Revue Musicale de Lyon 1903-11-24/Chronique Lyonnaise
Chronique Lyonnaise
Grand-Théâtre
Le Grand-Théâtre nous a donné cette année Le Barbier de Séville et La Traviata. Il aurait pu s’en tenir là : c’était amplement suffisant pour faire apprécier aux spectateurs le charme de la musique italienne. On en a décidé autrement et ces exhumations ont été suivies de la première de La Bohème.
Il y a deux sortes de gens qui vont au Théâtre le soir : les gens qui aiment la musique et ceux qui aiment le spectacle. Les premiers sont ceux qui travaillent les partitions, suivent les concerts et se préparent à l’audition d’un opéra par une préalable étude au piano, ou par la lecture de l’œuvre ; les seconds sont ceux qui estiment qu’à tout prendre, après une journée fatigante, occupée soit à décharger du charbon sur les quais, soit à faire des mathématiques, soit à auner du drap, soit à visiter une clientèle médicale, il vaut mieux regarder évoluer des gens habillés autrement que le commun des mortels, que d’aller jouer au baccarat dans un cercle, ou à la manille dans un comptoir ; car le niveau social n’a rien à voir en l’espèce. Dans ce dernier genre, celui des amateurs de spectacle, il y a toutes les nuances possibles : ceux qui préfèrent le cirque, et ceux-là à mon sens sont dans le vrai ; ceux qui estiment le café-chantant parce qu’on y fume, ceux qui accordent leur sympathie au vaudeville ou à l’opérette parce que c’est gai, et ceux qui adorent le drame parce qu’on y pleure, occupation essentiellement saine et reposante. Il y a enfin, et ils sont légion, ceux qui préfèrent le plus cher de tous les bruits, et qui ne trouvent de délassement à leur travail quotidien que dans le spectacle de l’opéra.
C’est pour cette dernière catégorie de citoyens que l’école italienne a été créée et mise au monde.
La musique italienne, qu’elle soit signée Bellini, Donizetti, Rossini, Verdi, Puccini, Mascagni ou Leoncavallo, suit une immuable ligne de conduite : n’être fatigante ni à entendre ni à composer. Et pour ce faire, elle a inventé divers procédés qui la caractérisent si nettement, et l’unifient à un tel point, que le nom de l’auteur et la date de l’œuvre n’ont pour ainsi dire point d’importance, et que le génie musical italien est essentiellement le génie de l’immobilité. Il semble que cette école évolue ; point du tout ; elle tourne sur place, depuis un siècle, les Italiens n’ont pas fait un pas en avant.
Et à tout prendre, a-t-on le droit de le leur reprocher. N’ont-ils pas fait les plus louables efforts. Verdi n’a-t-il pas tenté de se renier lui-même pour entrer dans le sillage wagnérien : stérile tentative, Othello et Falstaff n’ont rien à voir avec le Niebelung, et sont bien restés les quasi jumeaux de Rigoletto et du Trovatore. Puccini et Léoncavallo ont pillé de leur mieux le faire, la méthode et jusqu’aux thèmes de Massenet : sans résultat ils ont italianisé leur modèle et c’est tout. L’italianisme est une affection aussi incurable que chronique, l’audition consécutive de la Traviata et de la Bohème a pu convaincre les spectateurs de cette évidente vérité.
Ce préambule me dispense de m’étendre sur une œuvre, dont la vitalité est discutable, et dont le charme en tous cas est extrêmement relatif. La Bohème de Léoncavallo, est composée de deux parties, comprenant chacune deux actes. La première nous montre le côté follement joyeux de la vie de Bohème, la seconde nous en montre les misères, avec l’inévitable scène de la mort de Mimi.
Or les deux premiers actes sont constitués essentiellement d’un pastiche de phrases plus ou moins connues des œuvres du répertoire. Cela débute par le « Spectacle enchanteur » des Huguenots, et continue par « Et bonne épée et bon courage » du même. De telle sorte qu’on estime dès l’abord se trouver en présence de quelque pochade analogue à cette exquise Belle Hélène, où à cet inénarrable Sire de Vergy. Mais peu à peu la netteté de la citation s’atténue, avec une tendance maladroite à dissimuler les emprunts. La pantalonnade dégénère en plagiat, et les deux derniers actes, les actes mélodramatiques et gauchement attendrissants, ne sont plus rien qu’un manteau d’arlequin suturé de fils blancs trop perceptibles, et rapiécé de morceaux disparates sur un fond que Massenet aurait quelque droit de revendiquer comme soustrait à son éventaire. C’est ainsi qu’on est tout étonné de voir conjoints en un accouplement qui hurle, les récitatifs de la scène de Rutli avec ceux de la Muette, des phrases entières de Gounod avec des lignes intégrales de Lakmé, des roulades du Barbier avec des motifs de Sigurd, et par dessus tout, une notable partie des Huguenots mixturée avec des pâmoisons infiniment plus modernes, et qui ne sont que du Massenet mal démarqué. Et pour que rien ne manque à cette macédoine, le rôle de Hans Sachs y est mis à contribution, tandis que les thèmes du feu et de la chevauchée s’y unissent à celui de Siegfried gardien de l’épée.
Nous ne répèterons pas, après tous les critiques qui ont parlé de cette œuvre, les reproches formulés contre son harmonisation qui n’est qu’une mauvaise plaisanterie, ni contre son instrumentation qui est extrêmement défectueuse, mais nous protesterons une fois de plus contre cette obnubilance du rythme ternaire dont les Italiens semblent stigmatisés d’une manière indélébile.
La Bohème est en définitive une œuvre amusante, agréable, mais d’un niveau artistique extrêmement inférieur. C’est bien à tort qu’on lui décerne le titre d’opéra-comique. Elle rentre nettement dans la vieille catégorie de l’opéra-buffa, genre très italien, dont nous ne dénions pas le charme, mais que nous regretterions vivement de voir s’implanter sur notre première scène.
La Bohème a reçu à Lyon une interprétation excellente. Mlles de Véry (Musette) et Davray (Mimi), MM. Michel Dufour, (Schaunard), Gautier, puis Boulo (Marcel), Roosen (Rodolphe), Bruinen (Colline), Falchiéri (Barbemuche) l’ont joué avec un enthousiasme digne d’une meilleure cause. Ils ont été, d’ailleurs, admirablement secondés par l’orchestre.