Revue Musicale de Lyon 1903-11-03/De la simplicité en musique

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réflexions musicales

DE LA SIMPLICITÉ

EN MUSIQUE
et de l’Architecture dans sa Composition

La saison s’ouvre, la saison est ouverte.

Et ces Messieurs, retour d’estivales villégiatures, verseuses d’un peu d’heureux oubli, ces messieurs les critiques de reprendre avec une ardeur toute rajeunie leur partie bien ancienne dans le grand concert des appréciations, des objections, des comparaisons, etc., etc. Ce grand concert se distingue des autres, d’ailleurs, en ce qu’il est essentiellement discordant : et c’est une précieuse consolation.

Il est cependant un sujet sur lequel ces messieurs se trouvent généralement d’accord, un point où sa cacophonie se mue en harmonie ; je veux dire la musique de la jeune école moderne. Que l’on en joue : immédiatement les discordances s’évanouissent et vous n’entendez plus qu’un unique et vaste refrain : « Ça manque de « simplicité, de naturel, de clarté ! c’est « maniéré, compliqué, difficile, incompréhensible ; « torturé, tiré, tiraillé !… » Bref, un véritable accord parfait. La difficulté est en effet le gros argument que l’on oppose aux jeunes et à leur musique, aussi bien aux d’Indy, aux Debussy ou (pour rester plus lyonnais) aux Witkowski et aux Neuville, qu’aux plus jeunes « jeunes » de moindre envergure. C’est la litanie à la mode, c’est même devenu un chapelet, voire un rosaire, insipide et monotone, que le public aime à dévider et dont les grains sont tous pareils : « Pas assez de simplicité ! »

Mais qu’est-ce donc que la simplicité en musique ? Le savent-ils, ceux qui nous en reprochent ainsi l’absence ? Et la simplicité en général, savons-nous même encore ce qu’elle est ?…

— « Simplicité ! Petite déesse toute nue Aux paumes ouvertes le long des hanches… »

— Ainsi me répondit, un soir mélancolique, un poète à qui j’avais posé la même question. J’ai gardé pieusement ses paroles, avec une admiration profonde de leur intime beauté et de la haute moralité qui s’en dégage.

« Petite déesse… » ! cela nous reporte déjà si loin, aux temps antiques de l’enfance du monde, au merveilleux âge d’or où les dieux daignaient encore vivre parmi les hommes et les éclairer de leur sagesse. Et la Simplicité vivait au milieu d’eux ; elle se tenait sur le bord des chemins, sans doute, et, dans la tiédeur d’un éternel été, la nudité de son corps juvénile brillait ingénument parmi les ors des blés et la pourpre des fleurs.

Et tous ceux qui passaient sur le chemin pouvaient la prendre ; elle s’offrait à tous. Tous ceux qui passaient pouvaient communier à sa jeune beauté ; elle ne savait pas la pudeur ; elle n’étendait pas les bras pour se défendre ; ses bras s’abandonnaient le long de son corps, et « ses paumes étaient ouvertes le long des hanches »… tout comme nos bons pioupious dans la position du soldat sans armes. Et ce vague rappel de l’École du soldat évoque avec originalité l’indifférence bienveillante et un peu ironique que l’on éprouve de nos jours pour la simplicité.

Car elle est bien délaissée, maintenant, la petite déesse. Il y a des siècles qu’elle aurait coiffé sainte Catherine, la pauvre petite, et elle serait comme une momie d’Égypte, figée en sa hiératique attitude, si elle n’était éternellement jeune. Mais les hommes, maintenant, ne la regardent plus. Les hommes passent toujours sur le chemin, mais sa jeunesse qui s’offre ne les tente plus. Aux sensibilités exacerbées des âmes modernes il faut d’autres piments ; et la volupté n’a plus d’attraits, qui n’est excitée par les suggestifs raffinements des préliminaires tournois. Ah ! ce n’est pas pour rien que la civilisation a inventé le ragoût de la pudeur, et nous voulons de plus précieuses séductions ! Nous préférons, en musique, les harmonies recherchées et l’expressive polyphonie des modernes ; nous aimons la littérature affinée et subtile des Mæterlinck et des Mauclair ; et nous admirons passionnément les peintres merveilleux qui osèrent concevoir et surent fixer sur la toile les plus extraordinaires visions. Et si, quelque jour, un être revivait dont l’âme eût conservé l’antique simplicité originelle, si cet être revenait parmi nous et se mettait à chanter de pures et simples mélodies, propres à ravir le chœur des anges, alors, c’est nous, sans doute, qui ne le comprendrions plus ; et sous les rayons de sa lumière, nos âmes seraient comme de pauvres vieux miroirs, d’antiques miroirs de métal, ternis, bossués et tordus aux forges des humaines fièvres, ce qui ne sauraient plus, que par éclairs ou en la déformant, refléter sa beauté.

