Revue Musicale de Lyon 1904-03-09/Les Sonates de Beethoven

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Les Sonates de Beethoven

POUR PIANO ET VIOLON
(Suite)
neuvième sonate

La 9e sonate, c’est la célèbre sonate à Kreutzer. Elle est jouée plus fréquemment que les autres dans les concerts par les grands virtuoses. Cette préférence paraît dépendre de deux causes. Elle est très belle : c’est aussi la plus difficile de toutes. Cette dernière considération pourrait bien être prépondérante : Non licet omnibus

Les œuvres les plus importantes composées par Beethoven entre les 3 sonates (œuvre 30) et la sonate à Kreutzer sont : la 2e symphonie en majeur (œuvre 36), le concerto en ut mineur pour piano (œuvre 37), le ballet de Prométhée (œuvre 43).

Cette 9e sonate (œuvre 47) ne se compose que de trois parties : elle est néanmoins un peu plus considérable que la 7e sonate, en ut mineur, qui en compte quatre.

Un court adagio sostenuto sert d’introduction. Il débute par un chant polyphonique du violon seul. Cette large et majestueuse période de quatre mesures en doubles, triples et quadruples cordes est, de même que certains passages de la romance en sol, une véritable pierre de touche pour les violonistes. Ceux-là seuls parviennent à l’exécuter correctement pour lesquels la technique de l’instrument n’a plus de secrets.

Le piano complète la phrase par une courte période mineure de quatre mesures. Le reste de l’adagio n’est pour ainsi dire qu’une délicate et ingénieuse préparation à l’attaque du presto en la mineur.

Un accord fortement marqué en mineur dont le violon tient la tierce mineure fa naturel précédée d’un mi anacrousique ouvre ce presto. Cet accord n’est encore qu’une préparation à la phrase du début.

Chacune des cinq premières mesures de cette phrase est constituée par quatre notes isochrones vivement frappées. Un accord plaqué accentue le premier temps. Une seule note tenue, soulignée aussi par un accord sur le premier temps, occupe chacune des trois dernières mesures dont le mouvement est ralenti.

Un rythme spécial domine tout ce presto. C’est celui qui vient d’être constaté dans les cinq premières mesures de la première phrase. Il consiste en quatre notes d’égale valeur nettement frappées. Un martelage régulier en résulte qui est, sans que l’auditeur s’en rende compte, un facteur efficace de l’effet infaillible et extraordinairement puissant produit par ce presto.

Ce rythme se présente sous deux aspects : sous sa forme la plus simple il est constitué par quatre noires à la mesure, comme, par exemple dans l’accompagnement de la troisième phrase débordante d’ardeur, de fougue et d’emportement. Sous son deuxième aspect, ce rythme tout aussi évident pourrait échapper à un examen superficiel. Chaque coup de ce martelage obsédant est, dans certaines mesures composées de huit croches, frappé par la première croche de chaque temps toujours situé plus bas que la seconde.

Tout un épisode commence peu après la première phrase. Il consiste en répliques alternantes des deux instruments, formées par une succession de groupes de quatre croches, dans lesquels la première croche de chaque temps marque ce rythme, une mesure sur deux, avec une précision rigoureuse. Dans la mesure intercalaire le coup frappé sur le second temps fait défaut.

Il se rencontre d’autres groupes de croches, mais en plus petit nombre dans lesquels ce rythme ne peut être vérifié en aucune façon.

Tout ce presto a une allure endiablée.

La deuxième phrase est à peu près la seule halte dans cette course effrénée : Elle revient deux fois : la première fois en mi majeur, la deuxième fois en la majeur. Autant le reste du presto est mouvementé, autant cette phrase est placide et calme. Le violon chante le premier cette reposante mélodie, soutenue par une harmonie d’une belle et sobre simplicité. Elle ne se termine pas par l’une des notes de l’accord parfait majeur de la tonique. Elle s’achève sur la seconde répétée cinq fois par le violon, tandis que passent au piano des accords aussi riches que variés. Le piano répète en mineur ce même chant et le prolonge par deux mesures adagio et un point d’orgue.

Après cette pause bienfaisante, les deux instruments repartent d’un train d’enfer.

Vers la fin du presto huit mesures adagio remplies chacune par un seul accord tenu, permettent de reprendre un peu haleine, après quoi l’allure reprend plus rapide pendant les dix-sept dernières mesures.

