Revue Musicale de Lyon 1904-02-24/À Travers la presse

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À travers la Presse

SUR LA COMPOSITION D’UN OPÉRA

Dans une étude parue dans The Weekly Critical Review, sous le titre On Writing an Opera, M. Runcimann se demande pourquoi l’on écrit des opéras. Après avoir dit que l’opéra est la meilleure forme que puisse choisir un auteur pour exprimer les idées modernes, il explique la grande production d’opéras par la raison suivante :

« L’auteur qui écrit ses poèmes symphoniques, quatuor à cordes, et je ne sais quoi encore, en retire peu d’argent, quel que soit le succès. Si Bizet était encore en vie, il pourrait vivre très confortablement sur les revenus de Carmen. Je ne sais pas combien Gounod a pu retirer de Faust, mais à moins qu’il n’ait vendu la pièce directement, son bénéfice a dû être énorme ; et maintenant, toute la famille Wagner vit luxueusement du produit des œuvres de Richard. Ou, ne considérant que Paris, quel est le compositeur qui peut espérer gagner avec une composition orchestrale ce que Massenet et Saint-Saëns ont gagné avec leurs opéras. Ici, je crois, nous pouvons nous expliquer pourquoi tant d’opéras ont été écrits. Il est très naturel qu’un compositeur cherche à vivre de son art, et, s’il pense pouvoir vivre par des opéras — ce qui lui serait impossible avec des symphonies ou des poèmes symphoniques — il a parfaitement raison de composer des opéras. De tels opéras sont facilement reconnaissables ; ils sont bien façonnés et vides d’idées nouvelles, ils sont construits spécialement pour le marché par d’habiles praticiens et sont modelés sur d’anciennes productions qui eurent leur succès. Quelquefois, on y trouve de jolies choses, mais choses qui n’ont rien de nouveau. Ces hommes sont trop au courant de leur métier pour penser à faire quoique ce soit d’original. Ils connaissent à fond leur marché et rarement leurs doigts s’écartent du pouls du public.

Si par hasard, quelque nouveauté fait sensation, ils s’empressent de faire quelque chose de pareil et ils ont des chances d’obtenir une bonne vente[1]

… Ces gens-là prennent l’opéra d’un cœur très léger et j’oserai dire qu’ils ne font pas plus de mal à la musique que les écrivains « d’un sou à la ligne » n’en font à la littérature ! Ils ne sont pas plus des musiciens que les reporters ne sont des littérateurs. Le gros public ne fait pas la différence, mais l’opinion du gros public ne nous regarde pas ici.

Les productions de vulgaires faiseurs d’opéras m’intéressent peu. Je constate simplement leur existence et je passe outre. Il existe une autre catégorie de compositeurs qui traitent l’opéra à la légère. Ce sont souvent des hommes d’un réel talent, — quelquefois peut-être de génie — ils ont de l’ambition et de l’énergie, et emploient toutes leurs forces à la composition d’opéras. Les opéras d’Europe doivent contenir une bonne quantité de leurs œuvres. Ces compositeurs, — seulement ils s’en doutaient ! — portent un plus grand dommage à l’art que les industriels sus mentionnés.

Avec un certain degré d’imagination, de technique et de goût, ils écrivent des opéras qui, à proprement parler, ne sont pas du tout des opéras. Vous pouvez y trouver des passages, même de longs passages, qui sont intéressants et dont la musique est bonne, mais la musique n’a rien de dramatique, et par conséquent, qui convienne à un opéra — et que peut être un opéra s’il n’est pas opératique ?

Quantité de gens pourraient venir sur la scène réciter le « Paradis perdu », mais le résultat ne donnerait pas un drame. C’est précisément ce que font ces musiciens quand ils mettent en scène nombre d’acteurs pour chanter de la musique qui n’est pas dramatique mais symphonique. La symphonie et l’opéra sont deux choses différentes, et dire que parce qu’un homme est musicien, il s’ensuit qu’il puisse écrire un opéra, c’est dire qu’un prosateur est nécessairement un poète, un poète un dramaturge, un peintre un sculpteur.

