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Revue Musicale de Lyon 1904-01-05/Le Crépuscule des Dieux (fin)

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LE CRÉPUSCULE DES DIEUX

(Fin)
L’Orchestre

L’instrumentation de la Goetterdammerung est une des plus complètes et des plus complexes qui existent. Elle marque le summum de la science wagnérienne en cette matière.

L’orchestre du Crépuscule comporte un quatuor composé de 16 premiers et 16 seconds violons, 12 altos, 12 violoncelles et 8 contrebasses, (les parties des cordes sont moins divisées, semble-t-il, que dans Parsifal). Il est plus que probable qu’avec le nombre restreint d’instrumentistes dont le Grand-Théâtre de Lyon dispose, le quatuor sera loin de présenter de telles proportions. Il est à craindre qu’il n’en résulte un fâcheux effet de maigreur de cette partie essentiellement chantante de l’orchestre, et que les cuivres ne couvrent par moment les cordes de la plus regrettable façon.

Les bois sont disposés, non plus par trios comme dans Tristan, mais par groupe de quatre : il y a donc 3 grandes flûtes et un piccolo, 3 hautbois et 1 cor anglais, 3 clarinettes (en la et en si bémol)et une clarinette basse. Il n’y a que 3 bassons, dont le 3e peut être remplacé par un contrebasson.

Quant aux cuivres, on sait combien on a reproché à Wagner d’en abuser : c’est peut-être la plus absurde des critiques qu’on lui ait jamais faite. L’étude consciencieuse des partitions d’orchestre, comme d’ailleurs la simple audition, permet de voir que les cuivres ne sont que bien exceptionnellement employés en masse, pour produire des effets de violence et d’intensité. Il est hors de doute que Reyer, avec son instrumentation toujours trop grave, et Massenet, avec ses continuelles et insupportables oppositions de fortissimo et de pianissimo, cuivrent infiniment plus que Wagner. Il suffit de citer le pillage du palais d’Hamilcar dans Salammbô, le dernier acte d’Hérodiade, la Navarraise toute entière, auxquels on pourrait bien joindre des exemples tirés du vieux répertoire, comme la marche d’Aïda et certains passages d’Hamlet. Je ne vois véritablement dans toute l’œuvre de Wagner, qu’une page aussi bruyante, c’est la scène de Mime et du voyageur au 1er acte de Siegfried. Mais, en général, le Maître n’emploie un très grand nombre de cuivres que pour varier les timbres ; il ne les utilise que successivement et d’une façon extrêmement ménagée.

Le Crépuscule comporte 8 cors, 4 tüben, une contrebasse tuba, 3 trompettes et une trompette basse, 4 trombones et un trombone contrebasse. À Bayreuth, les tüben sont tenus par les musiciens chargés des quatre dernières parties de cors : les parties sont écrites de façon à rendre ces alternances possibles.

La batterie se compose essentiellement de 4 timbales, les autres instruments à percussion n’apparaissant que d’une façon extrêmement courte, et à de longs intervalles.

L’orchestre se complète par 6 harpes et un glockenspiel ou carillon de timbres.

La Partition

Le Crépuscule des Dieux, disions-nous au début de cette étude, est l’œuvre où se trouve le plus complètement développé le procédé wagnérien de la dernière manière, c’est-à-dire arrivé à son plus haut degré de perfection et d’individualisation. Mélodiquement, elle est la résultante du système des motifs conducteurs logiquement et, pour ainsi dire, mathématiquement traités.

Il n’est pas en effet, dans ce drame, une idée, une situation, un état d’âme qui ne soit exprimé, interprété et traduit par le passage à l’orchestre ou au chant d’un thème caractéristique. Nous n’aborderons pas ici la question de savoir si Wagner avait, dès le début de son œuvre, prévu, fixé et catalogué ses leitmotive, ou s’ils ne lui sont apparus comme nécessaires qu’au cours de l’élaboration ; nous ne rechercherons pas s’ils sont le produit de sa raison ou de son inspiration géniale. Nous nous contenterons d’adopter les dénominations usitées couramment, et d’étiqueter les thèmes, parce que, si cela n’est pas absolument rationnel, cela est du moins extrêmement pratique. Ce qui est bien particulier à cette période de l’œuvre wagnérienne, c’est que le motif conducteur n’y est plus employé à l’état de simple rappel, à l’état fondamental, mais qu’il est, suivant les besoins et les circonstances, modifié, altéré dans son mode, dans son rythme, dans sa cadence, et surtout, fondu avec d’autres thèmes pour peindre la complexité d’un psychisme ou d’une situation scénique. C’est aussi que le motif conducteur primitif peut se transformer en un dérivé constituant une véritable trope, une véritable figure de rhétorique musicale. On ne saurait qualifier autrement le thème de l’enclume devenu thème représentatif de la démarche claudicante de Mime.

