Revue Musicale de Lyon 1904-03-23/Lieder français

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LIEDER FRANÇAIS

Je n’ai pas la prétention de raconter ici la glorieuse histoire du « Lied » français. Une telle étude — outre qu’elle risquerait fort d’être incomplète, malgré l’origine relativement récente d’un genre actuellement très cultivé dans notre pays — m’entraînerait à des considérations et dissertations, tant didactiques que musicales, dont je ne saurais assumer le fardeau. Je laisse donc à de plus autorisés la responsabilité d’une pareille tâche et me propose modestement, non de suivre pas à pas l’évolution scientifique et chronologique d’une forme musicale des plus intéressantes, mais d’en noter succinctement les caractères principaux et le développement naturel et spontané, voire la splendide floraison, chez quelques remarquables musiciens contemporains.

À vrai dire, d’ailleurs, une forme d’art ne présente guère ce que l’on est convenu d’appeler une histoire, dénomination qui ne satisfait qu’imparfaitement la précision de notre esprit. L’implantation, dans le génie d’une race, d’un nouveau genre — littéraire ou musical — ne peut se faire que par l’infiltration, lente et graduelle, d’une esthétique différente, dégagée de formules vieillies et débarrassée d’entraves démodées. Et ici la question se complique d’une ambiance spéciale, résultat de nombreux siècles d’antagonisme cérébral, entre l’expansion, bruyante et ensoleillée, des compositeurs italiens, et les « brumes » classiques des musiciens scandinaves. Il y a longtemps que l’on a fait remarquer quelle reconnaissance notre génie français, tout de clarté et de mesure, devait à sa situation privilégiée, également distante des nervosité méridionales et de la philosophie allemande.

Comment alors expliquer l’apparition en France, du « Lied » véritable, d’origine germanique ou norwégienne, fusion de la mélodie pure, du poème chanté et de la chanson populaire, issue du folklore national ? On peut, à mon sens, faire remonter l’origine de ce mouvement à l’évolution colossale, qui balaya, il y a quelque trente ans, les formes alors usitées, pour en agrandir le cadre, en rajeunir l’esprit, en vivifier l’essence d’un exclusivisme étroit et rigoriste.

Cette crise a embrassé les branches les plus diverses de la production musicale contemporaine. Toutefois, il semble que le genre dramatique ait devancé le progrès de la symphonie et de la musique de chambre, et que le théâtre ait tracé la voie au concert. Je n’ai pas à répéter ici l’œuvre énorme de Wagner ; dans l’immense sillon, creusé par le génie de ce colosse, le drame musical apparaît maître indiscuté des scènes modernes et du public contemporain, vainqueur, presque sans combats, commodément installé sur les ruines du vieil opéra national. Sous l’influence de cet élargissement de cadre et de but, notre musique se socialise ou, si vous préférez, se libéralise. Ébauché par les Primitifs, développé par Bach, Gluck et Wagner, ce geste s’amplifie magnifiquement avec Franck et d’Indy, qui introduisent pour la première fois, dans notre conception symphonique, la Charité et l’Amour, mettant ainsi à la portée de tous les épris de beauté, riches d’une ardente et noble curiosité, mais pauvres, souvent, d’une instruction sommaire et d’une éducation incomplète, les trésors de l’art, jusque-là réservés à une seule élite. C’est à cette noble et fière conception de l’artiste « destiné à servir et à contribuer, par ses œuvres, à l’enseignement et à la vie des générations, qui viendront après lui »[1], que se rattache la grande « Action musicale », entreprise et menée à bonne fin par les vaillants fondateurs de la Schola Cantorum, propagateurs du Beau et apôtres désintéressés de l’éducation et de la décentralisation par la musique ; des chefs-d’œuvre avaient servi de point de départ à cet élan d’enthousiasme et d’ardeur juvéniles : la Rédemption, du père Franck, le plus pur des croyants, les Béatitudes, du même génial auteur, pages mystiques, d’une adorable ferveur. D’autres chefs-d’œuvre furent éclos, dans la même atmosphère de piété et de sacrifice, le Chant de la Cloche, l’Étranger, et surtout l’admirable Cours de Composition, de Vincent d’Indy, ouvrage d’un penseur et d’un apôtre, monument destiné à révolutionner l’esthétique musicale, condamnation sans appel de l’enseignement officiel des Conservatoires. Car, ne vous y trompez pas, telle est la voie, large et claire, où semble actuellement s’engager une notable partie de notre musique française, pour la plus complète réalisation de la devise de l’Etranger : « Aimer les autres, servir les autres, voilà ma seule joie, mon unique pensée. »

