Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch26

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Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 182-189).

CHAPITRE XXVI

Recherche des égarés. — Le figuier. — Les signaux. – On retrouve les deux chasseurs. — Le blessé. – Souffrance de la soif. — Délivrance et retour. — Une étrange, rencontre. – Les « coureurs de bois ». — Fuite miraculeuse.


Le sommeil avait fui les paupières de toute la famille, et chacun attendit avec impatience l’aube qui devait éclairer le départ des trois amis se mettant à la recherche des égarés.

Ceux-ci se rendirent immédiatement au faîte de la montagne d’où Arthur, la veille au soir, avait fait feu de son fusil. Parvenus en cet endroit, ils élevèrent une croix à l’aide de deux perches de bois dépouillées de leur écorce, et les fixèrent à la cime d’un gommier, d’où on pouvait l’apercevoir de très loin.

Arthur prit alors à travers bois, dans les méandres de la montagne en plein nord : Jack s’en alla vers la droite, et Wilkins vers la gauche, à cinquante mètres de distance les uns des autres. Il fut convenu que l’on se retrouverait le soir au même endroit, si l’on n’avait rien trouvé. Arthur avait emporté un des fusils ; l’autre arme avait été laissée à Max Mayburn, de façon qu’il pût s’en servir et donner un signal en cas d’alarme.

Il avait été convenu entre Arthur, Jack et Wilkins, que, s’il découvrait les deux jeunes gens, il rappellerait ses compagnons en faisant feu.

La route que suivait Arthur était la plus difficile. Tantôt il lui fallait se hisser sur des rochers ou se frayer une issue à travers des fissures de pierre ; tantôt il descendait dans des creux profonds pour remonter de l’autre côté, et souvent il se trouvait tellement égaré qu’il avait besoin, pour se reconnaître, d’observer la course du soleil et de s’en référer au point de repère, la croix élevée sur la montagne.

On l’entendait fort souvent appeler à grands cris Hugues et Gérald ; mais rien ne répondait à sa voix.

Le jour s’écoulait, et il s’arrêta pour se reposer un peu sous un figuier couvert de fruits mûrs, à l’ombre duquel des pigeons au plumage bronzé, des kakatoès à huppe jaune, et des perroquets aux ailes roses, picoraient la récolte tombée par terre. Ces oiseaux n’avaient aucune frayeur de la présence de l’homme, car ils continuaient leur festin sans se déranger ; ils n’avaient qu’une crainte, c’était que l’intrus ne vint prendre leur part.

En grimpant sur l’arbre, Arthur fit une provision de figues, en mangea et en remplit un sac qu’il portait appendu à ses épaules. Cela fait, il reprit sa marche, en remerciant le Ciel de lui avoir fait découvrir cette manne bienfaisante.

Allons ! crions une fois de plus, se dit-il.

Et sa voix sonore, rendue plus claire par l’absorption des fruits salutaires, retentit au milieu des rochers.

Cinq minutes s’écoulèrent sans aucune réponse ; mais, en regardant au loin, il aperçut une colonne de fumée à l’horizon.

Peut-être, pensa-t-il, ce feu a-t-il été allumé par les indigènes mais, n’importe ! les deux pauvres égarés peuvent être prisonniers de ces noirs : il n’y a donc pas de temps a perdre pour les tirer de leurs griffes.

Arthur arma son fusil, et, sans quitter son sac de figues il se dirigea vers l’endroit où la fumée lui avait apparu.

Atteindre cette place était chose difficile, et le courageux Arthur dut se frayer un chemin à travers des broussailles et des lianes entrelacées de façon à l’empêcher d’avancer sans l’aide d’un coutelas. À la fin cependant il arriva près d’une sorte de niche environnée et protégée par des roches ressemblant aux murs d’une forteresse. Un feu brûlait dans ce trou, mais on ne voyait personne.

« Hugues ! Gérald ! » s’écria Arthur.

À cet appel, le premier des jeunes gens se montra, marchant sur ses mains, vers l’une des fissures du rocher.

« Mon pauvre frère ! es-tu blessé ? demanda Arthur d’une voix émue où est Gérald ? »

Hugues indiqua la niche d’où il était sorti, et d’une voix brisée répondit à son aîné :

« De l’eau ! de l’eau ! »

Sans bien songer à ce qu’il faisait, Arthur pressa le jus d’une figue sur les lèvres de Hugues.

