Revue Musicale de Lyon 1904-04-06/Lieder français

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Texte établi par Léon Vallas (p. 1-3).
LIEDER FRANÇAIS
(suite)

Charles BORDES

M. Bordes est certainement l’un des hommes les plus occupés de France : tour à tour maître de chapelle, organiste, professeur de chant, impresario, ce musicien d’une extraordinaire activité trouve encore le temps de se livrer à la composition, et d’écrire de délicieux Lieder, auxquels nous sommes heureux de consacrer quelques lignes trop brèves. Certaines de ces œuvres ont déjà plusieurs années d’existence, mais Bordes avec cette belle insouciance pour le succès personnel qui le caractérise, se préoccupait beaucoup plus de propager la connaissance des grandes œuvres polyphoniques du xvie siècle ou des cantates religieuses de J.-S. Bach que de publier ses productions et de forcer la résistance des éditeurs. Ce n’est que tout récemment que les mélodies du jeune compositeur ont été gravées par le bureau de l’Édition Mutuelle de la Schola Cantorum, c’est-à-dire en partie aux frais de l’auteur, des adhérents et de généreux souscripteurs.

Charles Bordes est né à Vouvray (Indre-et-Loire), le 12 mai 1863, d’un père ardennais et d’une mère tourangelle. Il eut pour professeur César Franck, et fit preuve, dit-on, comme élève, d’une précocité peu commune. Il produisit avec facilité, mais la plupart de ses œuvres de jeunesse ont été détruites. Nommé en 1887, maître de chapelle à Nogent-sur-Marne, il tint cet emploi pendant trois ans ; en 1890, il vint l’exercer à Paris, en l’église Saint-Gervais. « C’est de cette époque que datent les premiers efforts de restitution des chefs-d’œuvre musicaux religieux dans cette église. Élève de César Franck, Charles Bordes n’avait pas appris à connaître les primitifs religieux, car, à cette époque, ils n’étaient guère connus en France, et aucun cours de composition n’enseignait leurs œuvres. Mais, à défaut de leur connaissance, C. Franck communiqua à son élève le don de les aimer et un peu du saint enthousiasme dont son âme débordait. » Charles Bordes pénétra dans l’église et « fut saisi par la hardiesse de la nef, entrevue derrière l’autel par une journée basse et pluvieuse de mars, qui laissait errer sous la voûte des vapeurs violettes. » Quel beau vaisseau pour faire de la musique ! » s’écria-t-il. Dès lors, la vieille âme de la pierre avait parlé à l’âme de l’artiste, et, de leur communion, devaient sortir un jour des flots d’harmonie[1].

Les premières exécutions que dirigea Bordes à Saint-Gervais, n’eurent rien de palestrinien et furent données seulement pour attirer l’attention des dilettante sur la vieille église. Exécution de la messe de Franck, puis première audition, à Paris, de l’œuvre posthume de Robert Schumann, avec soli, chœurs et orchestre ; exécution de la deuxième Béatitude de C. Franck et du Cantique de l’Avent, de Schumann, œuvres admirables et toutes deux jouées pour la première fois, à Paris ; exécution de la messe en mi bémol de Schubert, enfin, exécution à deux chœurs, sur les deux tribunes du transept, du Stabat, de Palestrina et du Miserere d’Allegri (Jeudi-Saint de 1891).

La Semaine Sainte de 1892 contribua beaucoup à établir la réputation des exécutions de Saint-Gervais et permit la création de la Société des Chanteurs de Saint-Gervais, fondée aussitôt ; en effet, quelques jours après Pâques, Charles Bordes ayant profité de la paye des chanteurs pour leur demander avant qu’ils ne fussent dispersés, s’ils consentiraient à se grouper en Société d’exécution, dans le but de chanter l’immortelle musique des maîtres du xvie siècle…, sur les soixante à quatre-vingt chanteurs qui avaient pris part à la Semaine Sainte, vingt-quatre acceptèrent. Malgré les offres de Charles Bordes, de dépenser en cachets les quelques mille francs qu’avait donnés la Semaine Sainte, les chanteurs travaillèrent toujours avec un rare désintéressement, et la somme ne fut distribuée qu’en indemnités d’exécutions. (De cette époque date l’Anthologie des Maîtres religieux primitifs, qui renferme actuellement plus de vingt messes). Des statuts définitifs furent établis donnant à Charles Bordes le titre de président-directeur-fondateur pour vingt années.

L’hiver de 1893-94 vit éclore les premières grandes exécutions publiques et laïques, pour lesquelles se joignirent à Charles Bordes deux artistes de valeur : M. Eugène d’Harcourt, homme énergique et d’initiative, fondateur des concerts éclectiques de la rue Rochechouart, et M. Alex. Guilmant, organiste au Trocadéro.

