Revue Musicale de Lyon 1904-04-06/Liszt et Wagner

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J. Tardy,
Texte établi par Léon Vallas (p. 4-7).

LISZT et WAGNER

À propos de la « Tétralogie »

Richard Wagner inconnu en Allemagne comme en France, séjournant à Paris en 1840, avait été présenté par M. Schlesinger au grand Liszt déjà dans toute sa gloire majestueuse ; ce fut aussi de Paris (25, rue du Helder) qu’il adressa, au célèbre Hongrois sa première et très modeste lettre datée du 23 mars 1841. Dès lors, pendant 42 ans, la correspondance entre les deux musiciens, devenus d’abord amis admirables, puis beau-père et gendre, ne devait plus se clore : les gradations dans l’amitié et l’affection sont assez rapides. Le ton reste respectueux chez R. Wagner jusqu’en 1849 ; alors grâce aux puissantes interventions de Liszt, Wagner a pu fuir Dresde et les tribunaux militaires toujours expéditifs, traverser l’Allemagne et débarquer à Rorschach le 19 mai 1849. Sauvé et libre sur la terre hospitalière de la Suisse il se hâte de remercier Liszt et dès le 5 juin le tutoiement fraternel s’établit entre le Hongrois ami de tous les souverains d’Europe et le Saxon banni. Les tristesses de l’exil, le découragement, les amertumes variées du cœur, l’éloignement des théâtres allemands, la pauvreté, les soucis de santé, l’abandon, feront de toutes les lettres de Wagner un lamento continuel s’accentuant toujours jusqu’au jour rayonnant de la venue du Chambellan bavarois apportant l’appel sauveur du très noble Louis ii de Bavière : les encouragements intellectuels, la fermeté du cœur, le dévouement le plus absolu, l’abnégation la plus méritoire en face parfois de soupçons dûs au malheur persistant, les secours pécuniaires fréquents, l’entêtement fraternel auprès des Rois et des gouvernements allemands pour obtenir l’amnistie, font de toutes les lettres de Franz Liszt la couronne la plus admirable à sa mémoire aimée et vénérée. R. Wagner une fois tranquille se remit promptement au travail, prenant aussi l’habitude de tenir au courant son ami, lui demandant conseil, sollicitant ses amis, lui soumettant plans et projets, compositions et poèmes et, dès 1857, dans leur correspondance très active, nous pourrons suivre les phases successives de la création de la Tétralogie jusqu’au fameux arrêt de construction daté de Zurich 1857, formulé dans la phrase mélancolique bien connue.

« J’ai conduit mon jeune Siegfried dans la belle solitude des bois, je l’ai laissé là sous le tilleul et je lui ai fait mes adieux en pleurant des larmes d’attendrissement[1]. »

« Un grand orage, une grande passion, bouleversaient alors l’âme et le cœur de Wagner : la torche d’Iseult flambait et la blessure de Tristan ruisselait…

J. Tardy.

Voici les premières lettres[2] concernant la Tétralogie :


Excellent ami, quelques mots seulement pour te donner de mes nouvelles.

J’ai complètement achevé mon poème du jeune Siegfried. Il m’a fait grand plaisir, en tout cas c’est ce que je devais faire et c’est ce que j’ai fait de meilleur jusqu’à ce jour. J’en suis vraiment heureux.

Zurich, 29 juin 1851.
R. W.


Dieu comme je suis heureux d’avoir fait mon jeune Siegfried. Il me délivre une fois pour toutes du métier d’écrivain et de journaliste. Ce mois-ci je vais achever de bien rétablir ma santé, afin de me jeter tête baissée dans la musique. Je t’enverrai la copie du poème par Uhlig[3].

Zurich, 11 juillet 1851.
R. W.


Quant à toi, mon cher Liszt, je te dirai forcément que ma résolution d’écrire un nouvel opéra pour Weimar a subi des modifications si essentielles que je ne puis plus guère l’admettre comme telle.