Cette souplesse, cette facilité de l’altération du thème donnent à cette musique incomparable une finesse de coloris, une richesse de teintes inimaginables. La fusion des motifs, leur passage continuel d’une partie orchestrale à l’autre, font qu’on les réentend sans cesse sans se lasser, tandis que chez les imitateurs du Maître, le peu de soin qu’ils ont pris de varier la présentation de leurs thèmes, en fait à la longue d’intolérables redites. Citons, entre mille, le thème du Zaïmph (cor, sol bémol) dans Salammbô et celui de Sigurd, perpétuellement sonné au grave, dans l’œuvre trop célèbre de Reyer. La comparaison de ce dernier motif avec celui de Siegfried gardien de l’épée, vient aussitôt à l’esprit. Il reparaît, incomptablement, à chaque page de la Tétralogie, et qui cependant s’en est jamais lassé ? Mais aussi quelles modifications profondes il subit, quels sens variés et subtils il exprime, depuis la note lugubre qu’il exhale lorsque Mime raconte la naissance du héros, jusqu’à la triomphante victoire qu’il claironne, lorsque Brünnhilde, éperduement serre dans ses bras le guerrier vainqueur de Wotan, depuis les éclatantes fanfares qui passeront à l’orchestre toutes les fois qu’il rappellera cette victoire, jusqu’au souvenir douloureux et navré, que ce thème altéré figurera dans le Trauermarsch.

Le principe de la filiation des thèmes représente un problème musical des plus complexes, que nous ne pouvons qu’esquisser ici. Parmi les motifs conducteurs, les uns sont caractéristiques d’un personnage : Hunding, Gunther, Hagen, etc., d’autres, les plus importants, expriment des notions, des concepts, et leur contexture est d’autant plus floue, que l’idée générale qu’ils rendent sensible est plus vague, plus compréhensible et plus étendue. Le thème originel, celui qui a donné naissance à la plupart de ces motifs généraux, c’est celui qui apparaît au début du Rheingold, c’est le thème de la nature, ou des éléments primordiaux, c’est l’Urmelodie, formée en définitive des constituantes de l’accord parfait, auquel viennent s’ajouter secondairement des notes de passage, et qui se complète par un dessin de cordes, schématisant les ondulations, les vagues du fleuve. De ce thème originel, vont dériver très simplement tous ceux qui ont les constituantes de l’accord parfait pour base, c’est-à-dire le thème de Nothung, celui d’Erda, celui de la détresse des dieux (Goetternoth). Ces deux derniers appartiennent au mode mineur. Le retour au mode majeur donne le thème du Crépuscule, et celui, arpégé, de la Chevauchée des Walkyries. On pourrait poursuivre ce travail : l’étude complète de la dérivation des thèmes est encore à faire.

Mais il est un autre point de vue sur lequel nous ne saurions passer : c’est la portée symbolique et philosophique des thèmes. Car c’est moins dans le poème que dans l’orchestre qu’il faut chercher les idées générales chères à Wagner. L’idée d’apaisement, de pardon et d’amour, telle est la notion finale qu’il a voulu faire ressortir de ce drame immense, tourmenté, ténébreux, plein de malheurs et de crimes. La Rédemption par l’amour et le retour à la Nature, telles sont les deux idées maîtresses qui passent à travers l’œuvre et lui donnent une indéniable portée morale. Ici encore comme dans Tristan, c’est dans la mort, dans le crépuscule final, que l’amour trouve sa pleine réalisation ; le bûcher de Siegfried, comme l’esplanade de Carréol est un piédestal sur lequel se dresse l’amour, l’idole suprême. Mélodiquement c’est par le thème des éléments primitifs, de la Nature, que Wagner termine son œuvre ; mais pour enlever à cette conclusion ce qu’elle aurait de trop essentiellement matérialiste, le Maître a superposé à ce premier motif, celui adorablement éthéré, de la Rédemption par l’Amour. Et c’est bien là le concept général qui se dégage de l’œuvre toute entière, de l’œuvre mélodique et harmonique surtout. Jamais drame plus sombre n’exhala une philosophie plus douce, plus sereine, plus détachée : la conclusion du Crépuscule est comme un prélude du divin Parsifal. Sous sa forme divine ou sous sa forme humaine, jamais le plus grand des génies n’a cessé de chanter ce qui constitue en définitive la première sinon l’unique raison de vivre : l’Amour.

Edmond Locard.

Dans nos prochains numéros, nous publierons les études suivantes :

Le système rythmique et mélodique de Hugo Riemann, par M. D. Calvocoressi.

Les sonates pour piano et violon de Beethoven, par P. F.

Les musiciens lyonnais et le Roy des violons, par G. Tricou.

Henry Duparc et ses Lieder, par Henry Fellot.

Musiques d’église : ii. Le chant grégorien, par Léon Vallas.

Impressions de théâtre : Le tragédien lyrique, par Cl. Laroussarie.

L’état mental de Schumann, par Edmond Locard.

La critique musicale à Lyon au xixe siècle, par Léon Vallas.