Dans son captivant roman intitulé : « la Sonate à Kreutzer », Tolstoï place dans la bouche de son principal personnage une curieuse appréciation de ce presto « Connaissez-vous, dit-il, ce presto : — Le connaissez-vous ? Oh ! Oh !… Elle est épouvantable cette musique et ce presto en est la partie la plus terrible. » La tirade est trop longue pour être reproduite. Le héros de Tolstoï déclare : « Cette musique a agi sur moi d’une façon incroyable ; il me semblait être en proie à des sentiments nouveaux, posséder une puissance que je m’ignorais ». Ailleurs il lui adresse le reproche suivant : « Cette musique provoque une excitation sans résultat. Une marche fait marcher, une danse fait danser, la musique sacrée nous conduit à l’autel, tout cela a un résultat… Ici, excitation, excitation pure sans but. » Il conclut : « C’est de là que viennent les dangers de la musique et ses conséquences parfois épouvantables. »

Ce jugement porté par le héros de Tolstoï sur le presto de la sonate à Kreutzer contient une très réelle part de vérité. Il est parfaitement erroné sur le point essentiel. Il se termine par un abominable blasphème.

Ce presto par les chocs réguliers qui caractérisent son rythme dominant, par ses développements impétueux et bouillonnants, par sa troisième phrase à la fois ample et ardente, stimule et excite au plus haut degré toutes les facultés de notre âme ; l’hyperesthésie qu’a dépeint Tolstoï ne pouvait résister aux toutes puissantes effluves que dégage ce presto. Il est absolument dans le vrai quand il déclare qu’après son audition « Il est en proie à des sentiments nouveaux d’une puissance extraordinaire. »

Mais s’il sent vibrer tout son être, il est incapable de discerner et de s’expliquer à lui-même la véritable nature de ces sentiments nouveaux d’une puissance extraordinaire.

Le personnage que décrit Tolstoï a toujours été dévoré par une jalousie plutôt instinctive que justifiée à l’égard de sa femme. Il affirme que ce sentiment était entièrement banni de son âme au moment où ce presto lui était joué par sa femme et un violoniste au physique avantageux. Il ne faut pas ajouter foi à cet apaisement momentané. Une jalousie réelle, bien qu’inconsciente, a paralysé en lui la faculté d’analyse. Il a violemment ressenti des sentiments nouveaux ; il n’a pu reconnaître quels ils étaient.

Il y a quelque trente ans, vint à Lyon un célèbre acteur d’Outre-Manche. Il joua en anglais le rôle d’Othello de Shakespeare. Les partenaires lui donnaient la réplique en français (tout comme pour Brisemeister l’an dernier dans l’Or du Rhin). La mimique de ce grand tragédien était incomparable. Sa voix savait admirablement exprimer toutes les nuances de la passion. Elle était tantôt douce, suave, amoureuse, tantôt elle laissait échapper les formidables grondements d’une colère terrifiante. Le public fut charmé, fasciné par cette voix quand elle caressait, saisi d’épouvante quand elle ressemblait aux roulements d’un tonnerre. Les quatre cinquièmes des spectateurs ont été fortement émus sans avoir compris le sens exact d’une seule des répliques du grand tragédien.

Il en a été de même du héros de Tolstoï. Il a beau ajouter : « La musique me transporte dans l’état d’esprit où se trouvait celui qui l’a écrite. Je mêle mon âme à la sienne et je le suis d’un sentiment à un autre. » Dans la circonstance il se vante ou plutôt s’illusionne. S’il avait mêlé son âme à celle de Beethoven, aurait-il déclaré que la musique du presto est de l’excitation pure sans résultat, affirmation absolument contraire à la vérité ?

Quels sont donc le sens et la nature des sentiments que suggère avec tant de véhémence, ce presto ? Dès la première phrase leur énergie et leur noblesse sont clairement indiquées. On n’a pas oublié qu’à cinq mesures d’un rythme vigoureusement scandé, succèdent trois mesures d’une majestueuse grandeur. On se figure construit de la sorte le chant d’un Tyrtée, commençant par des accents d’une mâle énergie et s’élevant jusqu’à un splendide appel aux plus nobles sentiments. Il ne s’agit point dans l’espèce d’un hymne guerrier.