Apprends donc l’histoire rigoureusement vraie du projet d’artiste qui m’occupe depuis assez longtemps, et la tournure qu’il a dû prendre fatalement.

Pendant l’automne de l’année 1848, je commençai par esquisser le mythe complet des Niebelungen, tel qu’il m’appartient désormais à titre de propriété poétique. Une première tentative faite pour donner une des catastrophes principales de la grande action comme drame à jouer au théâtre, fut la mort de Siegfried. Après de longues hésitations j’étais enfin (automne de 1850), sur le point d’ébaucher l’exécution musicale de ce drame, lorsque l’impossibilité encore une fois reconnue par moi, de le représenter n’importe où d’une manière satisfaisante, me détourna de cette entreprise. Pour sortir de cette désespérante situation d’esprit, j’écrivis le livre intitulé : Opéra et drame. Mais au printemps dernier, tu m’as tellement électrisé par ton article sur Lohengrin que je me remis aussitôt avec entrain à l’exécution d’un drame, par amitié pour toi. Je te l’ai écrit à cette époque. Cependant, la mort de Siegfried, était impossible pour le moment, je le savais ; je voyais bien qu’il fallait préparer son apparition par un autre drame, et c’est ainsi que j’adoptai un plan que je caressais depuis longtemps, celui qui consiste à faire du jeune Siegfried, le sujet d’un poème : dans ce drame, tout ce qui est, soit raconté, soit supposé à moitié connu dans la mort de Siegfried, devait être présenté d’une manière vraiment objective en traits vifs et lumineux. Ce poème fut vite ébauché et achevé.

Ce « jeune Siegfried » n’est lui-même qu’un fragment et il ne peut produire son impression exacte et certaine comme tout isolé qu’à la condition d’avoir sa place nécessaire dans le tout complet, et cette place, je la lui assigne, conformément au plan que j’ai conçu, en même temps qu’à « la mort de Siegfried ». Dans ces deux drames quantité de rapports nécessaires n’ont figuré qu’en récit ou même ont été laissés à l’imagination de l’auditeur ; tout ce qui donne à l’action et aux personnages de ces deux drames leur signification extraordinairement saisissante et féconde a dû s’effacer à la représentation et n’être présent qu’à la pensée. Or, d’après la conviction intime que je viens de former, une œuvre d’art et par suite, le drame seul ne peut produire son plein effet, que si, dans ses moments importants, l’intention poétique est révélée complètement aux sens. Il faut donc que je présente mon mythe tout entier dans sa signification la plus profonde et la plus étendue sous les traits les plus nets que l’art puisse donner ; il faut que tout être sensible et sans prévention puisse comprendre l’ensemble grâce à ses organes perceptifs car à ce prix seulement il peut se pénétrer des moindres détails. Il me reste donc encore deux moments principaux de mon mythe à représenter et tous deux sont indiqués dans le jeune Siegfried : le premier dans le long récit que fait Brünnhild après son réveil (acte iii), le second dans la scène entre Alberich et le Passant[4] au 2me acte, et entre le Passant et Mime au 1er  acte. Ce n’est pas seulement la réflexion de l’artiste, mais c’est aussi le sujet merveilleux et extraordinairement fécond pour la représentation que m’offraient ces moments eux-mêmes, qui m’a décidé ; tu n’auras pas de peine à t’en rendre compte si tu envisages ce sujet de plus près. Figure-toi l’amour singulièrement funeste de Siegmund et de Sieglinde ; Wotan dans le rapport très mystérieux qu’il a avec cet amour ; puis, après sa rupture avec Fricka, le furieux empire qu’il exerce sur lui-même, lorsqu’il sacrifia à la coutume et qu’il décrète la mort de Siegmund ; enfin la merveilleuse Walkyrie, Brunnhilde, lorsque devinant la pensée secrète de Wotan, elle brave le dieu, et est châtiée par lui, figure toi ce trésor d’émotions tel que je l’indique dans la scène entre Wotan et la Wala (Erda) puis, plus longuement dans le récit indiqué plus haut, et tu comprendras que ce n’est pas seulement la réflexion mais surtout l’enthousiasme qui m’a inspiré mon dernier plan. Ce plan porte sur trois drames : 1o  la Walkyrie, 2o  le jeune Siegfried, 3o  la Mort de Siegfried. Pour donner le tout complet, il faut à ces trois drames un grand prologue : l’Enlèvement de l’Or du Rhin.

