Revue Musicale de Lyon 1904-01-05/La Littérature de l'orgue

La bibliothèque libre.

La Littérature de l’Orgue

Nous commençons sous ce titre la publication d’un cours sur la littérature de l’orgue de M. Fleuret, professeur au Conservatoire.

i

On l’a répété souvent : l’orgue est le roi des instruments. C’est là un titre de noblesse incontestable accordé pour de multiples raisons. Roi des instruments, l’orgue les domine tous par l’étendue des sons qui part du majestueux trente-deux pieds pour s’étendre jusqu’au minuscule piccolo. – L’orgue monumental de Sydney possède même un colossal soixante-quatre pieds dont l’ut fondamental ne possède que huit vibrations. – En cela il dépasse l’orchestre puisqu’il réunit toute l’échelle des sons que l’oreille peut saisir. Bien que l’idéal des facteurs d’orgues ne doive pas être d’imiter servilement tous les instruments de l’orchestre, l’orgue réunit en lui les différents timbres usités par les compositeurs : la famille des instruments à vent s’y trouve représentée par la flûte, le hautbois, la clarinette, etc. Nous y retrouvons le charme exquis des instruments à archet dont les gambes donnent parfois une surprenante illusion. Mais ce n’est pas là encore le principal mérite de l’instrument divin qui mérite si justement toute notre admiration.

Ses origines sont fort reculées et enveloppées de ténèbres. Son nom est énigmatique mais nous le trouvons mentionné déjà au premier livre de la genèse : Je nomen patris ejus ubal ipse fuit pater tract- tantis sive pulsantis cytharam et organum. Jubal fut le père et l’inventeur des joueurs de cythare et d’orgue. Le Psaume 150 de David mentionne l’existence d’un instrument appelé organum : Laudate Dominum in organo : Louez le Seigneur sur l’orgue. Platon nomme organum un instrument à vent ou à cordes. Les éléments de l’orgue se trouvent à l’état embryonnaire dans la flûte de Pan, l’antique Syrinx composée de sept tuyaux et la Maschrokitha, des Hébreux qui suivant Marpurg possédait une rangée de tubes sonores placés sur un sommier rudimentaire. Il faut aussi mentionner le tscheng des chinois, l’un des types primitifs de l’instrument ecclésiastique. Cet orgue primitif était composé de vingt tuyaux de bambou alimentés par un réservoir rempli d’air. N’oublions point la margrapha des Israëlites, capable de produire cent sons différents.

Roi des instruments par son origine, il l’est aussi par sa structure. L’orgue appartient à tous les arts. Il en est la synthèse. La variété infinie des sons, l’harmonie prodigieuse qui s’en échappe lui donnent la première place au point de vue musical. Il se réclame de l’architecture par la pureté de ses lignes, la juste mesure de ses proportions. La mécanique y est représentée par la précision des mouvements, l’ingénieuse complication des différentes pièces qui le composent. L’orgue est un tout complexe, une machine aux rouages compliqués, un grand corps animé d’un souffle, d’une vie surnaturelle.

D’abord, à la base de l’instrument, la soufflerie qui emmagasine l’air et en fait d’abondante provisions qu’un utile intermédiaire portera selon les besoins à la demeure où reposent les tuyaux inertes et muets. C’est le sommier qui reçoit le souffle vivifiant, le divise dans ses flancs profonds, le repartit entre chacune des familles qu’il doit alimenter et l’envoie enfin jusqu’à la bouche des tubes sonores qu’il porte sur son sein, tandis que les registres dociles à la main de l’organiste lui ouvrent ou lui ferment le passage, selon les sonorités et les timbres que la fantaisie de ce dernier veut mettre en jeu.

Voici toute une troupe de tuyaux rangés en bataille. D’où part le commandement qui mettra en mouvement cette imposante armée ? C’est du clavier ; c’est là le cerveau de ce grand corps instrumental c’est lui qui commandera aux muscles et aux nerfs qui parcourent le corps de l’instrument, et voici que la pensée humaine traduite par le mouvement des doigts, le transmet par les articulations du mécanisme. Elle s’envole, et de l’instrument céleste, suspendu à la voûte de nos cathédrales, et qui semble atteindre l’au delà, sort une voix superbe, dont la grandeur nous courbe d’admiration et presque d’effroi.

Car Lamartine l’a dit :

On n’entend pas sa voix profonde et solitaire,
Se mêler hors du temple aux vains bruits de la terre
Les vierges à ses sons n’enchaînent point leurs pas
Et le profane écho ne les répète pas
Mais il élève à Dieu dans l’ombre de l’église
Sa grande voix qui s’enfle et court comme une brise
Et porte en saints élans à la Divinité
L’hymne de la nature et de l’humanité.

Laissant de côté les interprétations plus ou moins fantaisistes données aux instruments désignés dans l’écriture sous le nom d’organum, attachons-nous aux premières orgues vraiment dignes de ce nom et qui furent minutieusement décrites par les classiques grecs et latins. Le plus ancien instrument de ce genre dont on connaisse l’existence est l’orgue hydraulique d’Archimède (287 av. J. C.). L’architecte Vitruve nous en donne une description très complète. L’orgue hydraulique différait de l’orgue pneumatique en ce que la soufflerie consistait en deux cylindres de métal. Deux pistons placés à l’intérieur des cylindres servaient à aspirer l’air. Celui-ci était chassé à travers les tubes dans l’intérieur d’un entonnoir dont la partie la plus étroite entrait dans le sommier, et la partie la plus large s’enfonçait dans l’eau contenue dans un réservoir. Cette eau agitée par l’introduction de l’air donnait une impulsion à l’air de l’entonnoir qui s’échappait par l’ouverture de l’entonnoir dans les canaux du sommier. Des règles en bois percées de trous et reliées au clavier servaient à l’introduction de l’air dans les tuyaux. L’orgue hydraulique était l’instrument favori de Néron et d’Héliogabale. C’est de l’hydraule que Tertullien parle avec enthousiasme lorsqu’il parle de « cette machine étonnante et magnifique, de cet assemblage de sons et de voix formant des modulations agréables où la multiplicité des tuyaux ressemble à une armée rangée en bataille. Le vent excité par le mouvement de l’eau est distribué par parties de sorte que cet instrument qui n’est qu’unique en substance est capable des effets les plus variés. Citons également le poème du Porphyre Optasien dédié à l’empereur Constantin dont les vers inégaux sont groupés de façon à représenter le schéma d’un orgue.

(À suivre)
Daniel Fleuret.