Dans tout ce presto, Beethoven s’efforce avec une énergie obstinée dans la première phrase et certains développements, avec une éloquence calme et persuasive dans la deuxième phrase, avec un souffle ardent et grandiose dans la troisième phrase, de nous inculquer ce sentiment le plus pur et le plus élevé de tous, qui a nom l’enthousiasme. « L’enthousiasme, dit Madame de Staël, dans son livre de l’Allemagne, c’est l’amour du beau, l’élévation de l’âme, la jouissance du dévouement réunis dans un même sentiment qui a de la grandeur et du calme. »

De fait, après avoir entendu ce presto, on se sent la puissance de prendre une décision généreuse, d’accomplir un acte héroïque. On s’imagine pendant quelques instants être transporté dans un monde meilleur, loin des petitesses et des vulgarités de la vie quotidienne.

Le héros de Tolstoï obnubilé par la jalousie a complètement méconnu la portée philosophique et l’élévation morale de ce presto, le plus beau des trois mouvements de la sonate. La jalousie plutôt injustifiée de ce personnage le porta peu après l’audition de cette sonate a assassiner sa femme. Tel qu’il a été campé par Tolstoï, il n’est pas douteux que cet exalté aurait tôt ou tard tué sa femme dans un accès de jalousie maladive, quand même elle n’aurait jamais joué le presto de la sonate à Kreutzer avec l’élégant et robuste violoniste.

Parler à propos de ce presto des dangers de la musique, de ses conséquences parfois épouvantables, la considérer comme un excitant raffiné de la volupté, c’est un odieux mensonge, un exécrable blasphème. Ce presto est au contraire une ode enflammée exaltant et glorifiant les nobles sentiments sur lesquels Beethoven a toujours réglé sa vie, c’est-à-dire l’enthousiasme, le mépris de l’égoïsme étroit et mesquin, l’amour du beau.

À ce prodigieux presto succède un andante con variazioni.

Le thème est à 2/4 et en fa. Il se compose de deux phrases. La première phrase apparaît trois fois, au début, au milieu et à la fin. La seconde s’intercale dans les deux intervalles que lui laisse la première.

La première phrase est caractérisée par une accentuation presque constante sur le second temps sensible tantôt dans le chant, tantôt dans l’accompagnement. Les deux premières mesures offrent un exemple frappant de ce que la barre de mesure a d’artificiel. En effet les barres de mesure qui sont placées entre l’anacroux fa et la première note mi de la première mesure et entre l’anacroux et la première note do de la seconde mesure, paraissent l’une et l’autre séparer deux notes qui en réalité sont indissolublement liées. On commettrait en les détachant un grossier contresens.

La deuxième phrase est d’un rythme plus égal, moins syncopé. Elle comporte dix mesures. D’élégants trilles viennent se poser sur plusieurs notes des quatre dernières mesures.

Cet andante est très beau. Son style est large, presque religieux.

La première variation toute en triolets sautillants et en trilles éclatants a été écrite pour la plus grande gloire du piano. Le violon se contente de placer à des moments admirablement choisis, de discrets triolets du plus heureux effet.

La seconde variation c’est le Capitole des bons violonistes, la Roche Tarpéienne des autres. Formée exclusivement de groupes de quatre rapides triples croches, dont le plus souvent deux sont unies et deux délicatement détachées, elle monte jusqu’aux notes les plus aiguës que peut émettre le violon sans le secours des sons harmoniques. Elle est scintillante comme à la lumière un diamant de la plus belle eau, elle a la grâce et la légèreté du vol d’un papillon.

Dans les deux premières variations Beethoven a consenti a donner une légitime satisfaction au désir bien humain de briller que porte en lui tout virtuose. La troisième variation dont toute virtuosité est exclue, est voilée d’un nuage de tristesse. Certains sanglots dramatiques du violon et renforcent le caractère plaintif.

Dans la quatrième variation toute la virtuosité des deux instruments est à nouveau déchaînée. Chacun d’eux se livre à son tour à une profusion de traits plus étourdissants les uns que les autres. Le violon tire dans le registre le plus aigu un fantastique feu d’artifice de trilles pétillants. Cette variation est féerique. C’est l’alliance la plus parfaitement réussie de la plus brillante virtuosité et de la plus pure musicalité ; c’est un incomparable chef-d’œuvre du genre.

Après une mesure adagio commence une sorte de coda. Une transition merveilleusement ménagée ramène presque au complet la première phrase du thème de l’andante. C’est après les variations animées et étincelantes, une péroraison simple et calme.

