Revoil Voyage au pays des Kangarous 1885/ch4

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Traduction par Bénédict-Henry Révoil.
Mame (p. 29-35).
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CHAPITRE IV

La révolte des matelots. — Progrès rapides de l’incendie. – Les embarcations à la mer — Les poules de Ruth. – Le matelot en détresse. – Aventures du naufragé Black Peter !


Bientôt les cris spasmodiques du capitaine Markham éclatèrent sur le pont. Il donnait des ordres à travers le porte-voix, sans cesser de jurer et de sacrer, au sujet de la négligence de ses hommes, cause du sinistre : le malheureux gourmandait son équipage, et accusait de lenteur ses matelots endormis et insouciants.

Enfin la pompe fut mise en mouvement, et, à l’aide de tuyaux de cuir, on atteignit l’endroit où le feu brûlait, tandis qu’avec des seaux de toile les matelots amenaient aussi de l’eau qu’ils jetaient au milieu des flammes.

Les quatre jeunes gens, Arthur, Hugues Mayburn, Gérald O’Brien et Jack, se mirent bravement à l’œuvre, et aidèrent l’équipage dans ses efforts pour éteindre l’incendie.

Pendant ce temps-là, Max Mayburn, sa fille et les autres femmes, adressèrent à Dieu leurs plus ferventes prières.

Jenny Wilson songea alors à descendre dans les cabines, et à mettre en paquets les objets les plus précieux appartenant à ses maîtres.

« Si nous ne pouvons éviter la perte du navire, du moins, à ce que dit Jack, il nous sera possible de nous sauver dans les embarcations. Allons ! Ruth, aide-moi. Il ne faut pas perdre une minute, ma fille. Ne regarde donc pas de côté et d’autre. Qu’as-tu donc ? que signifie cet air égaré ? »

Sans l’écouter davantage, Ruth remonta précipitamment les escaliers, et alla se jeter aux pieds de M. Mayburn.

« Ah ! mon bon maître, s’écria-t-elle, dussé-je être pendue, je dirai tout. Je n’ai pas cru que je pourrais être la cause de votre perte !

– Malheureuse enfant, explique-toi qu’as-tu fait ?

– Je vais tout vous raconter, continua Ruth, dont chaque parole était accompagnée d’un sanglot. Un des matelots du bord avait tendu une corde pour me faire tomber au moment où, revenant de la cuisine, j’allais regagner ma cabine afin de me coucher. Je fis une chute dans les escaliers qui conduisent à la soute ; ma lanterne s’ouvrit, et le bout de bougie qui brûlait dedans alla rouler je ne sais où. Lorsque je me relevai, je ne trouvai plus ni ma lanterne ni ma bougie, et je crus que cette dernière était éteinte. C’est égal, une fois couchée dans mon cadre, il me fut impossible de m’endormir, et je regrettai fort de n’avoir pas cherché plus attentivement la lumière qui s’était échappée de mes mains.

— Que Dieu te pardonne, ma pauvre enfant ! répliqua Max Mayburn quand Ruth eut achevé sa confession. Prie le Très-Haut de ne point faire retomber ta faute sur nous. Que cette terrible maladresse te serve de leçon, si, par la volonté de la Providence, nous parvenons à nous tirer du péril qui nous menace. »

Ruth restait agenouillée et pleurait à chaudes larmes ; Marguerite l’aida enfin à se relever.

« Mon père, dit-elle, nous ne devons pas rester dans cet endroit, où nous sommes suffoqués par la fumée. Montons sur le pont ; là, s’il n’y a plus d’espoir de salut, nous chercherons une place dans une embarcation.

— Passe la première, chère enfant, répondit Max Mayburn ; je te suis, comme toujours, car cette dernière infortune m’ôte tout courage, et je ne me fie qu’à toi pour me conduire. »

Le père et la fille parvinrent sur le pont, suivis de Ruth et de Jenny, qui portaient des paquets.

Tout était confusion en cet endroit : les matelots jetaient par-dessus bord les colis atteints par les flammes, que leurs camarades retiraient de la soute avec la plus grande difficulté.

