Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch15

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Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 109-115).

CHAPITRE XV

Escarmouches avec les indigènes. — Les héros blessés. — Le champ de bataille. La veuve du noir. — Wilkins sert d’interprète. — Deux voyageurs de plus. — Continuation de voyage.


« Quand prendrons-nous notre repas ? demanda Hugues. Je meurs de faim, et je mangerais volontiers un de ces kakatoès, fut-il à moitié cuit. D’ailleurs, Marguerite me semble avoir besoin de repos.

– Un peu de courage ! tâchons de gagner une de ces vertes montagnes nous trouverons là sans doute quelque grotte pour nous réfugier, et, tout en marchant, nous récolterons des œufs pour souper. »

Arthur avait sagement parlé ; la récolte dans les nids fut copieuse ; on tua même quelques oiseaux, et l’on découvrit une grotte assez spacieuse pour servir de logement, de cuisine et de forteresse contre toute attaque ennemie.

Tandis que les voyageurs devisaient ensemble en prenant leur repas, un coo-ee éloigné vint leur apprendre que les sauvages ne les avaient pas perdus de vue. Ils se hâtèrent d’éteindre leur feu et se retirèrent dans le fond de la caverne, convaincus de pouvoir ainsi échapper à la découverte des indigènes.

Dès que le jour parut, Jack se mit au travail de la construction des canots, travail que le voisinage des noirs rendait urgent. Hugues et Gérald, qu’il réveilla, s’empressèrent de l’aider, et pendant ce temps-là Arthur se dirigeait vers le fleuve, afin de trouver un endroit favorable pour le traverser.

Il lui parut impossible d’aborder de l’autre côté, car les rives se trouvaient de niveau avec les hautes palissades de roches perpendiculaires. Le courageux chef de la petite troupe remonta alors le fleuve sans mieux rencontrer ce qu’il cherchait. Il revint donc au campement afin de hâter l’heure du déjeuner et d’emmener tout le monde en amont du fleuve, de façon à découvrir le passage souhaité. Le repas achevé, chacun reprit son fardeau, et l’on n’oublia pas non plus l’ébauche du canot, qui devait être terminée lorsque le moment opportun serait venu.

Déjà les voyageurs avaient franchi deux milles, lorsque Marguerite montra à son frère un sentier ouvert à travers les mangliers et aboutissant au fleuve, où l’on devait trouver un passage plus facile, et peut-être une place pour s’embarquer et arriver sain et sauf sur l’autre berge.

« Traversons vite le marais, dit Arthur à sa sœur, pour parvenir à cet endroit ; nous calmerons ainsi les inquiétudes paternelles, qui influent sur mon énergie. »

Arrivé sur le bord du fleuve Arthur fut en quelque sorte mis en défiance à l’aspect de l’entourage touffu de cette partie du territoire australien.

« Marguerite, dit-il alors à sa sœur, tu trouveras, avec mon père et les autres, un excellent refuge sous ces mangliers recouverts de lianes ombragées. Mon désir est que tu restes en cet endroit, tandis que nous, les jeunes, nous irons en reconnaissance. »

Marguerite sentit son cœur gros en voyant son frère prêt à mettre ce projet à exécution.

« Surtout, dit-il encore, empêchez Ruth de bouger, de pousser le moindre cri, un soupir même, quoi qu’elle voie, quoi qu’il arrive. Bonne espérance et au revoir »

Sur l’ordre d’Arthur, les jeunes gens se mirent en marche. Parvenus à l’issue du sentier, ils aperçurent des arbres brûlés et un certain espace défriché.

Avant qu’ils eussent eu le temps d’examiner la position et de décider s’il fallait se retirer ou avancer, deux indigènes se montrèrent à eux venant du côté du fleuve ; mais à peine eurent-ils vu les visages blancs, qu’ils s’enfuirent en rebroussant chemin.

« Préparons-nous à repousser une attaque, observa Arthur ; mais auparavant abordons les noirs avec des témoignages d’amitié, nous allons nous placer tous sur une même ligne et prendre des airs fanfarons, des façons de matamores. »

Des cris aigus se firent bientôt entendre, et tout à coup nos jeunes gens virent devant eux une foule d’indigènes armés d’arcs, de flèches et de casse-tête. Ils paraissaient très irrités, quoique leur corps ne fut pas peint comme il l’est quand les sauvages vont en guerre.

Arthur, ayant coupé une branche verte, leur adressa des signes amicaux et continua à s’avancer, suivi de ses amis. Pendant quelques minutes les noirs parurent stupéfaits de tant d’audace ; mais tout à coup ils hurlèrent de nouveau et brandirent leurs armes comme pour s’en servir.