En disant que notre Art national se libéralise, dans le sens que je viens d’indiquer, je ne prétends pas d’ailleurs, qu’il s’affranchisse de toutes règles. Jamais, au contraire, nos compositeurs ne furent aussi soucieux de la justesse de l’expression, de la richesse de la forme, de l’adéquation complète de la parure musicale avec l’idée du poème. Mais notre musique, jadis art de luxe, art pour riches, s’humanise, au contact des douleurs de la vie ; grande sœur, avide de dévouement, elle s’incline vers nos misères innombrables et s’attendrit au spectacle de nos faiblesse. C’est ainsi, je le répète, qu’il convient d’interpréter le programme éducateur si élevé de la Schola, l’émouvant symbole de l’Étranger, ainsi que les aspirations de Louise, l’œuvre si pittoresque de Charpentier, dangereuse peut-être, quant à la doctrine, mais belle de générosité insouciante et de juvénile spontanéité.

J’ai parlé d’ouvrages symphoniques modernes, se rattachant au concert, non au théâtre. En arrivant ainsi au domaine de la musique pure, je crains de m’être laissé entraîner par la fécondité du sujet, séduire par l’idée engageante de la généralisation. Il semble téméraire de vouloir expliquer, par une évolution analogue, l’éclosion vigoureuse du poème symphonique moderne, la conception du drame musical wagnérien, la naissance de la Schola et du Lied français. Un point commun rattache cependant ces genres a priori très différents : l’émancipation ou la socialisation de la musique, dans le sens où je l’ai expliqué plus haut. Effrayés peut-être par les hauteurs vertigineuses où Bach et Beethoven avaient pu porter la conception symphonique, et découragés par l’ultime perfection de tant de nobles chefs-d’œuvre, les compositeurs abandonnèrent insensiblement le domaine, aride et sévère, de la pure symphonie, pour les régions fertiles et alors inexplorées du poème symphonique. Les musiciens de l’École Russe, notamment, furent séduits par l’éblouissante perspective de contrées immenses à exploiter, où leur luxuriante imagination et leur fantaisie brillante d’Orientaux du Nord pussent, à leur aise, se dépenser, dans une libre insouciance du cadre et du plan symphonique. Il est presqu’inutile, à ce sujet, que je rappelle à votre mémoire les nostalgiques impressions, notées par Borofine, dans la délicieuse Petite Suite, ou l’admirable tableau Dans les Steppes de l’Asie Centrale. Vos oreilles ne peuvent avoir oublié les débauches orchestrales d’Antar, la prestigieuse symphonie descriptive de Rimsky-Korsakow non plus que les ouvrages similaires de César Cui ou le Balakirew. Antérieurement, Berlioz, en France, Liszt, en Allemagne, avaient tracé la voie aux esprits curieux de nouveauté et de pittoresque, mais ce n’est guère que beaucoup plus tard que la Fantastique ou Harold, les Préludes ou Mazeppa obtinrent auprès du public des grands concerts, un regain de popularité dû au romantisme un peu clinquant d’une fantaisie échevelée. Entre temps Saint-Saëns profitait — ingénieusement et génialement — de la découverte de ses devanciers et faisait applaudir d’indiscutables chefs-d’œuvre : la Danse Macabre, Phaëton, le Rouet d’Omphale, la Jeunesse d’Hercule.