Le prologue a pour objet la complète représentation de tout ce qui touche cet enlèvement, l’origine du trésor des Niebelungen, le rapt de ce trésor par Wotan et la malédiction d’Alberich, faits racontés dans le jeune Siegfried. Par la netteté de la représentation rendue possible par ce moyen, toutes les longueurs, tout ce qui tient du récit est resserré et présenté sous une forme concise ; en même temps je gagne assez d’espace pour renforcer de la manière la plus saisissante l’enchaînement des différentes parties de l’ensemble. Tandis qu’avec la représentation à moitié épique d’autrefois il me fallait tout affaiblir.

Ici R. Wagner décrit toute la première scène de l’Or du Rhin, la pureté de l’or, sa puissance pour celui qui renoncerait à l’amour, les jeux et les grâces des Mixes, la tentation d’Alberich, sa rage, sa malédiction de l’amour et le rapt de l’or. Il ajoute, déjà maître de son idée créatrice d’un théâtre spécial : Il faut que la représentation de mes drames des Niebelungen ait lieu à l’occasion d’une grande fête organisée spécialement dans ce but. Il faut qu’elle se déroule en trois jours consécutifs à la veille desquels on donnera le prologue. Un fois que j’aurai réussi à faire jouer mes drames tous ensemble, on pourra d’abord rejeter le tout, puis donner à volonté les drames isolés qui devront former des pièces indépendantes, mais en tout cas il faudra que l’impression produite par la reprépsentation complète que j’ai en vue ait précédé les représentations partielles.

C’est tout le plan et le programme de Bayreuth, réalisés seulement en 1876 !


Avant de terminer cette lettre si importante dans l’historique de l’œuvre wagnérienne, Wagner dit encore à Liszt :


Mon frère, je te livre le poème de mon jeune Siegfried tel que je l’ai conçu et exécuté, tu auras bien des surprises, tu seras frappé de la grande simplicité de l’action et du petit nombre de personnages, mais figure toi cette pièce représentée entre la Walkyrie et la mort de Siegfried, drame dont l’action est plus compliquée, cette pièce sylvestre, avec sa solitude juvénile fera, j’en suis certain, une impression neuve et bienfaisante.

Albisbrann, 20 novembre 1851.
R. W.


À présent je me suis retiré à la campagne et je me sens de meilleure humeur, aussi ai-je repris goût au travail ; l’ébauche de toute ma tétralogie des Nibelungen est complètement achevée et dans quelques mois les vers le seront aussi. Alors je ne serai plus que musicien exclusivement car cet ouvrage sera sans doute mon dernier poème et j’espère ne plus refaire le métier d’écrivain.

Après demain vous aurez Tannhæuser : bonne chance ! Salue l’Impératrice de toutes les Russies[5], j’espère bien qu’elle m’enverra une décoration ou au moins de l’argent pour voyager en Italie où j’ai tant envie d’aller. Dis-le lui donc, car à présent on jette facilement les ducats par les fenêtres…

Zurich, 29 mai 1852.
R. W.


Je travaille assidûment et compte avoir terminé dans 19 jours le poème de ma Walkyrie. Ma Walkyrie est splendide. J’espère pouvoir te soumettre tout le poème de la tétralogie bientôt. Je ferai la musique très facilement et très vite, car elle n’est que l’exécution d’une œuvre déjà achevée.

