Revue Musicale de Lyon 1903-11-24/De la simplicité en musique

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réflexions musicales

DE LA SIMPLICITÉ

EN MUSIQUE
et de l’Architecture dans sa Composition
(suite et fin)

En effet (et c’est à cela que je voulais arriver), de même que la beauté et la solidité d’un édifice dépendent plus de l’harmonie de ses proportions, de l’élégance de ses lignes et de la force de ces fondations que des détails qui l’ornementent, de même la beauté et la durabilité de la symphonie seront assurées, moins par l’ornementation de son écriture que par les heureuses proportions de son plan, et la bonne répartition des épisodes selon l’enchaînement des tonalités. C’est sur ces points que devrai porter, tout d’abord l’attention du critique ; le reste ne vient qu’après. Les chapiteaux et les frontons peuvent être fouillés de délicates sculptures ; de merveilleuses tapisseries, ourdies dans la trame d’un contrepoint recherché, peuvent décorer les salles et les galeries, retraçant des scènes amoureuses ou terribles : toutes les ressources d’une instrumentation colorée peuvent encore apporter à la décoration l’appoint de précieuses mosaïques, de fresques et d’orfèvreries ; ou bien la nudité des murs, ainsi qu’en un temple grec, pourra se contenter de quelques peintures monochromes et des reflets du marbre poli : cela n’aura qu’une influence nulle sur la solidité, et secondaire sur la beauté de l’édifice.

Simple ou compliqué, on peut faire beaucoup dans les deux genres, et le Parthénon est un chef-d’œuvre aussi bien que Notre-Dame de Paris.

Combien cette dernière, cependant, nous émeut plus profondément, comme elle correspond mieux à nos âmes, avec ses flèches, avec ses tours et ses rosaces, symbole de prière et d’espoir, témoin de l’immense effort de tout un peuple vers la vérité ! Le temple grec nous touche moins, au contraire, en sa solennelle et un peu froide sérénité. L’émotion qu’il nous communique est faite pour beaucoup de souvenirs et d’évocation. Devant lui, nous pensons aux temps qui ne sont plus ; en voyant, sur le sol couvert des débris de l’Acropole, s’allonger les grands et blancs cadavres de ses colonnes écroulées, on rêve d’un champ de bataille où les Titans se seraient entretués ; et c’est l’ordinaire charme des monuments en ruine. Car, il faut bien le dire, les Grecs de Socrate ont disparu, ce sont ceux d’About, maintenant, qui vivent et s’agitent au pied de l’Acropole, et il ne paraît pas trop téméraire de penser qu’un Parthénon tout neuf ne produirait plus la même impression de beauté. Malgré tout, et si universelle et éternelle que semble la beauté véritable, l’œuvre d’art sera toujours soumise à des conditions de temps et de lieu. Allez donc voir la Madeleine à Paris, et vous verrez l’effet produit ! Supposez même un instant que l’on transporte l’Acropole au milieu des usines et des fumées des lyonnaises banlieues ! !

Certes, cela paraîtrait un monstrueux anachronisme ! Parbleu ! Et pourtant c’est bien un peu cette monstruosité-là que demandent les fervents de la musique « romancière », ceux pour qui l’inspiration est le facile robinet d’où coule intarissablement un gentil petit ruisseau mélodique, s’en allant droit et indifférent sans savoir où, au milieu des houles, des fièvres et des labeurs.

C’est encore un peu cette chose inepte que demandent les farouches détracteurs de la nouvelle école, ceux qui voudraient empêcher « les jeunes » de chercher eux aussi à construire de nouveaux monuments, et à mettre dans une œuvre comme en une cathédrale médiévale, la synthèse de leurs espoirs et de leurs prières, tous les fruits de l’immense effort de leur âme, à la poursuite d’une beauté nouvelle, qui serait encore et toujours la vérité.

Certes, si l’on pensait un peu plus à ces choses, il y aurait moins de gens à dire, qu’ils ne comprennent rien à la musique moderne. Mais voilà : on s’obstine à chercher dans les œuvres ce qui n’y est pas, et à ne pas voir ce qu’elles renferment ; l’on voudrait entrer dans le monument par la cave ou par le grenier, sans songer à le regarder dans son ensemble, puis à pénétrer dans les salles par les ordinaires portes, et ceux-là sont nombreux encore pour qui la nécessité de la forme impose au compositeur un moule étroit où son inspiration ne peut plus se mouvoir à son aise.