Puis ce fut le triomphe du vérisme et du coloris le plus chatoyant, avec les célèbres Impressions d’Italie, de Charpentier, et, plus récemment, l’impressionnisme débussyste avec les Nocturnes, le Prélude à l’Après-midi d’un Faune, la Damoiselle Elue[2]. Les tendances audacieuses de ces derniers ouvrages, ainsi que la réclame tapageuse et vraiment excessive, faite ces derniers mois autour du génie déséquilibré de Berlioz, semblent avoir provoqué quelque émotion, parmi les fidèles d’une forme séduisante, certes, mais dangereuse par l’extériorisme même de ces qualités et les abus qu’elle peut entraîner. Et, de fait, la jeune École française, issue de Franck et de d’Indy, n’a pas hésité à abandonner une voie encombrée de non-valeurs habiles à pasticher des procédés devenus communs, des formules faciles et vides. Grâce à des jeunes et déjà célèbres talents (les récents succès, remportés par MM. Guy-Ropartz, Henri Rabaud et Witkowski, en sont une preuve irréfutable) nous revenons peu à peu à un art plus sincère et moins clinquant, plus profond aussi et plus vrai, par ce qu’il présente d’intime et d’éternellement humain.

De semblables qualités rendent infiniment durable la conquête du « lied » moderne : de même que notre esthétique dramatique s’écarte de plus en plus de la conception, qui nous valut la Norma, Guillaume-Tell, ou La Favorite, ainsi sous l’influence de Schubert, Schumann et Grieg sont à jamais disparues du domaine musical la sentimentalité pleurarde et l’incohérente vacuité de la romance de nos père. Qui songe encore à feuilleter les mélodies de Mlle Eugénie Mathieu ou de la Baronne de Rothschild ? Et les innombrables recueils de Meyerbeer, Georges Itasse ou Th. Dubois, qui donc en conserve la mémoire ? Si les excès mêmes du poème descriptif nous ont mis en garde contre de trop habiles et grossières contrefaçons, pour nous faire aimer davantage les beautés plus immatérielles et plus sûres de la symphonie, il semble désormais impossible d’abandonner la forme parfaite créée par Schubert, amplifiée et popularisée par Schumann et Grieg. Toutefois l’évolution de notre goût national paraît somnoler encore à mi-chemin.

Si les jeunes filles, dans les derniers salons où l’on chante[3], n’osent plus roucouler la Valse de Faust, Sombres Forêts ou La Colombe de Gounod, elles se laissent encore volontiers séduire par les grâces expertes de M. Massenet, les élans passionnés de feu Mme Holmès ou les lieux communs de M. Tchaïkowski. Pour ma part, je sais tel Noël Païen et telle Sérénade, non détrônés de sitôt, auprès de musiciennes d’ailleurs excellentes. Il faudrait pourtant bien que l’on sache que — depuis les Enfants ou les Coccinelles, que même depuis les adorables Roses d’Ispahan du Maître et créateur incontesté du Lied français — nous avons fait du chemin et que notre bagage artistique national s’est considérablement augmente sinon perfectionné, en musique de chambre. Caractériser ce mouvement, en marquer les étapes principales et définitives, parmi la diversité des points de vue et les différences des formules, tel est le but que nous nous proposons dans cette étude. Malheureusement, les documents manquent encore, tant l’évolution fut lente et régulière, sous l’influence de la symphonie, du drame musical et surtout du poème descriptif. Et comment expliquer chez un même musicien de Lied — prenons, par exemple, M. Fauré, le plus exquis de nos Minnesinger modernes — la transformation du but précis et de l’esthétique générale, quand nous passons, d’une manière ancienne, encore soumise aux inévitables contingences de l’École, à une conception, plus vaste de la mélodie et du poème chanté ? Certes, la facture et les qualités d’inspiration de la nostalgique Chanson du Pêcheur (op. 4), du Chant d’Automne (op. 5) ou, de l’Absent sont loin d’égaler — malgré une belle sincérité d’accent et de délicieuses trouvailles harmoniques — l’ampleur puissante et l’étonnant lyrisme de la Bonne Chanson ; mais comment « expliquer » et non « constater » de si profondes différences ? La question se pose, plus générale, à propos de la formation du Lied lui-même et de ses rapports artistiques avec ses ancêtres plus ou moins lointains, la Chanson populaire — toujours vivante, d’ailleurs, et d’un caractère très spécial — et la Romance heureusement disparue de la vie moderne.