À la lueur de l’incendie, Marguerite entrevit ses frères au milieu des gens de l’équipage. Ces braves cœurs pompaient avec la plus grande énergie, portaient des seaux remplis d’eau, et leur visage était noirci par les torrents de fumée qui les enveloppaient.

O’Brien, lui, avait eu les cheveux brûlés.

Max Mayburn s’avança alors vers le capitaine du Golden-Fairy. Celui-ci, dont l’ivresse n’était pas dissipée, se tenait sur la dunette au dehors de l’habitacle, rageant, sacrant et pestant, tout en donnant des ordres que son équipage ne suivait pas, car chacun agissait à sa guise.

« Capitaine Markham, dit le chef de la famille des passagers, l’incendie fait d’énormes progrès, et il me paraît urgent de songer au salut de ceux qui ont placé entre vos mains leur vie et leur fortune. Veuillez donner des ordres pour qu’on mette les embarcations à la mer.

— Que chacun de vous songe à sa sûreté ! s’écria Markham avec un blasphème sans nom. Moi je dois sauver mon navire avant tout, et je jure Dieu que je précipiterai tous ces coquins de matelots dans la fournaise s’ils ne montrent pas plus d’ardeur à éteindre le feu. Aucun d’eux ne quittera le bord du Golden-Fairy !

— Ce n’est pas vous qui les en empêcherez, répliqua le second en s’adressant à Markham. Le foyer de l’incendie s’étend jusqu’à la soute aux graisses : nous sommes perdus ! Allons ! n’hésitons plus, mes amis, ajouta-t-il en s’adressant aux matelots. Que chacun s’empare de ce qu’il jugera bon pour sauver son existence. C’est le moment ou jamais de mettre les embarcations à la mer. »

Cet encouragement à la révolte trouva un écho rapide parmi tout ce monde-là, et, malgré les efforts énergiques du capitaine, on exécuta la manœuvre de descendre les canots.

À ce moment-là, Arthur et Jack s’adressèrent aux matelots et les prièrent de réserver une place aux passagers, qui sauraient bien récompenser leur bonne volonté.

Le second du navire, qui avait pris le commandement de tous les révoltés, se mit à rire en entendant cette requête.

« La charité pour nous d’abord, s’écria-t-il ; nous n’avons pas de place à donner. En avant, mes enfants ! arrimez les biscuits et les tonnes d’eau-de-vie dans les canots. Je me charge de la caisse du bord. Arrière, messieurs les aristocrates du navire ; et surtout ne raisonnez pas, car je suis tout prêt à vous jeter par-dessus bord, hommes et femmes, au moindre geste, au premier mot.

— Nous n’avons pas la moindre chance de nous emparer d’une embarcation, dit Jack à Arthur Mayburn. Ces maudits coquins les ont prises ; mais nous pouvons fabriquer un radeau à l’aide de tous ces morceaux de bois que voici, et, cela fait, nous le jetterons à la mer pour nous y embarquer. »

Tandis que cela se passait, Markham s’abandonnait au paroxysme de la rage s’élançant sur le chef de la révolte, et le prenant au collet il lui déclara qu’il allait le mettre aux fers ; mais celui-ci, plus fort que le capitaine, se débarrassa d’un coup de main de cette étreinte et lança Markham au milieu des flammes.

« Ce que vous faites là est un crime de félonie, » s’écria alors un des matelots nommé Wilkins, qui, s’avançant vers Jack, ajouta ces paroles : « Je n’ai jamais commis de meurtre, et ne veux pas suivre des bandits tels que ces gens-là ; je reste donc avec vous. »

Max Mayburn adressa bien quelques paroles à son fils Arthur, comme pour l’engager à ne point accepter l’offre de ce convict.

« Vous êtes trop bon chrétien, mon père, répliqua celui-ci, pour repousser l’homme qui se repent et ne veut pas continuer à vivre avec des hommes dont la vie est criminelle. D’ailleurs, il est trop tard ; regardez, mon père, les bateaux s’éloignent et nous abandonnent. »

En effet, le second et les plus enragés marins du Golden-Fairy s’élançaient déjà sur la cime des vagues en poussant des cris sinistres. Ils ne tardèrent pas à disparaître au milieu de l’obscurité.