« Dieu soit loué ? murmura celui-ci. Mais, mon bon Arthur, va vite chercher de l’eau pour ce pauvre Gérald. »

Arthur se glissa sous la roche et arriva dans un coin abrité où Gérald était couché, évanoui, ayant à ses côtés un énorme kangarou mort. Arthur offrit au brave garçon les seuls soulagements qu’il eût avec lui, des figues juteuses mais O’Brien paraissait plus faible que Hugues, et l’aîné des Mayburn découvrit que le sang s’échappait d’une blessure qui avait été bandée avec un mouchoir de poche.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda-t-il à son frère. Comment Gérald s’est-il blessé ?

— C’est le kangarou qui l’a mis en cet état, répondit Hugues. Lorsque nous avons eu achevé la bête, O’Brien s’est senti trop souffrant pour la dépecer et nous préparer à souper. Hélas ! nous n’avons rien mangé depuis notre départ.

— Je ne sais que faire, observa Arthur. Il ne me semble pas possible de vous transporter aux grottes ce soir, faibles tous deux comme vous l’êtes. Ah ! que notre pauvre père doit être alarmé en ne me voyant pas revenir !

— Tu vas donc nous laisser ici mon bon Arthur ? Si ce malheureux Gérald allait mourir !

— Je te quitte, mais pour revenir bientôt, répondit Arthur. Il me faut aller quérir Jack et Wilkins, qui iront chercher de l’eau et m’aideront à porter O’Brien jusqu’au campement. »

Hugues se mit à sangloter.

« Ah mon cher frère, j’oubliais les « coureurs des bois » ! ma tête est si faible ! je les ai vus ; tu peux les rencontrer, toi, et ils te tueront. Avant de t’éloigner, il faut reporter Gérald au fond de la niche. »

Arthur se hâta de faire ce que Hugues désirait, et, laissant aux deux malheureux toute sa provision de figues, il se sauva sans vouloir plus rien ouïr se dirigeant vers le rendez-vous convenu, tout en regardant à droite et à gauche s’il trouverait quelque source, afin d’en rapporter de l’eau aux infortunés qui attendaient ce secours du ciel.

En approchant de la croix, Arthur déchargea son fusil, et à cet appel les camarades répondirent en poussant des cris. Ils furent bientôt près de lui.

« Où sont-ils ? les avez-vous trouvés ? » demanda Jack.

Arthur, en peu de mots, raconta ce qui s’était passé. Comme l’obscurité se faisait, il fut convenu que Jack allait retourner près de Max Mayburn, afin de calmer les angoisses de la famille. Wilkins, lui, accompagnerait Arthur vers la grotte où les jeunes gens l’attendaient. On passerait la nuit près d’eux, et le jour suivant, dès le matin, on les ramènerait au campement.

Wilkins conduisit Arthur près d’une source dont l’eau était excellente, et l’on remplit deux calebasses, vidées par les soins du convict, qui les avait trouvées dans les bois, afin d’emporter une provision suffisante.

Il était nuit close quand Arthur et Wilkins parvinrent près des deux amis. La joie que ceux-ci éprouvèrent était immense : ils se sentaient sauvés. Gérald avait mangé des figues qui lui avaient rendu quelques forces.

Wilkins se hâta de préparer quelques grillades de kangarou, qui furent dévorées par les uns et les autres.

Il eut été curieux de connaître en détail l’histoire des événements qui étaient survenus aux deux chasseurs, mais leur état de faiblesse empêchait de leur demander un récit complet ; on remit à plus tard cette narration et l’on songea au repos. Arthur et Wilkins préparèrent un lit de bruyères pour Hugues et Gérald, qu’ils couvrirent de la fourrure du kangarou, car la nuit était très fraîche. Cela fait, chacun songea à dormir pour réparer ses forces.

Les chants du moqueur réveillèrent les quatre amis sous leur toit de pierre.

Wilkins prépara le déjeuner, tandis qu’Arthur examinait la blessure d’O’Brien, toujours bandée avec le mouchoir d’Hugues. Il n’y avait pas moyen d’employer le peu d’eau qui restait pour laver la plaie ; on se contenta de serrer un peu l’enveloppe de toile avec le mouchoir d’Arthur.

