvoir mettre une grande rivière entre eux et nous, ajouta Jack. J’ai trouvé hier de nombreuses plantes fibreuses, et si vous voulez m’aider tous, nous les couperons et les traînerons avec nous. Quand nous aurons trouvé la rivière, nous la traverserons sur un radeau que nous fabriquerons. »