Est-ce à dire que nous ayons tort et qu’il faille revenir en arrière ? Jamais. Qui dit « Art » dit « marche en avant ». Le grand Bach (et ici je reviens à un point de vue spécialement musical) aurait-il en vain, par son œuvre gigantesque, ouvert la voie à tous les contrapuntistes de l’avenir, pour que nous nous bornions à faire de la musique un simple déroulement de mélodie accompagnée par un banal placage d’harmonies ? Sans cesse les anciens instruments se perfectionneraient, de nouveaux seraient inventés, en même temps que croitraient la virtuosité des exécutants, la force et le nombre des orchestres, et tout cela pour que nous continuions à orchestrer comme les contemporains d’Haydn ? Pourquoi rejeter de parti pris tous les matériaux que le progrès et la science ont mis à notre disposition ? Que les artistes se lèvent donc, et qu’ils marchent en avant ; qu’ils usent sans crainte de tous les moyens musicaux qu’ils possèdent, et qu’ils soient de leur temps. Ils auront raison, à la seule condition qu’ils travaillent dans toute la sincérité de leur conscience artistique. C’est la condition fondamentale et primordiale, sans laquelle il n’est pas d’œuvre durable, sans laquelle il n’est pas de véritable art. C’est la conscience artistique qui leur montrera s’ils doivent écrire simple ou compliqué, et c’est elle encore qui guidera les artistes dans le choix des matériaux à employer.

Certes, les hommes qui travailleront ainsi sauront toujours repolir le miroir de leur âme et découvrir une des faces de la Beauté ; ils seront de leur temps, nécessairement, quoi qu’ils fassent, et sans qu’ils le veuillent ; ils seront même en avance, peut-être, s’ils ont du génie ; et, si « exagérées » que paraissent leurs œuvres aux yeux du vulgaire, ils auront toujours droit à l’estime et au respect.

Voulez-vous savoir l’opinion des contemporains de Beethoven sur les œuvres du maître immortel ? Je n’en citerai qu’un exemple, mais typique. Parlant de la première symphonie, la Gazette musicale de Leipzig s’exprime en ces termes : « C’est une caricature d’Haydn, poussée jusqu’à la bizarrerie. » Caricatural et bizarre, ce qui nous paraît aujourd’hui si anodin ! Tel était pourtant le jugement des critiques du temps[1]. Cela n’empêchait d’ailleurs pas Beethoven (dont on oppose toujours aux « jeunes » la belle simplicité) de préférer de beaucoup à ses premières œuvres sa neuvième symphonie et ses derniers quatuors, compositions, cependant, si compliquées (en apparence) qu’elles ne furent comprises que bien longtemps après, si même elles le sont entièrement de nos jours.

Il y a donc en musique, autre chose que la simplicité de l’écriture, quelque chose de plus important que cette simplicité extérieure et qui fait que des œuvres s’imposent à la postérité : il y a, autrement nécessaire et fondamentale, la solidité de la construction musicale, la clarté du plan et la bonne ordonnance de la composition, et c’est là la vraie simplicité en musique, aussi essentielle que l’autre est facultative.

A. Mariotte.

  1. Voir les livres traitant de Beethoven. Notamment de Lenz. Beethoven et ses trois styles. L’article cité est de 1804.