Les « visages blancs » ne se laissèrent pas décourager dans leurs intentions pacifiques ; ils avancèrent encore jusqu’au moment où une flèche vint blesser Wilkins à l’épaule.

Le convict s’élança alors en poussant un terrible blasphème ; brandissant une massue qu’il tenait à la main, il atteignit à la tête le sauvage qui l’avait blessé et l’étendit mort sur place.

Ces indigènes, criant toujours à pleins poumons, lancèrent une grêle de flèches : deux d’entre eux saisirent Wilkins par les bras ; mais celui-ci parvint à les repousser comme il l’eut pu faire de deux enfants, tandis que les jeunes voyageurs, ses camarades de danger, ripostaient aux attaques des noirs par une volée de flèches bien dirigées.

À ce moment-là, Wilkins, qui était rentré dans les rangs, s’écria :

« Le fusil, le fusil, vous dis-je, ou nous sommes perdus ! »

Il n’y avait pas à hésiter un seul moment ; Arthur déchargea un des canons de son arme, de façon que le coup passât par-dessus la tête des assaillants ; mais au même instant un sauvage, sautant, suivant l’usage, reçut en pleine tête la balle de plomb et tomba mort dans les bras de ses compagnons, qui l’emportèrent en poussant des cris terribles ; et les autres sauvages se dispersèrent, sans oublier le cadavre de leur ami atteint par la massue de Wilkins.

Les vainqueurs suivaient des yeux les indigènes, qui, se frayant un passage à travers les mangliers, en amont de la rivière, s’enfuirent vers les montagnes dans la direction du nord, convaincus sans doute que là seulement ils se trouveraient en sûreté.

Arthur s’aperçut alors que Wilkins avait toujours la flèche dans la plaie, et que le sang en découlait ; Hugues avait eu la main assez sérieusement écorchée par un des projectiles des sauvages, et Gérald arrachait de son chapeau de joncs, tressé par Marguerite, une nuée de flèches qui avait arraché son couvre-chef de dessus sa tête, sans le blesser pourtant en aucune façon.

« Marguerite sera fière de son œuvre quand elle saura que son « casque » m’a si bien préservé des coups de nos ennemis.

— Ce n’est heureusement qu’une égratignure, » observa Wilkins, qui retirait la flèche de sa blessure.

Mais, au même instant, le sang jaillit avec tant de force, qu’Arthur crut opportun de renvoyer Hugues et Gérald pour accompagner le blessé jusqu’à Marguerite, afin qu’elle le pansât sérieusement.

Pendant ce temps-là, Arthur, avec l’aide de Jack, examina attentivement le champ de bataille. Le sol était couvert de casse-tête, de zagaies, de flèches et d’arcs, d’amas d’avoine coupée, de coquilles, de moules d’eau douce et d’os de poissons. Il y avait aussi de grands morceaux d’écorce remplis de mousse qui devaient servir de lit.

Jack comprit à l’instant le profit qu’il pourrait faire de ces dépouilles et il demanda à Arthur s’il pouvait s’en emparer pour la construction de ses canots.

« Je n’y vois pas d’inconvénient, répondit le fils aîné des Mayburn. Mais pouvons-nous traverser bientôt ? Il me semble que, de l’autre côté, la place est excellente pour aborder.

— Je vais me hâter de fabriquer les embarcations, répondit Jack car il importe de nous en aller le plus tôt possible loin de ces gens-là, qui reviendront assurément chercher leurs ustensiles. Je vais me servir de leur hache pour avancer le travail, quitte à la leur laisser lorsque j’aurai fini. »

Le jeune charpentier ne perdit pas de temps tandis qu’Arthur allait chercher son père, sa sœur et les autres, il façonna à l’aide des écorces abandonnées par les noirs, deux canots assez solides. Quand tout le monde fut réuni, on se rassura mieux encore. Wilkins et Hugues avaient été pansés. Tout allait le mieux possible.

« Mauvaise affaire, dit le convict, qui souffrait, mais faisait contre fortune bon cœur. Voilà deux d’entre nous aux invalides pour le moment. Il faudra que vous donniez un coup de main monsieur Mayburn, ajouta-t-il en s’adressant au vieillard.

— Hélas ! je suis un assez mauvais ouvrier, répliqua celui-ci.

— Mais du moins vous pourrez nous aider à ramer ; au surplus, il me reste mon bras droit, dont je puis me servir : je suis attristé de voir que votre fils cadet a eu la main droite endommagée. Allons nous fabriquerons des rames avec ces morceaux d’écorce ; aidez-moi, monsieur Gérald.