Le presto final n’a pas été écrit pour la sonate à Kreutzer. Il faisait primitivement partie de la 5e sonate (œuvre 30 no 1) dont Beethoven le détacha. Il est à 6/8 et en la majeur. Son mouvement est excessivement rapide. C’est une sorte de tarentelle d’un entrain et d’un brio surprenants. Une charmante phrase à 2/4 coupe à trois reprises le rythme de tarentelle mais sans ralentir l’allure.

Des trois parties dont se compose la sonate à Kreutzer la plus belle est incomparablement le premier presto. À côté de lui l’andante con variazione occupe une place très honorable. La tarentelle finale n’est pas d’une valeur égale à celle des deux autres parties.

C’est pourquoi la sonate à Kreutzer ne doit pas être mise au premier rang des sonates de Beethoven pour piano et violon. La septième sonate en ut mineur écrite sous le coup d’une violente douleur et d’un profond désespoir est plus homogène et plus égale dans toutes ses parties. C’est à elle que revient la première place. Il en serait différemment si toutes les parties de la sonate à Kreutzer se maintenaient à la haute du premier presto.

Grâce à cette magnifique sonate, le nom de Rodolphe Kreutzer est à tout jamais sauvé de l’oubli. À la vérité, même sans la dédicace à lui faite par Beethoven, sa mémoire aurait survécu dans le monde des violonistes. Kreutzer est l’auteur de 40 excellentes études pour violon seul. Il a écrit 19 concertos estimés, quelques-uns d’entre eux seront toujours donnés comme morceaux de concours dans les conservatoires. Il a été violon solo, puis chef d’orchestre du Grand Opéra de Paris, virtuose de la Maison particulière de Napoléon Ier et de Louis xviii. Kreutzer a composé 40 opéras dont quelques-uns eurent un énorme succès. Qui s’en doute aujourd’hui ?

Kreutzer fit la connaissance de Beethoven à Vienne en 1798, au cours d’une tournée artistique en Europe. Ils se lièrent d’une étroite amitié. Kreutzer introduisit Beethoven à l’ambassade de France. L’ambassadeur était alors un général de 34 ans, Bernadotte. Le futur roi de Suède fit à Beethoven l’accueil le plus cordial.

Beethoven et Kreutzer faisaient souvent de la musique à l’ambassade dans des réunions tout intimes.

La sonate à Kreutzer a été écrite en 1803, tout simplement en vue d’un concert. Beethoven ne la dédia à Kreutzer qu’en 1805. Il l’avait déjà deux fois jouée en public deux ans auparavant avec Bridgewater, violoniste mulâtre.

Kreutzer ne se montra pas digne du grand honneur que Beethoven lui avait fait. Lui, qui avait vécu dans son intimité, que le Maître avait initié à sa musique en la jouant avec lui, déclara hautement cette sonate incompréhensible. Il ne voulut jamais la jouer.

Kreutzer ne fut pas le seul des grands virtuoses de l’époque à ne pas comprendre la beauté des plus magnifiques œuvres de Beethoven. Bernhard Romberg le plus illustre violoncelliste du temps, fit, au dire de Victor Wilder, preuve à l’égard du 7e quatuor en fa (œuvre 59) d’une aussi parfaite inintelligence. Il jouait pour la première fois cet admirable quatuor en 1812, à Moscou, dans les salons du prince Soltikoff. Tout d’un coup il jeta sa partie à terre, la foula aux pieds pour témoigner de son indignation d’avoir profané son talent à jouer de pareilles insanités.

L’aveuglement de Kreutzer et de Romberg pèsera toujours sur leur mémoire. Il doit être pour nous un enseignement. Il faut se garder de porter sur les œuvres modernes un jugement trop prompt ou trop absolu, uniquement parce que nous ne les comprenons pas.

Souvent critiques et virtuoses en arrivant à se former de la beauté une conception bornée dans laquelle ils s’immobilisent. Ils sont devenus incapables de suivre l’envolée du génie au-dessus des formules consacrées. Le talent vraiment supérieur peut être longtemps méconnu ; il finit tôt ou tard par triompher. Ceux qui l’ont dédaigné et bafoué sont voués à un renom d’inintelligence et d’aveuglement d’autant plus durable que l’œuvre incomprise par eux s’élève plus haut dans l’immortalité et la gloire.

(À suivre).
Paul Franchet.