La deuxième embarcation abandonna également les passagers, sans qu’aucun des hommes qui la montaient voulût donner un coup de main à Arthur ou à ses frères et amis pour lancer à la mer le radeau que ceux-ci venaient de construire à la hâte.

Jack trouva alors l’occasion de prouver à ses protecteurs toute son intelligence. Il pria ses frères et sœurs en infortune de lui donner un coup de main énergique, et, peu de temps après, la dernière planche de salut de la famille Mayburn et de ses serviteurs descendit le long des flancs du navire et toucha l’eau.

Il était temps de s’embarquer, car les tonneaux de graisse avaient pris feu, et l’intensité des flammes redoublait, au point qu’il était facile de comprendre qu’elle aurait bientôt atteint la dunette.

Chacun suivit les instructions de Jack ; on amarra les paquets façonnés par Jenny Wilson ; on n’oublia pas un baril de biscuits et un tonneau d’eau ; Wilkins avait même songé à emporter un tonnelet de rhum ; mais Arthur le jeta à la mer, considérant la liqueur comme un danger ou plutôt une tentation qu’il fallait éviter.

Le marin grommela bien quelque peu quand il vit disparaître le récipient contenant sa liqueur favorite, mais il se soumit et continua à travailler. On avala ensuite des rames, une caisse d’outils, des cordes, deux voiles et une couverture goudronnée pour empêcher l’eau de la mer de mouiller les malles et, quand tout cela fut fait, on fit descendre d’abord les femmes, puis Max Mayburn. Les jeunes gens suivirent aussitôt, et Wilkins s’en alla le dernier. Tout le monde était en sûreté.

On se hâta de couper l’amarre et de s’éloigner du Golden-Fairy ; les flammes avaient entouré son grand mât, lequel allait infailliblement tomber dans quelques instants.

Ce fut seulement quand le radeau parvint à une longue distance du navire en feu que les rameurs cessèrent de nager, afin de contempler l’horrible spectacle qu’ils avaient devant eux.

Wilkins confessa alors à la famille Mayburn qu’il y avait à bord du Golden-Fairy quelques barils de poudre que les matelots engagés par Markham avaient cachés dans le gaillard d’avant, dans un but particulier : leur intention réelle était de massacrer le capitaine et les passagers, ou bien de les débarquer sur la première côte venue, afin de se livrer à la piraterie dans l’océan Indien.

Wilkins s’étonnait donc que la poudre n’eût pas encore fait sauter le navire. Cet événement prévu ne tarda pas à arriver. À peine le marin avait-il achevé sa confession, qu’une commotion épouvantable ébranla l’embarcation soulevée par les vagues et assourdit les pauvres naufragés. Cette explosion fut suivie de deux autres ; une lueur éblouissante, pareille à celle du bouquet d’un feu d’artifice, parut ensuite, et tout retomba aussitôt dans l’obscurité et dans le silence ! e plus profond.

« Que le très haut et très puissant maître du monde, dit alors à haute voix Max Mayburn, qui nous a sauvés d’un danger si épouvantable, nous conduise maintenant sur cette mer inconnue et nous guide sur la terre d’un pays civilisé !

— Amen ! » répondirent tous les naufragés, y compris Wilkins, qui unirent leurs prières à celle du vieillard.

Et le convict ajouta à voix basse en s’adressant à Arthur :

« Pourvu que Dieu nous ait écoutés !

— Je suis certain qu’il l’a fait, répondit le fils aîné de Max Mayburn. Le Seigneur n’abandonne jamais celui qui s’adressent à lui. Un jour viendra, mon pauvre garçon, où vous croirez à son immense pouvoir, et ce jour-là vous serez heureux. »

Wilkins ne fit plus la moindre remarque ; mais, en d’autres circonstances, il eut l’occasion de se souvenir de ces paroles prononcées au milieu de cette scène d’horreur.

« Et maintenant, capitaine, dit Hugues en s’adressant à Arthur, veuillez nous indiquer la route que nous devons suivre.

— Je voudrais, avant tout, savoir en quel endroit nous nous trouvons. Je ne pense pas que nous soyons dans la direction des grandes Indes.

