Revue Musicale de Lyon 1904-03-23/Musiques d'Église

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Musiques d’Église

(suite)

En 1883, Dom Pothier fit paraître le Liber Gradualis. L’auteur ou plutôt les auteurs de cette édition, s’appuyant sur la parfaite conformité entre eux des manuscrits antérieurs au xvie siècle, publiaient un texte qui est substantiellement celui du manuscrit de Montpellier, mais le traduisaient d’après les manuscrits avec les formes des anciennes notes et des anciens groupes qui favorise grandement l’intelligence du texte musical ; de plus, ils énonçaient une méthode d’interprétation nouvelle et rationnelle. Don Pothier offrit son livre au Pape qui remercia et félicita l’auteur, tout en faisant observer que ces félicitations n’enlevaient rien de leur autorité aux décrets précédents qui demandaient l’adoption universel de l’Édition officielle. En 1894, après de nouvelles discussions aussi passionnées dans lesquelles on allait jusqu’à attaquer l’honorabilité du Cardinal Bartolini, qui avait concédé en 1873 le privilège pour l’officielle, et celle de l’éditeur Pustet, nouveau décret de Léon xiii confirmant les précédents et exprimant de nouveau le désir, presque un ordre, de voir adopter partout l’Édition officielle.

On ne pouvait cependant fermer les yeux sur les évidents progrès du mouvement archéologique ; les savants travaux des Bénédictins de Solesmes, les exécutions remarquables obtenues même avec des chanteurs sans culture musicale, montraient que le texte des manuscrits était incomparablement supérieur au texte officiel, et facile à chanter en raison même de son intégrité. Nombre de communautés et même de diocèses adoptaient l’édition des Bénédictins ; la Schola Cantorum de Paris exécutait et poussait ses adhérents à exécuter le plain-chant traditionnel ; l’édition officielle ne pouvait résister à une comparaison attentive de son texte avec celui de l’édition dite grégorienne. À Rome même, on commençait à s’apercevoir qu’à vouloir restaurer l’unité du chant liturgique, il valait mieux la restaurer en se servant d’un texte scientifiquement reconnu comme authentique, et d’ailleurs esthéti- quement supérieur. Le Souverain Pontife Léon xiii consulté à plusieurs reprises, laissait enfin la liberté d’adopter l’édition grégorienne. Des manuels pratiques se composèrent Kyriale, Livre usuel, Paroissien, Manuel de la messe et des offices, tous suivant les textes des Bénédictins[1]. De hautes personnalités ecclésiastiques se prononcèrent nettement pour l’adoption de l’édition grégorienne.

Le cardinal Vaughan demanda, pour sa cathédrale de Londres, des Bénédictins qui devaient chanter l’office quotidien d’après les mélodies anciennes ; à ce moment même, les succès de Don Perosi attirèrent l’attention sur les sources grégoriennes de certaines de ses inspirations, et sur les cloîtres, tout grégoriens eux aussi, où il avait complété sa formation musicale. Déjà, le cardinal Sarto, patriarche de Venise, ne voulait pas d’autre chant que le chant traditionnel restauré. Bref, en Italie, en France, en Angleterre, l’opinion était toute prête à accueillir avec joie les paroles d’autorité du patriarche de Venise devenu le Pape Pie x. On sait maintenant de quel côté vont les préférences raisonnées et enthousiastes à la fois du Souverain Pontife : « En d’autres temps, on ne connaissait du chant grégorien que des livres incorrects, altérés, tronqués. » Voilà jugée l’édition médicéenne, dite officielle ! « Mais les études poursuivies dans ce domaine avec le plus grand soin et durant de langues années par des hommes remarquables, très méritants de l’art sacré, ont changé la face des choses. Rétabli d’une manière aussi satisfaisante dans sa pureté primitive, tel qu’il nous fut transmis par nos pères et tel qu’il se trouve dans les manuscrits des diverses églises, le chant grégorien apparaît doux, suave, très facile à apprendre et d’une beauté si nouvelle et si imprévue que là où il a été introduit, il n’a pas tardé d’inspirer parmi les jeunes chanteurs un véritable enthousiasme. » Pour qui connaît l’histoire, les vicissitudes du chant ecclésiastique, il est évident que le Souverain Pontife a ici en vue l’édition récente des Bénédictins. À vrai dire, il ne la nomme pas ; avant de l’imposer à l’Église, il attendra sans doute quelque temps, mais c’est indubitablement elle et elle seule qu’il a en vue.

De ce que l’édition des bénédictins, dite grégorienne, pour la distinguer des autres, plus arbitrairement conçues, est préférée par le Pape, est-ce à dire qu’elle soit, sans contestation possible, la reproduction fidèle de l’œuvre même de S. Grégoire-le-Grand ? Non. Elle s’inspire, il est vrai, des manuscrits, mais le manuscrit le plus ancien qu’on possède, celui de S. Gall, ne remonte pas au delà du ixe siècle. Il y a donc, entre S. Grégoire et ce premier manuscrit, deux siècles entiers dont nous ne possédons pas de manuscrits, le viie et le viiie. Cette solution de continuité ne nous empêche-t-elle pas de conclure à l’origine grégorienne de notre chant ? Nous ne le croyons pas. Assurément, il nous est impossible d’affirmer catégoriquement que notre chant est celui même de S. Grégoire ; mais, si tous les manuscrits que nous possédons, d’où qu’ils viennent, s’accordent à nous donner une mélodie identique, n’est-ce pas parce que tous viennent d’une source unique, autorisée et obligatoire que la tradition unanime nous dit être les livres liturgiques de S. Grégoire-le-Grand ?

Une fois donnés les quelques renseignements historiques nécessaires, il nous faut passer à une étude sommaire elle aussi, de la technique musicale elle-même du chant que désormais, nous appellerons de son vrai nom le chant grégorien, pour qu’on ne le confonde pas avec ce qu’on est convenu de nommer plain-chant, et qui n’est souvent qu’un monotone chapelet de notes sans suite, et pour qu’on sache bien que toutes nos indications et nos références porteront sur le texte des livres de Solesmes.

(À suivre)
Jean Vallas.

  1. L’éditeur Poussielgue vient de faire paraître tout dernièrement un manuel des offices destiné aux collègues libres, et préparé par M. A. Gastoué. Pourquoi ce manuel, conçu d’une façon pratique, en notation musicale, n’est-il pas en parfaite conformité avec le texte des Bénédictins ? Ce der nier texte est très suffisamment au point pour qu’il soit inutile et même nuisible et regrettable d’y introduire des modifications, si légères soient-elles. Une édition existe, adoptée partout avec faveur ; on est sur le point d’arriver à l’unité, et voilà qu’un partisan déclaré des méthodes et des textes Bénédictins propose déjà des changements ! Nous savons telle communauté qui aurait immédiatement choisi le manuel de M. Gastoué, et qui lui préfèrera le manuel de Desclée, conforme, lui, et strictement, et complètement, aux textes du Liber Gradualis et du Liber Antiphonarius de Solesmes.