10 Juin 1852.
R. W.

La semaine dernière j’ai achevé mes nouveaux poèmes pour les deux Siegfried, mais je dois retoucher les deux pièces antérieures, le jeune Siegfried et la mort de Siegfried car il est absolument nécessaire d’y faire des changements considérables. Le titre complet est : L’Anneau du Niebelung : solennité dramatique en trois jours et une veille. Veille, l’or du Rhin ; premier jour la Walkyrie ; deuxième jour, le jeune Siegfried ; troisième jour, la mort de Siegfried. Quel sera le sort de cette œuvre qu’est l’expression poétique de ma vie et de tout ce que je suis, de tout ce que je sens ? Il m’est impossible de le prévoir, mais ce qui est certain, c’est que, si l’Allemagne tarde à me rouvrir ses portes, s’il faut que je reste ainsi sans aliment, sans stimulant pour mon existence d’artiste, alors l’instinct de la conservation animale me poussera à renoncer pour jamais à l’art ! Où irai-je pour subsister ? je l’ignore mais je ne ferai pas la musique des Niebelungen et seul un homme sans pitié pourrait me demander de rester plus longtemps l’esclave de mon art.

Zurich, 9 novembre 1852
R. W.


À ces angoisses découragées le noble et fidèle Liszt répond par une longue et ardente lettre criant courage, courage au triste exilé de Zurich :

Où en es-tu de tes Niebelungen ? Quelle joie ce sera pour moi d’apprendre à connaître ton œuvre par toi-même. Pour l’amour de Dieu, ne te laisse pas détourner de ton entreprise et continue hardiment à forger tes ailes ! Tout est éphémère, la parole de Dieu seule est éternelle, or la parole de Dieu se révèle

dans les créations du génie.
(À suivre).

  1. Ébauché dès 1848, le poème complet de l’Anneau du Nibelung parut (tiré à cinquante exemplaires pour les amis de Wagner) en février 1853. La première édition publique parut en 1863.

    La composition musicale de l’Or du Rhin fut achevée en mai 1854 ; celle de la Walkyrie en mars 1856 ; celle de Siegfried, commencée en 1856 et interrompue plusieurs fois fut terminée le 5 février 1871 ; celle du Crépuscule des Dieux en 1872 ; l’ensemble le 21 novembre 1874.

    La première représentation de la Tétralogie eut lieu à Bayreuth du 13 au 16 août 1876 ; la seconde, du 20 au 23 ; la troisième du 27 au 30, chacune commençant un dimanche et se terminant un mercredi. Par ces trois cycles fut inauguré le théâtre de Bayreuth qui reste ensuite fermé pendant six années, jusqu’à la création de Parsifal en 1882.

    L’Anneau du Nibelung a été joué depuis à Bayreuth en 1896, 1897, 1899, 1901 et 1902 et presque sur toutes les scènes allemandes. Il a été exécuté en français, l’an dernier à Bruxelles ; les représentations de Lyon seront les premières données en France.

  2. Correspondance de Wagner et de Liszt : Leipzig, Breitkopf et Hærtel, 1900, 2 vol.
  3. Théodor Uhlig né à Wurzen, en Saxe, le 15 février 1822, mort à Dresde, le 3 janvier 1853 ; depuis 1841 violoniste de La Chapelle royale et ami fidèle de R. Wagner dont il avait été d’abord un violent adversaire : c’est à Uhlig que Wagner confia la rédaction de la partition de Lohengrin pour piano. La correspondance de R. Wagner avec Théodor Uhlig a paru en 1888.
  4. Devenu le Voyageur, der Wanderer.
  5. Alexandrine-Louise de Prusse, née en 1798, mariée en 1817 à l’empereur Nicolas Ier de Russie. En mai 1852 le Tzar et la Tzarine séjournaient à Weimar chez leur beau-frère le grand duc Charles-Frédéric l’ami célèbre de Gœthe.