— J’ai entendu dire au maître timonier du Golden-Fairy, remarqua Wilkins, quand le feu s’est déclaré, que nous nous trouvions au nord de la rivière Swam, au milieu des récifs et des îlots qui avoisinent la côte. Il est fort regrettable que vous n’ayez pas emporté une ancre, nous l’aurions jetée afin d’attendre le jour pour continuer notre route. »

Les malheureux naufragés durent s’armer de patience et s’abandonner au courant de la mer. Par bonheur le vent était tombé, les vagues devenaient plus molles, et il n’y avait pas le moindre danger à courir.

« Quel est donc ce bruit ? » demanda bientôt, Max Mayburn. Chacun se mit à écouter, et l’on entendit des gloussements tout particuliers. Ruth prit enfin la parole.

« C’est moi qui n’ai pas voulu que les pauvres poules du navire périssent dans l’incendie, et j’ai cru bien faire en les fourrant dans une corbeille. Par pitié, mademoiselle Marguerite, ne tordez pas le cou à ces pauvres bêtes. »

Il va sans dire qu’au lieu de gronder Ruth chacun des naufragés la félicita. Cet incident parvint pendant quelques instants à détourner les tristes pensées des infortunés lancés sur l’Océan sur ce radeau ébauché à l’heure du péril.

Tout à coup un cri humain se fit entendre au milieu des vagues. Ce cri fut répété à diverses reprises, et Wilkins s’écria avec une certaine animation :

« À n’en pas douter, c’est l’appel d’un de mes camarades. L’embarcation aura chaviré, et j’attribue à l’ivresse la cause de ce sinistre. Ils avaient emporté un barillet d’eau-de-vie, et je suis convaincu qu’ils l’ont bu en entier jusqu’à la dernière goutte.

— Il faudrait indiquer à cet infortuné notre position à l’aide d’une lumière, si cela se peut, observa Max Mayburn. L’humanité nous commande de lui porter secours.

— Mais nous n’avons plus de place sur le radeau, s’écria Wilkins.

— N’importe, ajouta Marguerite, faisons notre devoir.

— N’est-ce pas ton avis, Arthur ? » demanda Max Mayburn à son fils.

Un nouveau cri, poussé à quelques mètres de l’embarcation primitive des naufragés, décida la réponse d’Arthur.

Gérald avait sur lui une boîte d’allumettes, et, malgré la force du vent, qui commençait à souffler de nouveau, il parvint à enflammer un de morceaux de bois soufrés dont la lueur dura assez de temps pour être aperçue.

« Au secours ! à moi ! à l’aide ! s’écria l’homme à la mer.

— Mais, riposta Wilkins, c’est la voix de ce maudit Black Peter. Mieux vaut cent fois le laisser noyer que de lui donner asile sur le radeau. Lui et ses camarades sont armés ; ils ont emporté des pistolets et des munitions croyez-moi, laissez ce chien enragé dans l’eau, où il se noiera. Si nous l’admettons avec nous, il nous arrivera malheur.

— Que faut-il faire, Arthur ? murmura Max Mayburn. Nous sommes sans aucun moyen de défense contre ces malheureux.

— Oh ! que non pas, répliqua O’Brien. Hugues et moi avions prévu le cas, et nous avons pris à bord du Golden-Fairy une paire de carabines, un baril de poudre et des balles. Nous nous chargeons donc de la protection générale. Arthur, lui, conduira le radeau, il est le capitaine ; Jack n’a pas oublié les rames et la caisse de menuiserie ; Marguerite remplira les fonctions de commissaire du bord. Vous le voyez, monsieur Mayburn, chacun a sa tâche ; tout ira bien.

— Je n’aurais jamais cru te voir si bien raisonner un jour, mon cher enfant, répondit celui-ci. Je t’avoue que moi-même j’avais perdu la tête au milieu de nos infortunes.

— N’oublions pas de rendre justice à Ruth, observa Marguerite, car elle a songé à nos rôtis futurs. »

Tout en parlant ainsi, les naufragés avaient dirigé le radeau dans la direction d’où venaient les cris entendus. L’obscurité était telle, que l’œil le plus exercé eût pu à peine pénétrer à un mètre devant lui ; ce qui n’empêchait pas les cris d’être plus pressants et plus répétés.