Autrefois, il n’en était pas du tout de même. Le librettiste arrangeait un nombre de scènes dans lesquelles les différents caractères se trouvaient eux-mêmes dans des situations variées. Dans ces situations, ils chantaient romances, duos, quatuors, etc… exprimant les émotions du moment. Lorsque les différents rôles étaient bons, chacun dans son genre, l’opéra dans son entier était jugé bon. Mais ce genre d’opéra n’existe plus. Gluck, Mozart — surtout dans « Don Juan » — Weber et Wagner, le dernier, l’ont banni du théâtre et relégué au rang de vieille curiosité.

Il ne suffit plus d’écrire simplement une série de morceaux de musique. Le drame doit se dérouler sans interruption et la musique doit suivre le mouvement. Il est de l’essence même de l’opéra, aujourd’hui, que le drame soit fort et il y a, dans la musique, beaucoup à sacrifier, comme aussi beaucoup à ajouter, dans l’intérêt du drame. Une série de chansons portant des noms de plantes ou de légumes (voy. Schumann) n’est pas nécessaire au théâtre : sa place est dans une salle de concert. Quand le compositeur est lui-même son librettiste, comme, à mon avis, il devrait toujours être, il peut naturellement faire de nombreux arrangements, et quand le compositeur et le librettiste travaillent ensemble, il peut en être de même. Wagner, par exemple, dans Lohengrin et Tannhauser a inséré, à dessein, des passages musicaux sans intérêt, pour le bien de son drame, et dans le premier acte de Goetterdaemmerung, il a omis tout exprès une longue tirade de Brünnhilde dans l’intérêt de la musique. Boïto et Verdi firent incontestablement la même chose. Si le compositeur achète un libretto tout fait, deux voies s’offrent à lui : s’il est mauvais, il peut le jeter au feu et écrire à son librettiste pour lui dire ce qu’il en a fait, ou il peut faire servir sa musique aux exigences du drame. Ni l’une ni l’autre ne me semblent bien recommandables ; dans le second cas, je ne peux imaginer que la musique coupée de la sorte pour recouvrir un lit de Procuste puisse jamais valoir grand’chose. Je ne vois qu’un compromis comme étant le seul plan possible. Mais ceci signifie que le compositeur est un dramaturge, autant que le librettiste — c’est surtout pour la rédaction, pour l’habileté littéraire que l’on a besoin de ce dernier.

Il est inutile de tourner en ridicule cette idée que l’on peut être à la fois un dramaturge et un musicien — à moins que vous ne soyez les deux, vous ne tiendrez pas la scène vingt minutes. Les plus mauvais opéras écrits aujourd’hui émanent d’hommes qui sont de très sérieux musiciens, mais qui, n’étant pas dramaturges, dédaignent la scène ; les meilleurs, je suis désolé de le dire, émanent de gens que je ne peux sérieusement prendre pour des musiciens. Le compositeur le plus sérieux ne donne pas au ténor le temps de traverser la scène pour presser la bien-aimée dans ses bras, ou bien le pauvre diable doit attendre là, pendant des minutes, ne sachant que faire, parce qu’il plait au compositeur de s’adonner au développement symphonie d’une idée qui lui paraît belle. Avant d’entreprendre un opéra, aujourd’hui, tout auteur doit se rendre compte s’il a, pour ce genre, un talent marqué, car je le répète, écrire un opéra et écrire une symphonie font deux. »

ROMÉO ET JULIETTE

Les lignes qui suivent sont extraites des Mémoires d’Hector Berlioz et se rapportent à Roméo et Juliette, dont nous entendrons trois parties au Concert Lamoureux de mardi prochain. Le compositeur raconte comment, après une audition de son Harold, Paganini transporté d’enthousiasme lui envoya une somme de vingt mille francs pour lui permettre d’écrire en paix une autre œuvre et le sauver momentanément de la gêne qui le menaçait. Puis il continue ainsi :

Mes dettes payées, me voyant encore possesseur d’une fort belle somme, je ne songeait qu’à l’employer musicalement. Il faut, me dis-je, que tout autre travail cessant, j’écrive une maîtresse œuvre, sur un plan neuf et vaste, une œuvre grandiose, passionnée, pleine aussi de fantaisie, digne enfin d’être dédiée à l’artiste illustre à qui je dois tant. Pendant que je ruminais ce projet, Paganini, dont la santé empirait à Paris, se vit contraint de repartir pour Marseille, et de là pour Nice, d’où, hélas, il n’est plus revenu. Je lui soumis par lettre divers sujets pour la grande composition que je méditais, et dont je lui avais parlé.