— Surtout ne touchez pas aux armes des indigènes, riposta Max Mayburn vous savez quelle est ma façon de voir à ce sujet.

— J’aime à croire que vous ne nous empêcherez pas d’emporter, comme trophée, les flèches avec lesquelles nous avons été blessés.

— Va pour celles-là, dit Arthur, c’est de bonne guerre ; mais hâtons-nous, afin de nous trouver au plus tôt en sûreté sur l’autre bord. »

Trois heures s’écoulèrent cependant avant que les ouvriers disponibles eussent achevé les embarcations et les eussent mises à l’eau. Pendant que ceci se passait, Wilkins et Hugues cherchaient des œufs dans les nids de canards et s’emparaient des jeunes oisillons, que Jenny Wilson fit cuire pour les provisions du moment et de l’avenir.

En somme trois canots se trouvèrent à l’eau, y compris celui qui avait été lancé par Jack avant l’escarmouche avec les indigènes.

Il fut convenu que l’on remonterait le cours de la rivière aussi longtemps que cela serait possible : car, après tout, c’était un travail moins rude que celui de marcher avec des fardeaux.

On navigua de conserve, sans autre alarme que celle causée par les feux des noirs, allumés sur la rive que l’on avait quittée. Le paysage était admirable, et quand le soleil déclina à l’horizon, les voyageurs abordèrent dans un endroit favorable pour y passer la nuit.

Le lendemain, au point du jour, le voyage continua ; et, à part les temps d’arrêt nécessaires pour la recherche de vivres ou les heures de repos, l’on avança ainsi pendant une semaine sur le grand fleuve. La fumée des feux des sauvages se montrait bien à divers endroits, mais on n’apercevait nulle part des indigènes.

Un jour cependant la quiétude des voyageurs fut troublée, car on entendit des cris poussés par des sauvages en fureur, ce qui leur fit croire que les indigènes se battaient entre eux. On se hâta donc d’atterrir dans un endroit qui partit très convenable pour se défendre en cas d’attaque.

Les hurlements devinrent de plus en plus féroces ; mais enfin le calme revint peu à peu : la bataille, quelle qu’elle eût été, était donc terminée.

Arthur, Gérald et Wilkins voulurent alors se rendre compte par eux-mêmes des résultats de ce combat. Ils laissèrent leurs compagnons sous la protection de Jack et se dirigèrent, à travers la jungle, vers où il leur semblait que la querelle avait eu lieu. En effet, au milieu d’un espace ouvert dans une forêt d’arbres rabougris, ils aperçurent devant eux une grande quantité d’armes éparses deci delà, et des cadavres percés de part en part, saignants et ne donnant plus signe de vie.

C’était un hideux spectacle. Les explorateurs se disposaient à partir, lorsqu’à leurs oreilles parvinrent des soupirs violents, des cris de désespoir poussés dans le voisinage de l’endroit où ils se trouvaient. Ils cherchèrent dans les buissons et se trouvèrent en présence d’une femme indigène qui versait d’abondantes larmes sur le corps d’un homme blessé. La malheureuse tenait dans ses bras un petit enfant âgé de quatre ans à peine.

En les voyant approcher, la femme voulut fuir ; mais Wilkins la prit par le bras, et, lui montrant le cadavre, lui parla dans un langage bizarre qu’il avait appris pendant son séjour en Australie.

La négresse répondit à Wilkins avec une voix douce et par des paroles vraiment harmonieuses.

« C’est la jiu du mort, autrement dit sa femme, dit enfin Wilkins après avoir écouté le discours de la veuve, et celui qu’elle pleure a péri de la main de Black Peter. »

La négresse avait poussé un cri de terreur en entendant ce nom abhorré, qu’elle répéta d’une voix caverneuse, en serrant son enfant sur son cœur.

« La malheureuse connaît ce coquin-là s’écria Wilkins, Voyez ! elle désigne la blessure faite au mort et prononce le nom de Peter. En effet, ajouta-t-il en examinant la blessure, ceci n’est point l’œuvre d’une flèche, mais bien d’un coutelas, celui de ce mauvais scélérat. »

La femme avait compris que les « visages blancs » avaient pitié de son sort, et, confiant à Arthur l’enfant qu’elle portait dans ses bras, elle apprit aux trois explorateurs, par l’entremise de Wilkins, que Peter devait revenir pour la tuer, elle et son enfant. Elle se coucha alors près du cadavre de son époux, en déclarant qu’elle se disposait à attendre la mort.

« Que faut-il faire, monsieur Arthur ? demanda Wilkins. Mon cœur parle en faveur de cette moricaude ; mais peut-être votre père ne trouvera-t-il pas bon que nous lui amenions une femme aussi peu vêtue. Et pourtant, si nous la laissons ici, le coquin reviendra pour la massacrer ; sans doute son époux était un chef ne s’entendant pas avec le bandit qui lui a ravi l’existence.