Il n’est pas difficile de sentir le monde, qui sépare les Mélodies de Bizet, d’ailleurs délicieuses, des Proses lyriques de Debussy ou des Enfantines de Moussorgski ; il semble impossible de donner quelque définition, résumant le chemin parcouru et caractérisant les genres, différents, certes, mais non opposés, quant à l’essence même du postulat artistique. Je laisse à de plus doctes le soin de résoudre un problème des plus captivants et des plus actuels, et me bornerai à noter les contradictions apparentes et le progrès réel. Autant le convenu et l’artificiel triomphaient dans la Romance, banale et souvent en complet désaccord avec la poésie, qui en était le prétexte, non l’essence, autant le Lied, produit du sol natal, tient à nos fibres les plus secrètes, par de fréquents emprunts aux vigoureuses floraisons des thèmes nationaux, autant son domaine naturel est vaste, fait d’espace libre et d’apparente insouciance des seules limites que la raison et le goût imposent à son extension infinie. Si la Romance était le cadre étroit, l’enveloppe vulgaire, le Lied ne serait-il point le tableau lui-même, l’œuvre d’art, universelle et humaine, par ses origines et ses attaches ? Aujourd’hui, l’« intimité » s’est substituée au « sentimentalisme » vague d’où naquirent Werther et la Fantastique. Actuellement, disait notre distingué collaborateur, L. Aguettant, dans une remarquable étude, consacrée à Gabriel Fauré[4] — « le Lied attire singulièrement les meilleurs d’entre nos musiciens. Sur les bords de ce lac que l’on nous disait inaccessible, M. Saint-Saëns promena ses nostalgies d’Orient, et M. Massenet ses grâces expertes d’Occidental lassé. La muse d’Ernest Chausson aimait ces eaux pensives ; elle y inclina longuement sa grave douceur ; celle de M. Henri Duparc, y vint épancher une blessure mystérieuse. Une autre muse au trivial cortège troubla le recueillement du site, trop bruyante, étant de Montmartre. Et je vois des passants nouveaux, dignes de ces nobles rives : M. Charles Kœchlin, M. Charles Bordes, M. Debussy… »

Une telle description est un programme : je m’efforcerai de le suivre et de faire comprendre, sinon aimer, les nobles artistes, dont tant de musiciens ignorent jusqu’aux noms estimés. Trop heureux si je puis vaincre l’impitoyable et lâche adversaire des penseurs originaux, des musiciens sincères à la recherche d’un nouvel et plus haut idéal, l’aveuglement volontaire de la critique, l’indifférence veule des foules.

(À suivre).
Henry Fellot.

  1. Vincent d’Indy. — Cours de Composition.
  2. Nous laissons volontairement de côté, dans ce rapide historique d’un genre déjà peut-être en décadence, l’œuvre considérable de l’Allemand Richard Strauss, dont le grand talent ne semble pas devoir fonder une école, digne de continuer les traditions de la belle École Germanique, si déchue aujourd’hui de son ancienne splendeur.
  3. Car l’habitude se perd — chez nombre de musiciens — de « faire de la musique » ; on se contente, aujourd’hui de « causer musique », ardemment d’ailleurs, sur la foi des critiques et souvent sans connaissance sérieuse des œuvres.
  4. « Courrier Musical » (6e Année, no 3).