Wilkins avait coupé quelques branches d’arbre, à l’aide desquelles il établit un brancard rustique sur lequel il fit placer O’Brien et son kangarou. Il prit les deux extrémités de ce brancard, dont Arthur saisit les autres, et l’on se mit en marche. Hugues se chargeait d’explorer des yeux le pays de tous les côtés, afin d’avertir au cas où les « coureurs des bois » se montreraient.

Au milieu de la route pénible, un hallao ! se fit entendre, poussé par Jack, qui était accouru à la rencontre des égarés. Le brave garçon avait apporté un seau d’eau, et l’on fit halte pour se rafraîchir et reprendre des forces.

Toute fatigue fut oubliée lorsque la caravane arriva dans la vallée, où Max Mayburn et Marguerite pleurèrent de joie. Jenny Wilson n’oublia pas de qualifier les jeunes chasseurs de méchants garçons ce qui ne l’empêcha pas de les soigner de son mieux et de leur offrir pour nourriture un ragoût de kakatoès, assaisonné avec des plantes qui ressemblaient à du persil et à de la marjolaine, et un plat de pois ramassés par Wilkins sur le bord de la rivière.

« Il ne faut pas négliger de placer une sentinelle près de la route qui conduit ici, dit Hugues à son frère. Je suis certain qu’on est sur nos traces, et c’est un miracle que nous soyons rentrés sans être attaqués

— Qui donc est à nos trousses ? demanda Wilson. Serait-ce ce misérable Black Peter ?

— Pis encore ! ma chère Jenny ; ce sont une douzaine de coquins du même acabit. Ne vous désolez pas ainsi ! Assieds-toi là, Marguerite. Venez ici, mon père, je vais vous raconter ce qui est arrivé.

« Cet énorme kangarou nous avait entraînés pendant plusieurs heures à sa poursuite, bondissant comme un cheval de course quand nous le tenions à la portée de nos flèches. À la fin, ce manège nous exaspéra. Nous convînmes aussitôt, Gérald et moi, de nous séparer et d’attaquer la bête de deux côtés à la fois, afin de la forcer de s’arrêter. Le plan était excellent et nous réussit à merveille. Nous acculâmes l’animal jusque dans cette forteresse escarpée où Arthur nous a découverts. Il bondissait entre les rochers ; mais nous gardions l’issue de la caverne, et il lui était impossible de nous échapper aussi tomba-t-il dans un coin percé par une flèche qui l’avait atteint aux flancs. J’engageai Gérald, qui voulait l’achever, à attendre qu’il eût perdu ses forces mais le méchant garçon ne m’écouta pas, et, tirant son couteau de sa gaine, il se jeta sur le kangarou. Je m’apprêtai à lui donner assistance. Il était temps ! La bête mourante se releva, et, se jetant sur moi, me fit choir par terre avec ses pattes de devant. Gérald, au même moment, lui plongeait son couteau dans la poitrine ; mais, d’un coup lancé par son terrible train de derrière, le kangarou déchirait la peau de mon pauvre ami et le meurtrissait cruellement.

« Je me relevai aussitôt, et j’achevai la bête. Je ne recommencerais pas une pareille boucherie pour tout l’or du monde il me semblait que je tuais un homme. Je me tournai aussitôt du côté de Gerald. Oh ! Marguerite, si tu l’avais vu, son sang coulait à flots, et je ne me sentis un peu rassuré que lorsque j’eus pansé sa plaie. Le pauvre garçon mourait de soif. Où trouver de l’eau ? Je courus à la recherche d’une source, regardant, épiant autour de moi partout où je passais. Je me hissai enfin sur un rocher, et me mis à regarder de tous côtés, jusqu’à ce que j’aperçus un vol d’oiseaux rassemblés à la même place, mais à une très grande distance. C’est à cet endroit que je dois aller, me dis-je et je me mis à arpenter le terrain comme un fou, sautant par-dessus les pierres et les buissons, jusqu’au moment où parut à mes yeux le miroir d’un lac superbe, couvert de canards et de cygnes, de hérons et de pélicans, tourbillonnant, criant, s’ébattant sans s’occuper de moi.

« Je me laissai aller pendant quelques instants à l’admiration de ce spectacle magique ; mais bientôt je me souvins de la triste situation de Gérald, et je songeai à puiser de l’eau et à revenir près de lui.

« Au moment où j’approchais du bord du lac, quel ne fut pas mon étonnement en découvrant, sur ma gauche, des animaux qui n’étaient pas des kangarous, et qui broutaient paisiblement dans une prairie ! C’étaient des chevaux, et, je l’affirme, je reconnus aussitôt le cheval favori de notre ami Edouard Deverell qui s’avançait vers moi.