« Je n’ai, me répondit-il, aucun conseil à vous donner là-dessus, vous savez mieux que personne ce qui peut vous convenir. »

Enfin, après une assez longue indécision, je m’arrêtai à l’idée d’une symphonie avec chœur, solos de chant et récitatif choral, dont le drame de Shakespeare, Roméo et Juliette, serait le sujet sublime et toujours nouveau. J’écrivis en prose tout le texte destiné au chant entre les morceaux de musique instrumentale ; Émile Deschamps, avec sa charmante obligeance ordinaire et sa facilité extraordinaire, le mit en vers, et je commençai.

Ah ! cette fois, plus de feuilletons, ou, du moins, presque plus ; j’avais de l’argent, Paganini me l’avait donné pour faire de la musique, et j’en fis. Je travaillai pendant sept mois à ma symphonie, sans m’interrompre plus de trois ou quatre jours sur trente pour quoi que ce fût.

De quelle ardente vie je vécus pendant tout ce temps ! Avec quelle vigueur je nageai sur cette grande mer de poésie, caressé par la folle brise de la fantaisie, sous les chauds rayons de ce soleil d’amour qu’alluma Shakespeare, et me croyant la force d’arriver à l’île merveilleuse où s’élève le temple de l’art pur !

Il ne m’appartient pas de décider si j’y suis parvenu. Telle qu’elle était alors, cette partition fut exécutée trois fois de suite sous ma direction au Conservatoire, et trois fois elle parut avoir un grand succès. Je sentis pourtant aussitôt que j’aurais beaucoup à y retoucher, et je me mis à l’étudier sérieusement sur toutes ses faces. À mon vif regret, Paganini ne l’a jamais entendue, ni lue. J’espérais toujours le voir revenir à Paris, j’attendais d’ailleurs que la symphonie fût entièrement parachevée et imprimée pour la lui envoyer ; et sur ces entrefaites, il mourut à Nice, en me laissant, avec tant d’autres poignants chagrins, celui d’ignorer s’il eût jugé digne de lui l’œuvre entreprise avant tout pour lui plaire, et dans l’intention de justifier à ses propres yeux ce qu’il avait fait pour l’auteur. Lui aussi parut regretter beaucoup de ne pas connaître Roméo et Juliette, et il me dit dans sa lettre de Nice du 7 janvier 1840, où se trouvait cette phrase : « Maintenant tout est fait l’envie ne peut plus que se taire. » Pauvre cher grand ami ! il n’a jamais lu, heureusement, les horribles stupidités écrites à Paris dans plusieurs journaux sur le plan de l’ouvrage, sur l’introduction, sur l’adagio, sur la fée Mab, sur le récit du père Laurence. L’un me reprochait comme une extravagance d’avoir tenté cette nouvelle forme de symphonie, l’autre ne trouvait dans le scherzo de la fée Man qu’un petit bruit grotesque, semblable à celui des seringues mal graissées. Un troisième, en parlant de la scène d’amour, de l’adagio, du morceau que les trois quarts des musiciens de l’Europe qui le connaissent mettent maintenant au-dessus de tout ce que j’ai écrit, assurait que je n’avais pas compris Shakespeare !  !  ! Crapaud gonflé de sottise ! Quand tu me prouveras cela…

  1. Un exemple frappant de ce procédé est celui de M. Massenet qui, comme l’a fait remarquer dernièrement notre collaborateur Edmond Locard, possède au plus haut point le sens de l’actualité : le succès de Cavalleria Rusticana l’a poussé à composer la Navarraise, celui de Hænsel et Gretel nous a valu Cendrillon, etc.