La raison de cette manière de voir réside, à mon sens, pour la plus grande part, dans la défectuosité de l’éducation musicale habituelle, et particulièrement dans l’usage que l’on fait de la musique dite classique, c’est-à-dire celle qui est soumise à des lois de forme. Un livre paraissait justement, il y a quelques mois, traitant de l’éducation des enfants, où il était dit, entre autres choses, que les parents avaient tort de faire apprendre à lire ou à écrire à leurs enfants, avant que ceux-ci eussent appris à penser. Sans chercher à discuter la vérité de cette assertion dans le cas général, transportons-là pour le cas particulier de l’éducation musicale, et nous la trouverons d’une exactitude absolue.

Bien avant qu’ils puissent comprendre ce que c’est que la musique, les enfants commencent à tapoter sur un piano ; puis, lorsqu’ils savent à peu près remuer leurs cinq doigts, on leur apporte un petit cahier de sonates, en leur disant : « C’est du classique ». Remarquez bien que personne ne se donne la peine de leur expliquer ce que cela veut dire ; à quoi bon d’ailleurs ? Mais qu’arrive-t-il ? Dans le jardin potager des études musicales, fertile en gammes et en exercices, ces malheureuses sonates, avec leur étiquette de « classiques », demeurent comme un épouvantail à moineaux ; elles ne laissent à l’élève que des souvenirs hargneux de doigts tordus ou de poignets crispés ; et le mot reste pour lui synonyme de musique ennuyeuse et incompréhensible.

Comment pourrait-il en être autrement ? le résultat est fatal. Il y a là une lourde faute de la part des professeurs de piano ; on ne doit pas faire ânonner par des enfants des œuvres dont l’exécution devrait être au contraire le couronnement d’une carrière de pianiste ; on ne doit pas mésuser de l’art, ni le détourner de son but ; c’est un crime… j’allais dire un détournement de mineure. Et pourquoi pas ? Ne sont-elles pas de pauvres mineures, d’éternelles orphelines, les géniales œuvres des maîtres qui sont morts, et le premier devoir de ceux qui sont vivants n’est-il pas de les protéger contre le viol ?

Ah ! les beaux monuments que l’on pourrait faire avec cette musique classique, que ce soient des sonates, des quatuors ou des symphonies ! Il y a des palais féériques et des cathédrales flamboyantes ; il y a des forteresses et il y a aussi des prisons. Il y a même un monument qui est tout à fait étrange, et c’est celui-là que je veux vous montrer, car vous connaissez sûrement la sonate qu’il représente, vous l’avez sans doute entendu massacrer cent fois, peu de sonates ayant été aussi peu respectées des jeunes filles à marier : je veux dire la Sonate en ut dièse mineur de Beethoven, que les Anglais, amateurs d’idylles, ont arbitrairement dénommée : Sonate à la Lune.

Sonate d’amour, il est vrai, mais si loin d’une idylle ! Oyez plutôt. Dès les premières notes, on pénètre dans une salle basse et circulaire ; mais cette salle est si vaste et si mystérieusement sombre que l’œil n’en aperçoit pas l’extrémité ; ses murs sont si nus que la main ne peut s’y guider ; et l’amant frissonne en y pénétrant, et il tremble comme en un labyrinthe. Cependant une lumière vacille en face de lui ; l’amant s’avance plus joyeux ; il monte dans une tour, vers la petite lumière d’espoir ; et sans doute il va trouver enfin sa bien-aimée. Mais non, la bien-aimée n’est point là. Et voici soudain qu’une voix semble sortir des profondeurs et appeler. C’est elle, c’est elle… Et l’amant redescend vers les ténèbres, courant à sa recherche, sous une voûte longue et sombre, ainsi qu’une caverne. Ah ! cette fois-ci, il n’y a que des aspérités de rocs pour rompre l’uniformité des murailles ; et s’il est quelque mosaïque, ce sont des taches de sang et des traces de larmes, car sans doute sous ces voûtes que l’on ne s’aime qu’en sanglotant, et les lèvres se font saigner dans les baisers. Et si l’on voulait regarder du dehors cet édifice étrange, peut-être ne verrait-on sur la montagne que la petite tour où vacille la flamme verte, le reste serait sous la terre, vers les gouffres et les abîmes…

A. Mariotte.

Lyon, Octobre 1903.

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