Revue Musicale de Lyon 1903-12-15/Berlioz jugé par Wagner

La bibliothèque libre.

berlioz jugé par wagner

Si j’étais Beethoven, je dirais : « Si je n’étais Beethoven et si j’étais Français, je voudrais être Berlioz. »

HECTOR BERLIOZ
(11 Décembre 1803 – 8 Mars 1869)

Parlerai-je ainsi dans l’espoir d’être plus heureux ? Je ne le sais au juste, mais je le dirais cependant. — Chez ce Berlioz flamboie la jeunesse d’un grand homme ; ses symphonies sont les batailles et les victoires de Bonaparte en Italie. — Il vient d’être fait consul, il va devenir empereur, il va conquérir l’Allemagne et le monde. — Mais l’enverra-t-on à Sainte-Hélène ? Je l’ignore. — Je sais bien toutefois que, dans ce cas, on l’en ramènerait triomphalement. Berlioz est un grand général. De même que je ne puis me figurer les victoires de Bonaparte qu’en me représentant clairement devant les yeux l’image du héros et en le mettant à la tête de la monstrueuse mêlée, versant à travers la masse mille pensées fulgurantes qui le dirigent, — de même je ne puis m’imaginer une symphonie de Berlioz sans le voir lui-même à la tête des exécutants.

Ces créations gigantesques, enfants des orages juvéniles d’un génie débordant, continueront de vivre lorsqu’un jour la France reconnaissante aura dressé un marbre fier sur la tombe de leur auteur ; mais, seule, la tradition pour leur donner, aux yeux de la postérité, la signification qu’elles avaient pour les contemporains, sous la direction du héros génial. Le père doit en transmettre le souvenir au fils, et celle-ci au petit-fils, autrement il arrivera peut-être que l’on ne croira plus à ces réalités étonnantes et qu’on les prendra pour des contes des Mille et une Nuits[1]

Richard Wagner.

  1. Cette page traduite et publiée récemment par M. Kufferath, est la première page d’un projet d’article écrit par Wagner en 1840 ou 1841 pendant son premier séjour à Paris.