— Emmenons la mère et l’enfant, dit alors Gérald. Je vais aller en avant pour porter le bébé à miss Marguerite, et je rapporterai des vêtements pour la mère. »

Sans attendre l’assentiment d’Arthur Mayburn, O’Brien se sauva en courant, tandis que la négresse le suivait des yeux, ne sachant pas ce qui se passait. Wilkins lui fit comprendre qu’elle devait suivre le jeune homme qui avait emporté son enfant, et elle devina bien vite qu’on ne lui voulait pas de mal.

Gérald revint bientôt suivi de Jenny Wilson, qui apportait des jupons et une camisole, dont elle revêtit la pauvre Indienne, quoique celle-ci ne saisît pas la nécessité de cette transformation.

Toutefois Arthur, avant de se charger de cette femme, avait voulu consulter son père et sa sœur. En arrivant en présence des « visages blancs » la veuve noire vit son enfant emmailloté dans des mouchoirs de soie ; elle s’avança aussitôt près de la jeune fille et de Max Mayburn, les yeux exprimant la reconnaissance, et se prosterna à deux genoux.

« Pauvre femme ! s’écria le vieillard ; ne pouvons-nous pas la rendre à sa vocation ? Voyons, Wilkins, vous qui savez vous faire comprendre, demandez-lui quelles sont ses intentions. »

Le convict s’adressa à la veuve ; il expliqua à Max Mayburn que tous ceux qu’aimait l’infortunée avaient été tués, que son désir le plus vif était de rester avec les « visages blancs ».

« Triste compagnie pour miss Marguerite ! observa Jenny Wilson. Wilkins se chargera d’elle, alors.

— Pourquoi pas ! Dieu nous a faits tous égaux, comme dit M. Mayburn, quoique cependant le noir ressemble peu au blanc. Qu’importe si cette moricaude n’a pas l’éclatante blancheur de ma chère Susanne Raine, que je devais épouser avant mes malheurs je m’en chargerai tout de même.

— Quel nom avez-vous prononcé là, Wilkins ? demanda Marguerite. Il y avait dans le paquebot l’Amoor, sur lequel nous sommes venus à Melbourne une jeune fille, très accorte et fort honnête, qui s’appelait Susanne Raine ; elle faisait partie du personnel emmené en colonisation par M. Deverell.

— Voici deux ans passés que je n’ai reçu de lettre d’elle, répondit Wilkins, dans les yeux duquel coulèrent deux grosses larmes. La chère créature ne savait pas plus écrire que moi ; sans doute elle n’a trouvé personne pour lui tracer une missive à mon adresse, et probablement, n’entendant plus parler de moi, elle s’est mariée. Le désespoir m’a pris alors, et je me suis concerté avec Black Peter et les autres pour fuir dans le désert. Hélas voyons, veuillez me dépeindre cette passagère de l’Amoor.

— Elle était blonde, elle avait des yeux bleus et un teint blanc et coloré. Son langage était celui des paysans du Nord.

— Que Dieu me pardonne mes fautes et me ramène près de cette femme ! C’est bien elle, c’est bien ma Susanne, s’écria Wilkins, dont les pleurs redoublèrent. Si jamais nous nous trouvions en contact de nouveau avec Black Peter, monsieur Arthur, attachez-moi, bouchez-moi les oreilles, bandez-moi les yeux, pour que je ne le voie pas, et que je n’écoute plus ses mauvais conseils.

— Priez plutôt Dieu pour qu’il vous donne la force de résister à la tentation, ajouta Max Mayburn ; il exaucera vos vœux.

— Hélas ! je ne sais pas prier, moi, répliqua Wilkins ; n’importe, j’essayerai ; vous m’apprendrez, vous qui êtes un brave et digne homme. J’espère que le Seigneur me donnera la force de ne plus vous quitter. »

La question de conserver la négresse et son enfant avec les voyageurs fut vite décidée par l’affirmative. La nouvelle venue se coucha donc dans le fond de l’un des canots, en serrant son enfant sur sa poitrine.

Le fleuve était très calme, et les trois embarcations se dirigèrent sans accident loin du lieu de carnage des indigènes australiens.

Il était temps de quitter ce rivage inhospitalier, où les sauvages devaient indubitablement revenir bientôt pour reprendre leurs armes et ensevelir leurs morts.

Et enfin la veuve faisait comprendre, par l’interprète Wilkins, que sa vie et celle de son enfant couraient le plus grand danger.