En janvier et février 1894 fut inaugurée avec un immense succès, la première série annuelle de Cantates d’Église de Jean-Sébastien Bach. C’est alors que la situation des Chanteurs de Saint-Gervais solidement établie, en tant que Société d’exécution artistique, Charles Bordes songea à développer en province l’action qu’il avait entreprise. Dans ce but, il conçut la création d’une Société réunissant les bonnes volontés, malgré les maîtrises parisiennes qui, toutes, à de rares exceptions près, étaient hostiles, et d’un journal qui servirait de trait d’union entre ses membres et irait porter au loin la bonne parole. Trois hommes éminents vinrent en aide au dévoué Bordes : Guilmant, Vincent d’Indy et Bourgault-Ducoudray. Et telle fut l’origine de la Schola Cantorum, fondée pour encourager l’exécution du plain-chant, selon la tradition grégorienne ; la remise en honneur de la musique palestrinienne ; la création d’une musique religieuse moderne ; l’amélioration du répertoire des organistes, et de son Bulletin mensuel, La Tribune de Saint-Gervais, d’où je tire la plupart de ces renseignements.

Le titre Schola Cantorum, proposé par Charles Bordes, avait réuni immédiatement tous les suffrages, bien que choisi un peu hâtivement, car il ne semble pas embrasser toutes les branches susceptibles de se développer, dans une Société comme celle qui allait se fonder. Et, de fait, la nouvelle école ne fut pas seulement une école de chanteurs, dans le sens strict du mot, ce fut une école de musique, où se poursuit par l’édition, l’étude et le concert, le triomphe de l’idée directrice de l’œuvre : la propagande de la musique vraiment belle.

Il n’est pas dans mon programme de détailler ici le mécanisme intérieur et la vie intime de la Schola, depuis sa fondation (1896) jusqu’à nos jours. J’ai voulu m’arrêter quelque peu à son histoire, parce que sa fondation est — en dernière analyse — la principale œuvre de Bordes qui tira le plus grand profit de la fréquentation des maîtres de l’École polyphonique religieuse, en écrivant lui-même, ainsi que nous le verrons prochainement, de nombreuses et intéressantes pages, destinées à l’église.

La Schola présente un autre et considérable avantage, que je n’aurais garde de passer sous silence tant l’intérêt en est actuel : elle est certainement l’institution la plus efficace, destinée à accomplie la décentralisation et l’éducation musicale de notre pays. Pour parvenir à cette double fin, les chanteurs se montrèrent infatigables, et, sous la conduite du vaillant Bordes, entreprirent (1894) ces voyages de propagande artistique, qui les rendirent bientôt populaires, eux et la vieille musique, qu’ils répandent avec générosité.

La Schola est en somme un cénacle de bonne musique, et c’est pour agrandir encore ce cénacle qu’elle cherche à faire naître, en province des Sociétés similaires poursuivant le même but, ayant un programme analogue au sien, sinon dans toutes ses parties, au moins dans quelques-unes et selon les milieux où les initiatives viennent à se produire. Celà, elle l’a fait dans plusieurs villes, et récemment avec le plus grand succès à Marseille, Nîmes, Montpellier — si je ne me trompe — Lyon enfin, toutes cités actuellement dotées, de Schola populaires, dont l’entrée est ouverte à tous les épris d’art, à toutes les bonnes volontés, à toutes les bourses.

Toutefois, pendant l’été de 1900, Bordes et ses Chanteurs restèrent à Paris et se firent connaître au public cosmopolite attiré par l’Exposition universelle, grâce aux auditions données en la minuscule église de Saint-Julien-des-Ménétriers, construite dans le Vieux-Paris de Robida. Le succès matériel de ces exécutions permit à Charles Bordes de développer sa fondation de la Schola Cantorum et de la transférer de la rue Stanislas à la rue Saint-Jacques, dans l’ancien couvent des Bénédictins anglais. Pour l’inauguration de cette école, M. Vincent d’Indy énonça, devant un auditoire d’amis et d’élèves, les principes qui dirigeraient l’enseignement musical auquel il préside avec le concours de M. Guilmant pour l’orgue et de Ch. Bordes pour le chant.

Il y a deux ans, par une décision vraiment brutale et stupéfiante, dans sa forme laconique, le conseil de fabrique réduisit le traitement du maître de chapelle de Saint-Gervais et supprima sans ambages les dévoués chanteurs coupables probablement d’avoir méprisé pour un art plus pur les fabricants de ces fadasses « sucreries de piété », qui indignaient si fort Charles Gounod, un compositeur de musique religieuse, dont on ne contestera pas l’impartialité, en semblable matière. Charles Bordes, ainsi obligé à rompre son engagement envers l’église qu’il avait rendue célèbre, put dès lors s’adonner avec plus de loisirs, à l’administration de la Schola et aussi à la composition. Dans un prochain article nous étudierons les captivants Lieder de cet artiste, dont la sommaire biographie qui précède permettra — nous l’espérons, du moins — de goûter, avec plus de fruit, l’originalité et le talent. (À suivre)

Henry Fellot.
  1. La Tribune de Saint-Gervais : Dix années d’action musicale religieuse (6e  année, 3 et suivants). En brochure, à l’Édition Mutuelle de la Schola.