— Charly-Grey ! mais c’est un rêve, mon pauvre frère, dit Marguerite d’une voix fiévreuse.

— C’était bien le pauvre animal, répliqua Hugues. Te souviens-tu que nous lui donnions du fourrage pendant notre traversée sur l’Amoor ? Oui ! Eh bien ! j’arrachai une poignée d’épis d’avoine et je me mis à l’appeler : Charly ! Charly Pauvre bête, elle eût voulu courir à moi, mais elle se traînait en fléchissant à chaque pas.

— Charly boitait, dites-vous ? mais alors il avait été volé par les « coureurs des bois, » fit le convict.

– Hélas ! oui ! mon cher Wilkins, continua Hugues. Il était là, en compagnie de cinq ou six autres quadrupèdes de son espèce, noirs comme de l’encre, mêlés à un troupeau de bœufs et de vaches. Tout ce bétail, tous ces chevaux, avaient été indubitablement dérobés à notre ami Deverell. J’avais, pour ainsi dire, oublié Gérald et l’eau dont il avait besoin. Je songeais à monter sur le dos de Charly, qui avait un licou pendant sur ses épaules. Je me disposais à aller chercher O’Brien et à fuir ainsi en me servant de l’animal si miraculeusement retrouvé ; mais il fallait apporter de l’eau à mon pauvre blessé, et je n’avais pour cela aucun récipient. En marchant encore, j’arrivai à un endroit où l’on avait allumé du feu, et je trouvai un amas de coquilles de moules. J’en remplis immédiatement deux des plus grandes et je les plaçai dans mon chapeau. Au moyen de mon couteau, je coupai les entraves qui empêchaient Charly de marcher. À ce même instant, des cris perçants arrivèrent jusqu’à moi, et sur les hauteurs j’aperçus un certain nombre de personnages couverts de vêtements jaunes, — ceux des convicts échappés de Botany-Bay, — qui me mettaient en joue. Il n’y avait donc pas de temps à perdre pour délier Charly ; mais je n’eus pas la présence d’esprit suffisante pour arriver à bonne fin : une volée de balles vint s’abattre autour de moi. Aucune ne m’avait atteint : je courus à perdre haleine et ne m’arrêtai que quand j’eus rejoint Gérald. Le pauvre ami était très affaibli ; la fièvre le dévorait, et la soif le tourmentait à outrance. Hélas ! l’eau s’était renversée en courant ; il en restait à peine un verre. Je lui racontai mon histoire, et lorsque nous entendîmes un coup de feu, nous nous imaginâmes que cela venait de nos ennemis, ne pouvant pas prévoir que c’était Arthur qui me faisait ce signal. Je tirai comme je pus Gérald au fond de la grotte, puis je traînai le kangarou, de façon que ceux que je pensais être à ma poursuite ne découvrissent rien, et cependant j’avais peu d’espérance de voir mes persécuteurs oublier de visiter cette cachette. Mon pauvre Gérald gémit et se plaignit toute la nuit. Combien je regrettai de n’avoir pas pu lui apporter de l’eau ! et quand vint le matin, je n’osai pas trop m’aventurer au dehors, de peur de surprise. Toutefois je me hasardai à quelques mètres, cherchant inutilement quelques fruits, tout au moins quelques baies pour humecter nos lèvres desséchées. Gérald, tout en souffrant affreusement, était plus vaillant que moi. Je suis même certain que, s’il eût été valide en mon lieu et place, il eût bravé tout danger pour me procurer quelque soulagement.

— Allons ! mon cher ami, interrompit O’Brien, tout cela est exagéré, je suis sûr, moi, que si tu étais sans courage, c’est que mes lamentations t’avaient causé trop d’émotion. Ne grognais-je pas comme un sanglier domestique jeté hors de sa bauge pendant une nuit pluvieuse ? C’est pour me tenir compagnie que tu te plaignais aussi. Tu peux comprendre, chère Marguerite, quelle jolie vie nous avons menée pendant toute cette journée-là ! Quand la nuit vint, nous éprouvâmes un peu de froid, et Hugues se glissa au dehors pour ramasser quelques fagots afin d’allumer du feu. Avant qu’il fût de retour, j’entendis la détonation d’une arme à feu répercutée par tous les échos des alentours. Hugues revint aussitôt ; j’essayai de lui parler, mais ce fut en vain : je m’évanouis et ne revins à moi qu’au moment où mes lèvres furent humectées avec le jus d’une figue. Voilà un fruit que j’aimerai toute ma vie. Si jamais je m’établis, je planterai une allée de figuiers dans mon jardin.