Ce ne fut pas cependant sans une grande appréhension que la famille Mayburn sentit le mouvement produit par une main qui s’accrochait à l’une des billes de bois dont le radeau était formé, et s’y cramponnait en criant encore au secours.

Chacun se hâta de tendre les bras au malheureux, et l’on put voir émerger de l’eau un homme de forte taille, qui, après quelques instants indispensables pour reprendre haleine, proféra un horrible blasphème.

« Taisez-vous, malheureux ! Pourvu que Dieu n’ait pas voulu vous entendre fit Max Mayburn. Mais, dites-moi, êtes-vous le seul survivant du second naufrage qui vient de s’accomplir ?

— Oui ! répondit le misérable Black Peter ils sont tous allés rejoindre les portes de l’enfer grandes ouvertes pour eux. Tout ce que je regrette, c’est de n’avoir pu sauver la cassette pleine d’or du capitaine et un tonneau d’eau-de-vie ! Voyons, les autres ! donnez-moi quelque chose à boire.

— Nous n’avons que de l’eau à vous offrir, répliqua Arthur d’une voix sévère.

– De l’eau ? merci, riposta Black Peter : je viens d’en avaler, et de la mauvaise encore. Quelle malchance d’être tombé sur votre radeau de planches pourries, incapable de résister à une forte mer ! Hallo ! Wilkins, toi ici ! Comment, mon cher ami, te trouves-tu en compagnie de ces saintes gens ?

Parce qu’il m’a semblé que la place la plus sûre était parmi les saints et non point avec les pêcheurs. Je suis certain que tu es à présent de mon avis.

— Peut-être, surtout quand je songe à l’endroit où sont maintenant les camarades.

— Racontez-nous ce qui vous est arrivé, demanda Max Mayburn, par quel malheureux accident…

— Pas si malheureux que ça, interrompit le marin ; je me sens aussi à l’aise que je l’ai jamais été aux plus mauvais jours de ma vie, et si ce n’était l’absence de tout spiritueux. Mais qu’importe ! voilà l’affaire : Nous nous laissions aller au gré des vagues et ne nous occupions qu’à une seule chose : nous réchauffer l’estomac avec un baril de rhum que nous avions emporté. Une fois ivres, on passa aux coups, et bientôt on dégaina. Au milieu de la bataille, un certain nombre de camarades se porta d’un côté du canot, et, crac ! nous fîmes tous le plongeon. Mort et sang ! quand nous nous retrouvâmes à la surface de l’eau salée, on eût pu entendre de l’enfer les hurlements que chacun de nous proféra. Il faisait nuit comme dans une cave, et l’on cherchait vainement une rame, un tonneau, une cage à poules, pour se cramponner et sauver sa vie. Nous étions tous plus ou moins ivres ; et, l’un après l’autre, je vis disparaître ceux qui m’entouraient. J’avais eu la bonne chance de tomber sur le baril vide qui avait contenu le rhum. Il restait encore un peu de spiritueux, et j’éprouvais à part moi un certain chagrin, en me disant que cette précieuse liqueur se mélangeait à de l’eau salée, laquelle pénétrait à l’intérieur par le trou de la bonde. C’est à ce moment-là que je me mis à crier à pleine voix ; il me sembla alors entendre parler ; je prêtai l’oreille, et le clapotement de la mer contre votre radeau devint perceptible. Je criai de nouveau, puis j’aperçus la lueur d’un feu rapide, et redoublai d’efforts pour arriver jusqu’à l’endroit où cette lumière m’était apparue. Tout à coup mon baril heurta les billes de votre radeau, je lâchai tout pour me cramponner à un bout de cordage. J’étais sauvé.

— Bénissons Dieu qui vous a protégé, malheureux, » ajouta Max Mayburn, qui s’agenouilla et invita Black Peter à en faire autant, et à se repentir en ce moment suprême.

Hélas ! le matelot ne répondit pas à l’appel du vertueux père de famille. Il s’était étendu par terre et cédait au sommeil, suite inévitable de l’immersion de plusieurs heures qu’il avait subie en état d’ivresse.