— Cela peut se faire, dit Arthur ; mais qu’advint-il après le coup de fusil ?

— Je jetai du bois sur le feu, répondit Hugues, de façon que la fumée fût vue de loin, puis je me glissai au fond du trou. Je craignais que cette détonation d’arme à feu n’eût été produite par une carabine des « coureurs des bois » et je me disais que peut-être j’avais indiqué notre retraite à ces mécréants. Pensez quelle fut ma joie quand la voix que je n’espérais plus entendre vint frapper mes oreilles. »

Jenny Wilson avait versé d’abondantes larmes en écoutant ce récit intéressant, et elle crut ne pas pouvoir mieux montrer son affection pour les pauvres chasseurs qu’en leur offrant des tasses de café sucré au miel et des galettes fabriquées avec la même substance saccharine. Il fallut l’intervention de Max Mayburn pour empêcher ces pauvres affamés de dévorer tout ce qu’on leur donnait.

« J’ai réfléchi toute la nuit au récit des aventures de mes deux enfants, dit le vieillard le lendemain matin, et je tremble en nous sachant dans le voisinage de ces affreux coquins qui voudront arrêter notre voyage. Nous sommes bien en sûreté dans cet endroit, mais ce lieu enchanteur deviendrait une véritable prison si nous ne pouvions pas en sortir. Qu’en dis-tu, mon cher Arthur ? Et vous, Wilkins, quelle est votre opinion ? Nous croyez-vous en sûreté ici ?

— Je ne pense pas que nos ennemis nous attaquent, à moins qu’ils ne nous rencontrent. Mon avis est que ces fieffés coquins vont s’éloigner vers les colonies du sud, afin de se débarrasser du produit de leurs vols et changer leur bétail pour des barils de liqueurs. Laissons-les partir ; mieux vaut aller sur leurs talons que les précéder.

— Wilkins est dans le vrai, répliqua Arthur. Rien ne nous empêche de rester quelque temps dans ce vallon solitaire et isolé où nous sommes si confortablement établis. Nous avons du grain et de l’eau en abondance, les pigeons et les kakatoès semblent nous prier de les mettre à la broche, notre provision de miel est copieuse, notre récolte de thé et de café australien plus que suffisante, nos demeures sont saines et aérées : en agissant avec prudence, nous pourrons nous éloigner à de petites distances, pour varier notre ordinaire avec du gibier, quand cet énorme kangarou aura été dévoré. Pourquoi ne ferions-nous pas sécher une partie de la bête au soleil, comme le font les Américains du Sud, pour faire du charqui ?

– C’est là une excellente idée, mon cher Arthur, répliqua Max Mayburn. De cette façon, nous ne serons pas prodigues des bienfaits de la Providence. Autant qu’il m’en souvient, d’après mes lectures, il faut couper la chair en petites tranches minces. Essayons. Tout d’abord il faut écorcher l’animal.

— C’est déjà fait depuis ce matin, répliqua Hugues. La peau est bien lavée, tendue sur des baguettes de bois et mise à sécher. Nous la frotterons avec de la graisse afin de la rendre douce et malléable. De cette façon, nous aurons une couverture ou un manteau de grande valeur.

— Parfait, mon fils. Mais comment allons-nous couper de larges tranches bien minces ? Les os, la forme de l’animal, présentent de grandes difficultés pour cela.

— Laisse faire, mon cher papa, observa Marguerite : voilà Wilkins qui sait comment s’y prendre ; n’est-il pas vrai ? »

Chacun se mêla de l’opération, à laquelle on donna des soins extraordinaires ; puis on suspendit ces tranches à des épines d’un arbre exposées à un soleil incandescent, même à cette époque de l’année. Quand la chair fut ratatinée et séchée, on la comprima dans des sacs de jonc tressés par Marguerite.

Les jours s’écoulèrent ainsi au travail sans la moindre alerte, et Gérald, grâce aux bons soins qu’on lui prodigua, fut promptement guéri.

Ruth ne se ressentait plus de sa blessure.